Les corridors du temps

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Nuit noire.

Les ombres l’entourent et leurs mouvements ténébreux dansent sous ses yeux. Son corps transi tremblote ; une cacophonie pulse sous son crâne. Des réminiscences de sa vie apparaissent sous ses paupières et laissent une trace ponceau qui lui brûle la rétine. Des souvenirs brillants comme des étoiles mortes se chevauchent, un maelström émotionnel agresse son esprit fatigué.

Silence absolu.

Charlotte vient de rendre son dernier souffle, allongée sur son lit d’hôpital. Après une longue vie bien remplie, son corps s’éteint et son âme surgit de son enveloppe charnelle pour rejoindre l’Après.

Froid glacial.

— Où est-ce que je suis ? demande-t-elle, désorientée.

— Là où tout le monde termine, répond une voix sibylline venue de nulle part. Tu es dans les corridors du temps.

— Les quoi ?

— Un espace prévu pour l’Après, un lieu où trois choix s’offrent à toi.

— Qui êtes-vous ? D’où me parlez-vous ?

— Je suis le mystère de l’invisible et je suis partout.

— Qu’est-ce que… ? Je dormais dans mon lit et …

— Et ?

Un silence morne déblatère des mots abscons à ses oreilles, un chuintement l’irrite alors qu’elle cherche quoi dire. Soudain, une illumination.

— Et j’étais attachée et mourante. Ça y est, ça me revient ! L’Alzheimer qu’ils disaient, cette putain de maladie. Ils m’avaient attachée parce que je devenais dangereuse aussi bien pour moi que pour les autres résidents.

— Tu es libre maintenant, Charlotte.

— Libre… À quoi bon briser ses chaînes pour se retrouver seule ? La liberté n’est qu’une illusion dissimulant la réelle solitude.

Hagarde, Charlotte sent la colère monter. Elle est morte, abandonnée par ses rares amis. À l’hôpital, plus personne ne venait la voir décrépir et perdre sa lucidité et son intelligence. Sa famille ? Annihilée. Son fardeau était celui de voir celles et ceux qu’elle aimait périr. Cent-douze ans… Si elle avait su qu’elle vivrait aussi longtemps et qu’elle survivrait à tout son entourage, elle n’aurait pas signé.

— Ah, la vie, quel cadeau empoisonné ! Un présent qui n’a pas de futur, souffle-t-elle. J’ai passé ma vie à…

Elle s’arrête, la bouche sèche et une boule dans la gorge. Les mots se mélangent et ne sortent plus. L’Alzheimer n’aurait donc aucune fin ? Ses yeux embués de larmes s’ouvrent et se ferment lorsqu’une lueur apparaît devant elle et illumine l’endroit. La mine renfrognée, elle regarde ses mains striées de rides, ses doigts boudinés et sa robe d’un blanc immaculé. Délicatement elle touche son visage parcheminé et marqué par la vie, sa bouche tordue par des années de souffrance. Comme dirait son fils, parti avant elle, son corps est « blessuré » par les expériences. Son éternel petit a été emporté par une leucémie foudroyante. Dix-sept ans… Personne ne devrait avoir à enterrer son enfant, personne. Dans ses derniers jours, il n’arrêtait pas de répéter que, s’il y avait une puissance suprême, un être omniscient, un créateur, celui-ci était un « bat’Art », un enfoiré capable de façonner les humains mais incapable de les rendre bons et immortels. Un marionnettiste ayant perdu l’envie de s’occuper de son ouvrage et délaissant les fils de l’existence qu’il avait lui-même sculptée.

— Merde ! J’avais oublié tout ça, fit-elle, ses larmes se mêlant à son rire. Comment ?

Enrubannée d’un halo vaporeux et mue par une intuition, elle se rend compte que son pied touche une marche. Lentement, Charlotte recule. Son souvenir se délite et ne devient plus qu’un mirage mémoriel. Mentalement, elle essaie de rattraper ces images brumeuses, mais rien n’y fait.

Une mélopée chantante et inébriante caresse ses oreilles alors qu’un immense escalier se matérialise. Au loin, une porte omnicolore et gigantesque surplombée d’un dais recouvert d’écritures vaporeuses. Des rais lumineux jaillissent de chaque enluminure et viennent lécher le corps frêle de Charlotte. Une chaleur agréable l’enrobe et, le temps d’un instant, elle se sent vivante. L’appel de la porte lointaine se fait de plus en plus insistant. La tension monte et ses doigts viennent entortiller ses cheveux auburn. Un tic qu’elle a depuis sa plus tendre enfance.

Ses yeux verts parcourent chaque centimètre de ce lieu inconnu et s’arrêtent sur deux chemins bien distincts, deux layons terreux composés de gravier noir et blanc. Alors que la mélodie de la porte chante ses accords les plus délicieux, elle avise les endroits qui viennent d’apparaitre et lui compriment la cage thoracique.

À droite, une forêt aux arbres tors et aux feuilles décomposées. Le sol grouille de vers parsemés de bubons purulents et les animaux paissent une herbe cramoisie. Des nappes de tourbe entourent la Sylve déjà défigurée. Une brume opaque tourbillonne au-dessus d’un puits sans fond éructant des cantilènes macabres. Difficilement, Charlotte réussit à détourner le regard.

