L'œil pâle

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  • Demain je récupère ton cœur, Maman.

Pierrick se répétait cette phrase, inlassablement, ses ongles griffant ses bras à intervalles réguliers. Les yeux cernés, injectés de sang et les lèvres gercées, il se balançait sur son fauteuil dans des gestes désordonnés, tel un pantin désarticulé à qui l’on aurait grossièrement coupé les fils. Un rire démoniaque jaillit de sa bouche tordue, des intonations graves et aigus résonnèrent dans le salon, puis il pleura à chaudes larmes. Avant de se remettre à rire et à gratter ses membres squelettiques.

Secoué de spasmes, Pierrick se mit debout tant bien que mal et marcha vers la fenêtre. Comme un alcoolique cherchant à ne pas tomber, il avança à tâtons, tituba et se rattrapa à la vieille commode poussiéreuse où trônaient quelques verres remplis d’un fond jaunâtre. Il ouvrit l’un des placards, en sortit un verre à moitié propre qu’il remplit au robinet puis l’avala d’une traite. Ce qui le fit tousser ; sa bouche pâteuse en redemandait encore. Avisant une bouteille de gin encore ouverte, il but cette fois-ci au goulot.

Une barbe mal taillée parsemée de poils blancs, un vieux t-shirt trop grand, un pantalon froissé et des pantoufles qui laissaient sortir des orteils noirs : il avait tout d’un sans-abri. Il avait un toit, un métier, mais depuis que sa mère avait succombé à un cancer du sein agressif que les terribles de séances de chimio et de rayons n’avaient jamais su endiguer, il errait entre quatre murs.

D’un geste malhabile il enleva la crasse accumulée sur la vitre pour jeter un œil à l’extérieur. La nuit desserrait son étreinte ; le jour pointait le bout de son nez pour son plus grand déplaisir. Quelques voitures pétaradaient et une foule compacte commençait à s’agglutiner en direction de la gare. Pierrick les détailla : un vieil homme à la canne branlante, trapu comme s’il avait le poids du monde sur les épaules ; une jeune femme pressée, escarpins et robe moulante, téléphone en main ; un couple qui se tenait la main comme s’ils avaient peur de se perdre ; des enfants, le cartable trop lourd pour eux, qui trainaient des pieds ; un groupe d’étudiants, le sac en bandoulière et l’espoir gravé sur leurs sourires.

Tout ça lui donnait la nausée. Une larme coula lentement, si lentement qu’il la rattrapa sans mal et la goûta. Un goût amer représentant sa vie qui se délitait.

  • Son goût était différent, murmura-t-il à haute voix.

[…]

Des bruits étouffés. Plaintes. Râles. Hurlements. Pleurs.

[…]

Malgré lui, il regarda à nouveau par la fenêtre. Des chiens errants humaient l’air en regardant vers lui, comme s’ils sentaient l’odeur du chagrin et de la folie. Pierrick tapa à sa fenêtre et ils déguerpirent sans demander leur reste.

Au loin, l’horizon se dessinait à travers des taches rougeâtres, qui lui rappelaient étrangement le sol de sa cave. Le soleil se réveillait d’une triste nuit, pleurant sa rosée sur le monde. Pendant un bref instant, il ne voyait plus la réalité, ses yeux semblaient happés par un autre monde.

… prendre… récupérer… fusionner… ta mère

Toujours la même voix éraillée qui lui vrillait les tympans, des intonations qui retentissaient dans sa tête comme les tambours de l’Enfer. Des ordres, des conseils, des promesses ; un fatras de mots ombreux, galimatias lugubre. Pierrick se massa les tempes, regarda la porte du placard entrouverte, puis se ressaisit. Toujours titubant, il marcha vers l’escalier, son pied droit écrasant un cafard qui passait par là.

La pénombre l’accueillit à bras ouvert, la fraicheur ainsi qu’une odeur âcre l’aidèrent à descendre. Pierrick appuya sur l’interrupteur et une lumière tamisée écarta quelque peu les ténèbres. Les marches, tout juste assez larges, étaient recouvertes de poussières. Il se tint aux murs décrépis et continua sa descente vers la cave, les toiles d’araignées s’agrippant à ses cheveux.

