La chute des pétales

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Je suis fatigué.

Fatigué.

Fatigué.

  • Je n’en peux plus. Pourquoi m’ont-ils choisi ? Moi, un pauvre ermite reclus qui ne demandait rien à personne. Ce poids sur mes épaules est bien trop lourd.

Mes doigts se crispent, écorchent les bras du fauteuil. Les traces s’estompent. Je ne sais toujours pas de quelle matière il s’agit, ils ne m’ont rien dit. Sûrement quelque chose qu’ils ont inventé pour l’occasion. Le dossier craque lorsque je me lève pour faire ma ronde. Tellement de miroirs attendent mon passage ; le monde pressé et anxieux quant à mon jugement se dresse devant moi.

Je traîne mon corps las jusqu’à cette caisse qui me sert de bureau depuis bien trop longtemps. Des tonnes de feuilles jaunies sur lesquelles j’ai apposé l’encre de mes peines, des classeurs usés et une flasque noire. Je l’attrape et bois une lampée du doux nectar qui me fait tenir. Le liquide ravit mes papilles, j’émets un gémissement d’aise tout en me rappelant le jour où ils sont venus me voir.

***

Les feuilles cessent de tomber, les animaux se figent. La porte s’ouvre pour laisser passer plusieurs silhouettes indescriptibles desquelles sourde une lumière sombre. Un flamboiement si intense que je ne peux regarder. Des voix s’élèvent à l’unisson, sibyllines et caverneuses. Les fibres de mon corps vrombissent.

  • Tu n’as plus foi en l’humanité, Inir. Tu as voulu mourir, nous te donnons l’opportunité de regarder les autres périr. Tu es l’âme idéale pour endosser ce rôle. À partir de maintenant, tu seras un Dernier Témoin. Les populations s’ébranleront sous tes yeux, elles s’abrégeront dans l’hiver et tu devras répondre à l’ultime question : Est-ce la fin pour elles ?
  • Je… Je ne comprends pas. Qui êtes-vous ?
  • Est-ce vraiment important de savoir ? Est-ce nécessaire de connaître les autres ? Et toi, qui es-tu ?
  • Que me voulez-vous ?
  • Que tu sois l’Horloger de l’Apocalypse.
  • Le quoi ?
  • Le monde est une fleur que nous avons façonnée, ton rôle sera de retirer ses pétales jusqu’à ce que la corolle s’étiole et que tout se termine.
  • Tu comprendras. Suis-nous.
  • Attendez ! Vous voulez dire que, d’un coup de baguette magique, je vais pouvoir éradiquer une civilisation, la plonger dans les ténèbres ? J’aurais les pleins pouvoirs, murmuré-je tout sourire.
  • Ou la sauver, oui. Mais ne t’en fais pas, tu ne seras pas seul. Vous serez deux.

Une silhouette se matérialise devant moi : un bellâtre aux yeux océan qui équilibre parfaitement la peine dans mon regard. Sur sa chemise lisse pend un long collier Peace & Love.

  • Voici Nilo. Il sera ton acolyte.
  • Laissez-moi partir ! crie le nouvel arrivant, le regard hagard. Je ne veux pas voir le monde s’effondrer. Je ne veux pas voir la souffrance ! Les humains sont foncièrement bienveillants ! Ils aident…

Ses mots s’égratignent dans l’oubli, je ne l’écoute plus. Il est mon exact opposé. Je serais le Jugement Dernier, quoi de plus grisant ? Je sens une énergie nouvelle m’envahir. J’aspire déjà à ce travail avec ferveur et excitation. Lui n’est qu’un prisonnier que l’on torture.

  • Pourquoi est-il là ? J’ai tenté de mettre fin à mes jours et je ne crois plus en l’humanité. Mais lui ? Il aime la vie, ça se voit.
  • Il nous fallait LA contradiction. Ensemble vous prendrez les bonnes décisions.
  • Comment ?
  • Vous verrez des personnes. Vous serez les personnes.

***

Je tourne la tête vers Nilo, avachi dans l’immense canapé rouge. Il sourit comme toujours, ses rides autour des yeux sont comme un affront à mon extrême misanthropie. Je ne lui parle plus depuis longtemps. Sa bienveillance, ses idées immaculées me font vomir. C’est tout juste si l’on s’échange un simple regard.

Mais il ne se lève pas. C’est mon jour de chance !

La clé de pendule recouverte de frimas grisâtres dans la main, je m’avance vers le centre de la pièce où trône une immense fleur omnicolore, sa corolle infinie en décomposition. Plus que quatre pétales avant que ne sonne le glas de l’humanité. J’en salive déjà. Dire que sans Nilo, tout serait déjà terminé.

Il végète. Parfait ! Il ne sera pas là pour retarder l’apocalypse.

Je slalome entre les Miroirs du Monde et aperçois d’innombrables scènes de vie. Comme tous les jours, nous devons assister à quatre événements. Deux chacun, bien sûr. L’histoire de balance et d’équilibre qu’ILS nous ont imposée par le passé. C’est donc moi qui vais décider du sort de l’humanité, moi seul. Comme ILS nous l’ont expliqué, il faut peser le pour et le contre. Je vais donc devoir faire son travail. M’immiscer dans ses miroirs de moments heureux, de bons sentiments. Ressentir l’amour, l’amitié, la bienveillance, le don de soi. Quelle plaie !

J’aimerais m’en passer et tourner l’Horloge de l’Apocalypse une bonne fois pour toutes, mais leur corbeau est revenu et nous guette. Il reflète leurs yeux, leurs oreilles et parfois leur voix. Hugin et Munin réunis. Aujourd’hui, le rapace se contente de nous regarder. J’entends ces quelques mots dans le lointain : « Vous devez faire votre travail jusqu’au bout, n’oubliez pas votre devoir. » Puis plusieurs phrases apparaissent dans l’air, des lettres dorées qui agressent mes yeux et laissent une trace ponceau sous mes paupières abîmées.

Croasse le rapace à la peau de nuit qui

Orne la fine branche dans l’éther.

Rayant l’air de ses pattes affûtées, il

Balafre l’obituaire, compose le repos des âmes

Et s’envole dans l’empyrée satinée.

Arrivé au plus haut des cimes, des larmes coulent de ses yeux

Usés, et il croaille sur son devoir funéraire.

Je souffle.

J’avance vers le premier miroir.

La surface mouvante se trouble et filtre une lumière éblouissante.

Je gémis. Encore un moment bienveillant qu’aurait dû vivre Nilo.

J’inspire puis entre.

Conserves, fruits, viandes congelées… Les tables en sont recouvertes. Je tourne la tête et m’aperçois que je ne suis pas seul. Une dizaine de personnes souriantes s’échangent des amabilités. Elles s’affairent autour de la nourriture puis les donnent à des personnes aux sourires éteints. Un vrai panel d’hommes et de femmes dans le besoin : une maman qui peine à tenir ses trois enfants, un homme aux habits troués qui ne sent pas la rose, un étudiant qui n’ose lever les yeux…

Un homme usé arrive devant moi et me tend un papier. Ses mains sont caleuses. Il porte encore son pantalon de travail.

  • Est-ce que ça vous dérangerait de nous mettre un yaourt en plus, s’il vous plaît ? Pour ma petite dernière…

« Jamais. Dégage de là ! Pourquoi aider les gens. Ça rapporte rien ! Je l’ai trop fait par le passé et lorsque j’allais mal, personne n’a levé le petit doigt. Comme on dit, fais du bien à un baudet, il te remerciera par un pet. Donc, ton yaourt tu peux te le… » C’est ce que je voudrais dire, mais je ne peux pas. Lorsque l’on entre dans un miroir, on doit jouer le jeu. Les mots nous viennent mécaniquement, pas besoin de les penser.

  • Bien entendu, répliqué-je en lui tendant un pot saveur fraise. Prenez aussi ce petit gâteau. Mais ne dites rien.
  • Merci beaucoup, monsieur. Merci, vraiment.

Je n’ai même pas le temps d’oublier la bonté qui vient de me gangréner que l’étudiant approche, le regard toujours cloué sur le sol graisseux. Il me tend son papier et murmure :

  • Bonjour. Pourrais-je avoir une ou deux barres de céréales en plus s’il vous plaît ? J’ai des examens toute la semaine qui arrive et…

« Et ? Je suis pas l’Abbé Pierre, bordel ! Tu veux de la bouffe, tu prends ton courage à deux mains et tu vas taffer après tes cours, rien de plus simple. Quand on veut, on peut. » Là aussi les mots ne sortent pas malgré mon irrépressible envie.

  • Tiens, chuchoté-je en lui déposant trois grosses barres au chocolat dans sa main tremblante.
  • Un grand merci.

Je m’extirpe de ce miroir, les membres engourdis et un pincement au cœur. Cette sensation, je ne l’avais plus sentie depuis des dizaines d’années. Je me secoue, encore sali par la bienveillance que je viens d’endurer. Je prends le stylo et commence à noircir les pages : « Il reste encore des gens qui aident leur prochain, des associations créées dans le but de ne pas laisser les plus démunis sans rien. Tout faire pour abattre les murs du chacun pour soi... En même temps, les gens font le bien pour avoir bonne conscience. Regardez cette suédoise qui dit vouloir sauver la planète alors qu’elle roule en 4x4 ! Elle a juste peur. Pas d’action, que de la réaction. Pathétique… ».