Les râles et suppliques devenaient de plus en plus bruyants. Et la voix continuait : … reformer… seul moyen… confiance

Des étagères sur lesquelles étaient entreposés des bocaux encadraient une table en bois. Dessus, une silhouette attachée essayait d’enlever ses liens, en vain.

  • Calme-toi, chuchota Pierrick.

Ces mots figèrent l’homme, qui agrandit les yeux et se débattit encore plus. D’une quarantaine d’années, le ventre bedonnant et les tempes à moitié grises, il savait que son heure était venue, et pourtant il tenta une dernière fois d’arracher ses entraves. Malheureusement pour lui, il n’avait plus la force. Le manque de nourriture et les piqures à répétitions avaient eu raison de son corps.

Il se mit à geindre comme un enfant. Pierrick souriait, tout en enfilant une blouse blanche parsemée de fluides et de sang ainsi que des gants, puis s’en alla quelques secondes, pour revenir avec une petite table à roulette sur laquelle trônaient quelques objets ensanglantés. D’un geste habile, il s’empara d’un scalpel et se rapprocha du malheureux. Les yeux exorbités, celui-ci se débattit encore une fois, avec la rage du désespoir.

  • Calme-toi je t’ai dit, s’énerva Pierrick, en prenant une seringue. Je ne dois pas les abîmer.

Il lui injecta le liquide, ce qui le calma instantanément. Les yeux du prisonnier bougeaient à vive allure, et pourtant ses membres ne répondaient plus.

  • Voilà, c’est mieux.

Tout en sifflotant, Pierrick ouvrit le malheureux de la base de la gorge jusqu’au-dessus du bas-ventre. A chaque centimètre entaillé, la voix dans sa tête lui conseillait d’aller plus lentement. Une fois le sternum totalement ouvert et son patient évanoui, il détailla avec une grande attention l’intérieur, et plus particulièrement ce qu’il cherchait : le poumon droit. Avec une dextérité qu’il n’avait rien à envier aux grands chirurgiens, il l’extirpa en quelques secondes.

  • C’était plus compliqué la dernière fois, se dit-il en se rappelant les longues minutes qu’il lui avait fallu pour extraire le poumon gauche de la petite gamine aux taches de rousseur.

Te dépêcher… dormir… recommencer… bonheur…

L’homme sur la table ouvrit ses yeux embués ; Pierrick reprit son scalpel en main et lui trancha la gorge. Un geyser carmin jaillit pour aller s’écraser sur sa blouse et son visage, un liquide rouge qu’il s’empressa de lécher.

[…]

Une absence, comme à chaque fois. Combien de temps ? Il ne savait jamais. Pierrick revint à lui : il était au-dessus du broyeur thermique, et admirait le corps qui se faisait broyer. Comme à chaque fois, mécaniquement, il enleva ses vêtements, reprit une doucha, mangea un petit quelque chose. La nuit était déjà là, elle avait débarqué sans prévenir et il devait aller se coucher comme la voix lui avait dit.

Instinctivement, il se gratta les jambes, les avant-bras jusqu’à ce que sa peau s’effrite. Son faciès se tordit de douleur, de joie, de tristesse, d’allégresse. Il rigola de plus belle, ses larmes s’accrochant à son sourire carnassier. Puis il rejoignit les bras froids de Morphée, un sommeil agité dans lequel tout n’était que noirceur et violence.

Il errait dans un monde sans couleur, des tas d’ossements à perte de vue, des arbres dépouillés ; des silhouettes marchaient à côté de lui, l’effleurant de leur toucher glacial. Tous les gestes qu’il avait réalisés lui revenaient par flash et il revit les visages des trépassés. Sous l’afflux mortuaire, Pierrick tomba et fut englouti par son noir passé.

Le réveil l’extirpa de la fange dans laquelle il se noyait. Il ouvrit les yeux et la voix l’accueillit.