Et bla bla bla et bla bla bla ! Je brode sous le regard inquisiteur du corbeau. Nilo, lui, n’a toujours pas bougé, mais je vois que sa tête s’affaisse.

Le miroir à ma droite m’appelle. Je tends les mains et me laisse aspirer.

Les gouttes de pluie glissent sur ma peau et s’infiltrent sous mon masque. Je regarde mes mains fripées, l’une d’entre elles tient un sac à main. Je trifouille à l’intérieur et trouve un miroir de poche couvert de fleurs de sakura. Mon reflet me renvoie l’image d’une personne âgée, asiatique, totalement effrayée. Des hurlements retentissent derrière moi :

  • Viens là ! Tu nous échapperas pas ! Ta putain de race a amené le Covid, tu vas le payer !
  • On va te baiser ta mère, sale chintok !
  • Ben nan, mec, réfléchis un peu…
  • Euh…
  • Fais un effort, abruti.
  • Ouais, t’as raison ! On peut pas du coup. On fait quoi alors ? On l’encule, elle ?
  • Non plus ! Qu’est-ce que t’es con !
  • L’étrangler alors ?
  • C’est leur peuple de jaune qui a ramené cette merde ici, faut pas la toucher. Combien de fois je vais devoir te l’expliquer. Rappelle-toi les autres.
  • On va la tabasser ?
  • Voilà. Avec nos belles battes de baseball qu’on désinfectera après.
  • Mais pour faire quoi ?
  • Putain, tu saoules, ducon. Ferme-là et cours.

Je halète. Mes larmes coulent. Je dois accélérer.

Mon cœur bat à cent à l’heure. Ils se rapprochent, je le sens. Une quinte de toux me fait ralentir. Je trébuche. Ils sont sur moi. Les coups pleuvent. L’orage brise le ciel. Mes côtes se brisent. Le tonnerre gronde.

Je ne vois plus rien, le sang m’aveugle. Je rampe jusqu’à réussir à m’extirper.

Je suis par terre et me relève difficilement. Mon corps roué de coups ressent encore les stigmates. J’attrape le stylo, me force à me calmer.

« Le monde est pourri, la violence se trouve à tous les coins de rue. La bêtise humaine n’a aucune limite. L’Homme est foncièrement cruel. Il est difficile d’endurer cela, mais c’est la réalité de tous les jours. Construire ou démolir, faire le bien ou le mal, l’un des deux est toujours plus facile, plus inhérente à l’espèce à laquelle je suis malheureusement rattaché… ».

Bourdonnement, vibration dans l’air : l’un des miroirs m’appelle. Je vais devoir vivre une expérience traumatisante de bons sentiments. Encore ! La substance de la psyché est douce ; à contre-cœur, je me laisse happer.

Pleurs, coliques, odeur de talc dans l’air. Et merde, je suis un marmot. Me dites pas que je suis dans une famille aimante où ils vont plier au moindre de mes caprices. Peut-être qu’avec un peu de chance l’un des deux voudra tester le syndrome du bébé secoué. Toute bonne famille aura à un moment des dérives, ce n’est qu’une question de temps. Les gens sont haineux, ne jamais l’oublier !

  • Ouiiinnnn ! Ouiiinnn ! (Fait chier, je suis en train de me faire dessus !)
  • Qu’est-ce qu’il y a, mon petit sucre d’orge ?

L’archétype de la maman dépassée, mais qui fait bonne figure : le teint pâle, les cheveux collés par mon vomi je suppose, les yeux boursoufflés et les vêtements tâchés. Elle me regarde comme si elle allait me dévorer d’amour. Me salit de ses bisous, de ses caresses. Je tourne la tête et l’observe. Une autre femme, mais avec la peau resplendissante, un décolleté phénoménal, une bouche pulpeuse. Une célibataire quoi. Voilà pourquoi elle essaie de se faire bien voir. Le paraître avant tout. Une fois que son amie sera partie, elle me laissera mariner dans ma couche remplie, c’est sûr.

Une porte s’ouvre. Un grand échalas apparaît, costume cravate sur un pantalon lisse comme mes fesses. Son regard revolver me transperce, mon repas remonte ; remugles d’avoine dans l’air. Je vois sa folie. Il la cache lorsqu’il aperçoit l’amie de sa femme – qu’il reluque avidement – et offre son beau sourire d’apparat. Un masque, comme tout le monde.

Le temps passe ; je m’endors.

La porte claque ; l’allumeuse est partie.

Ma fin peut commencer.

En effet, à peine le bruit des talons de la belle évaporé, l’homme s’approche vers moi.

  • Ouiiinnnn ! Ouiiinnnn ! (Mais non, tais-toi putain ! J’ai pas envie de me faire frapper, j’ai encore le souvenirs des deux débiles qui courraient après moi).
  • Qu’est-ce qu’il y a, mon amour ? Je suis là !

Ses mains se tendent vers moi ; il m’enlace.

Qu’est-ce qu’il se passe ? Ah non, j’en peux plus des câlins ! C’est pas comme ça que c’est censé se passer. Je sais qu’une fois parti de ce corps, ce sera différent. Du genre : Il me secoue ; je pleure. Il me gifle ; je ne pleure déjà plus.

Me voici revenu devant l’Horloge de l’Apocalypse. À bout de souffle. Je sens encore les baisers et les mots d’amour glisser sur moi. Je m’époussette, prend à nouveau le stylo : « L’amour est ce qu’il y a de plus beau. Le regard des parents sublimait la vie du petit. Mais je suis sûr que c’était une question de temps avant que l’un des deux ne devienne fou face à ses pleurs incessants. Et ce masque que les gens portent lorsqu’ils ne sont plus seuls. À trop en porter, ils s’oublient et c’est là que tout dérape ».

Le point apposé, une autre vibration m’interpelle. Je regarde l’Horloge et ses quatre pétales toujours présents. Bientôt, ils s’étioleront et je pourrai partir. Le corbeau ne croasse plus, mais se rapproche dangereusement de Nilo. Je dois faire vite.

Je saute dans le dernier miroir, celui qui décidera de quel côté tournera la clé.

Murs noirs. Mains attachées. Une table. Un homme.

Le dégoût dans son regard ; malgré moi je souris.

  • Et tu souris ? Après vingt-six meurtres ! Si ça ne tenait qu’à moi, je te mettrais sur la chaise et basta ! Je prendrais mon pied à te pendre haut et court, espèce de raclure.
  • Que puis-je faire pour vous, inspecteur ?

Ma voix mielleuse le pique, mais il se retient.

  • Où sont les autres ? Tu as avoué vingt-trois meurtres. Où sont les trois autres ?
  • Qui vous dit qu’il en reste trois, « inspecteur » ? Peut-être que j’ai adoré violer le petit Hector et l’enterrer dans son propre jardin. Peut-être que j’ai pris mon pied à décapiter la belle Anaïs à la sortie de son solfège pour ensuite la mettre dans la benne à ordures. Peut-être…

Je n’ai pas le temps de poursuivre que ma tête part en arrière. Il ne tient plus, m’assène une droite. Je crache une dent sur la table, le sang coule. Je pourrais continuer, mais je dois me dépêcher, le rapace doit se rapprocher de Nilo.

La mâchoire douloureuse, je réussis difficilement à m’extraire de cette scène.

Le corbeau est à quelques centimètres du fauteuil sur lequel gît mon acolyte.

J’attrape le stylo et noircis mes dernières pages. Si facile.

« Et voilà, la vraie nature humaine : faire le mal. Les ombres sont en chacun de nous et très souvent elles l’emportent et nous submergent. La méchanceté prend plusieurs formes, elle a plusieurs degrés d’intensité et de cruauté bien sûr, mais cela n’empêche que l’Homme est diabolique. Si un fruit pourri tombe au pied de l’arbre, d’accord, mais si la quasi-totalité est malade, il faut couper l’arbre. »

C’est ce que je vais faire.

Je me précipite vers le corbeau et lui plante la clé de pendule dans le dos. Le temps se fige un instant et un cortège ombreux de hurlements retentit. Ses yeux révulsés semblent me juger une dernière fois. Puis il disparaît dans une volute de fumée diaphane.

ILS vont arriver. Je me dépêche, trébuche, m’égratigne. Du sang perle de mon front meurtri et va se mêler à celui de Nilo.

On dit que deux gouttes d’eau se ressemblent, mais qu’en est-il de deux gouttes de sang ? Je vois que nous sommes pareils, finalement ; juste nos idées qui divergeaient. Juste des émotions différentes et une vision du monde qui nous est propre.

ILS arrivent ; le sol tremble.

Je me relève, cours vers l’Horloge.

ILS sont là ; mon corps se raidit.

Je … dois … y … arriver

J’y suis. Ce moment tant attendu.

Je gémis, ris, puis tourne la clé.

L’Horloge pleure. Les pétales tombent.

ILS hurlent.

Je tourne les yeux. Les miroirs se brisent.

Libre ! Enfin.

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