… aujourd’hui… extraire… complet… heureux…

Une douche rapide sous un jet d’eau tiède, un petit-déjeuner à base de vieilles tartines de pain rassis, un regard vers le placard entrouvert, puis vers son miroir. Le seul reflet qu’il vit était celui d’un trou noir, celui d’abysses immondes.

[…]

Nouvelle absence. Il se trouvait sur le pas de la porte, bien apprêté, la clé dans la serrure.

Pierrick partit donc à son travail. Démarcheur pour une agence téléphonique, il se devait d’être à l’heure pour pouvoir appeler les usagers et les mettre eux en retard à leur travail à base de questions sur les abonnements et autres avantages. Aujourd’hui, c’était son dernier jour, il ne pouvait en être autrement. Quelques mètres lui suffirent pour arriver à la station, juste à temps. Il monta dans le bus bondé et se sentit tout de suite oppressé, comme si tous les regards se tournaient vers lui.

Le claquement d’une paire de chaussures. L’odeur de déodorant bon marché. De chewing-gums. Des conversations sur le mauvais temps, la politique, les jeux vidéo, le sexe, les actualités internationales. Le grésillement d’un mp4, une notification sur un téléphone. Encore le claquement, d’une paire de gants cette fois. L’odeur brûlante du sang, froide de la mort. Des hurlements. Jouissance. Et la voix : pas prendre… pas eux… pas maintenant…

Petit à petit Pierrick revenait à la réalité, une érection mal dissimulée et de la bave aux lèvres. Du revers de la manche il l’essuya et tenta de cacher son sexe tendu. Il ne savait pas ce qui lui arrivait, mais il s’en fichait. Aujourd’hui, il allait enfin retrouver sa mère.

[…]

Le téléphone accroché à l’oreille, Pierrick vantait les mérites de son opérateur d’une voix qui n’était pas la sienne. Il répétait ce qu’il avait appris, ce qui était écrit sur la feuille devant lui. Il ne faisait plus attention à rien, et fut soulagé lorsque la pause du midi arriva.
[…]

Pierrick revenait à la réalité. Les lumières éteintes conféraient à l’endroit une atmosphère lugubre dont il se délectait alors qu’il attendait la sortie de sa patronne. Grande blonde aux ongles manucurés, Marianne faisait partie des femmes sur lesquelles on se retourne dans la rue. Et quand elle se mettait à parler, sa verve légendaire et son timbre de voix sensuel ne laissaient personne indifférent. Elle ferma la porte et fut surprise lorsqu’elle aperçut Pierrick.

  • Oh Pierrick, que faites-vous encore là ? Vous vouliez me voir peut-être ?
  • Oui, je…
  • Une augmentation ? Une demande de congés ? Une invitation à boire un verre ? demanda-t-elle, taquine, un sourire charmant étirant ses lèvres charnues.

Pierrick s’avança, les yeux fixes, la main levée, une rage indéfinissable tordant ses traits ; Marianne recula, un mur la bloqua, le talon de son escarpin gauche se prit dans une fissure du trottoir. Il éclata de rire, lui asséna un coup de poing qui la fit tomber face contre terre.

[…]

De retour chez lui, Pierrick se tenait devant la porte du placard. Encore et toujours entrouverte. Sa main s’approcha lentement de la poignée, mais il se ravisa à la dernière seconde.

Pas maintenant… cave… attend… final...

La voix résonnait dans sa tête comme l’écho d’une plainte assourdissante. Il n’avait qu’une envie : ouvrir totalement le placard et regarder à nouveau, ressentir le plaisir et la peur, ne faire plus qu’un avec l’indicible. L’allégresse de la première fois pulsait encore dans chaque fibre de son corps. Mais pour cela, il devait d’abord terminer ce qu’il avait commencé. C’était aujourd’hui qu’il retrouvait sa mère, et pour cela il devait retourner à la cave retrouver sa patronne, la dernière pièce du puzzle, la plus importante.

Nu, ses bras striés de trainées rougeâtres, il descendit les marches avec une excitation non dissimulée. Pour profiter de l’instant, la voix lui avait conseillé de clore son œuvre dans le plus simple appareil. Et comme à chaque fois, il faisait ce qu’elle lui ordonnait de faire.

Marianne était en bas, attachée sur la table, encore groggy et du sang coulant abondamment de son arcade droite. Avec difficulté, elle ouvrit les yeux et s’aperçut dans le miroir du plafond : totalement nue, des bougies allumées et des mares de sang plus ou moins coagulés parsemaient le sol.

  • Qu’est-ce que…

C’est à ce moment-là qu’elle se rappela le travail, la fermeture, Pierrick et ses yeux fous.

  • Au secours ! Aidez-moi !

Il m’a amené pour un jeu de rôle coquin voir malsain ? Non ! Il m’a frappé ! Il veut me violer, c’est sûr. Je n’aurais jamais dû lui faire comprendre qu’il me plaisait. Il y a des fous partout. Il avait l’air si gentil. Ses pensées se percutaient dans son esprit, elle n’arrivait pas à réfléchir.

  • Ferme ta gueule !

La voix de Pierrick la tétanisa ; il s’approchait. Du démarcheur gentil, affable, bon travailleur, il n’en restait plus rien. Devant elle se dressait un prédateur aux bras décharnés et immondes, un scalpel dans la main droite et une seringue dans l’autre. Dans son regard brillait une étincelle ténébreuse, une folie sans limite. Marianne n’arrivait même plus à pleurer, elle sentait la fin s’approcher et elle ne pouvait rien y faire.

Pierrick tapota la seringue et la fit glisser le long du cou de sa patronne, suivant le tracé de la veine qui pulsait intensément. Alors qu’il allait l’enfoncer, des mots soufflés l’arrêtèrent, des soupirs dans les ténèbres :

Non… doit souffrir… totalement…

  • Pourquoi… Pourquoi vous faites-ça ? dit-elle en espérant gagner du temps.
  • C’est l’œil pâle qui me l’a dit. C’était le seul moyen. Depuis que je l’ai laissé sortir, que je l’ai laissé me regarder.
  • Qu’est-ce qu’il a dit ?
  • Quand j’ai ouvert le placard, il était là et il m’a montré comment retrouver ma maman.
  • Je…

Quelque chose éclata dans son esprit, il ne souriait plus, jeta la seringue contre le mur et abattit son scalpel avec une force démesurée. Marianne hurla si fort que sa voix se brisa et qu’elle se fit dessus. La douleur était si forte qu’elle tomba dans les vapes. Le sang goutait sur le sol et venait se mélanger à la cire des bougies.

Pierrick s’arrêta le temps d’un instant, le temps de contempler son œuvre : le thorax ouvert, les côtes éclatées semblable aux ailes d’un ange déchu. A chaque giclée écarlate, son sexe se tendait de plus en plus. Sa main descendit le long de son corps et il commença à se masturber tout en admirant le cœur battant. De son autre main, il l’enleva.

La dernière pièce du puzzle. Pierrick le huma, le lécha. Un goût d’espoir qu’il s’empressa de chérir et de bercer entre ses mains décharnées.

  • Ça y est, enfin ! Tu vas pouvoir revenir, maman.

Il alla vers un mur sur lequel était accrochée une liste de noms barrés, sauf le dernier. De son majeur, il barra celui de sa patronne. A pas feutrés il continua son chemin vers le fond de la cave et exulta : le corps de sa mère gisait sur son grabat, le thorax complètement ouvert, la peau pendante, les os saillants, des cicatrices et des sutures grossières.

Maintenant… Maintenant… Maintenant…

La voix se faisait plus forte, plus insistante, plus sinistre. En haut, le placard frémissait ; la porte s’ouvrait dangereusement, elle se mit à claquer si fort que la maison trembla. Dans le lacis des ombres funèbres, l’œil pâle diffusait sa lueur spectrale, halo vaporeux qui enveloppa la cave. Les murs se mirent à pourrir et à pleurer des larmes de sang.

Le cœur sur la main, Pierrick s’avança.

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