À sa gauche, un océan sans fin. Une onde noirâtre crachant des bulles acides sur laquelle flottent d’innombrables poissons aux écailles boursoufflées. Un esquif délabré à la dérive semble l’appeler alors que des morceaux d’arcasse sourdent des fonds marins. Des silhouettes caligineuses tentent d’attirer son regard en chuchotant des promesses et en l’enjoignant de s’approcher.

Des lettres se forment alors dans son esprit.

Une phrase.

Une voix.

Ces endroits te mèneront à la Fin, totale et définitive.

Elle connait le timbre et les intonations, mais le flou total persiste. Sa mémoire périclitante l’excède. Le vague souvenir qui lui était revenu en touchant la marche suffit à la faire avancer et à oublier ces endroits crépusculaires. Toute sa vie, les gens n’ont cessé de lui répéter inlassablement d’opter pour la lumière, en toute circonstance. Drapée de sentiments inconnus, Charlotte grimpe alors les marches iridescentes tel un automate. Elle veut retrouver ce souvenir, le chérir à tout jamais.

Qui sait quand cela se terminera ?

La fraîcheur embrasse ses pieds nus et fripés alors qu’elle débute sa montée. La porte magistrale, similaire à un frontispice artistique, happe son attention. Ses muscles auparavant atrophiés retrouvent de leur vigueur. Sa hanche déboîtée, ses canaux carpiens détruits, sa cataracte bien avancée ou encore son cholestérol crevant le plafond, tout est oublié. Fringante comme jamais, Charlotte respire à plein poumons. Enfin.

Un flash aveuglant.

Un nouveau souvenir.

Les premiers pas de son bébé, Chris.

Ses premiers mots.

Elle revoit la prunelle bleutée de ses yeux malicieux lorsqu’il faisait une bêtise et tentait de rester dans les bonnes grâces de sa maman adorée. Sa faconde n’avait aucune limite lorsqu’il s’agissait de se défendre et de se dédouaner quant à ses bêtises d’enfants. Elle se rappelle ses gimmicks : tête baissée, claquant des chaussures et s’excusant après avoir cassé la fenêtre de la cuisine. Comment résister à ce minois adorable ? Comment refuser quoi que ce soit à cette bouille à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession ?

Une larme perle alors qu’elle tente de réprimer un sanglot. La tristesse s’empare de chaque fibre de son corps. Charlotte monte de nouvelles marches et une décharge électrique la foudroie sur place. Une myriade de pensées l’assaille et retrace sa rencontre avec son mari et père de son enfant.

Une soirée entre amis des plus banales.

Quelques shots de tequila en trop.

Plusieurs danses lascives et une fin en apothéose à l’arrière de la voiture de Morgan.

Cet étalon à la peau d’ébène responsable de ses plus intenses orgasmes et de ses fous rires les plus mémorables. Parti trop tôt, à l’âge de cinquante-six ans des suites d’un cancer de la prostate particulièrement virulent, il reste son premier, son dernier, son tout.

Elle se souvient de l’achat de leur maison, une grande bâtisse à la porte rouge et au jardin luxuriant.

Les déboires économiques.

Les prêts à foison.

Les grandes discussions le soir au coin du feu emmitouflés dans une couverture en laine.

Tout passe devant ses yeux ébahis.

— Il adorait aller couper du bois dans la forêt. Je me souviens qu’une fois la cheminée avait recraché des vapeurs noirâtres et que l’alarme anti-incendie s’était déclenchée. Je me souviens les voisins appelant les pompiers alors qu’on était à l’étage, faisant l’amour avec passion et tendresse. Ah ! Et les visages des soldats du feu lorsqu’ils nous avaient retrouvés dans une position des plus suggestives. Morgan était si amusant, il aimait se définir comme quelqu’un de « rigodrôle ».

Son sourire s’étire jusqu’aux oreilles, suivi d’une grimace amère. Se rappeler du bon temps et savoir qu’il n’est plus et ne reviendra jamais est une douleur sourde qui s’agrippe et ne nous lâche jamais. La nostalgie, ce poison, cet élan du cœur perdu, ne cesse de distiller ses pensées insidieuses et ses facéties insupportables. À contre-cœur, Charlotte continue son ascension lorsque l’air se trouble et qu’une cloison épaisse apparaît devant elle. Ses doigts tremblants viennent l’effleurer et une douleur innommable brûle ses entrailles et lui arrache de sombres hurlements. Elle se remémore chaque moment de tristesse, de détresse.

Son doudou préféré terminant à la poubelle.

Le harcèlement scolaire causé par sa timidité et son look de première de la classe.

Ses premières peines de cœur.

Les piques acides de son patron lorsqu’elle mettait une mini-jupe.

Le licenciement abusif.

La mort des membres de sa famille…

— Je ne veux plus voir ça ! crie-t-elle. Je ne veux plus ! Ces souvenirs me brûlent. Je veux effacer tout ça.

— Non.

— Non ? Mais qui êtes-vous à la fin ? Pourquoi je ne pourrais pas faire table rase du passé et ne garder que les bonnes choses ?

— C’est comme ça, Charlotte. L’encre du passé te permet d’écrire ton présent et d’imaginer le futur. Si tu oblitères quoi que ce soit, tu n’es plus toi. La joie et le chagrin, l’extase et la douleur, nous devons tout garder en mémoire. L’existence n’est pas manichéenne, le Bien et le Mal te construisent. Jamais l’un sans l’autre.

— Mais … je suis morte. Je dois pouvoir faire ce dont j’ai envie. Je dois pouvoir décider de l’Après.

— Non.

Le mur se désagrège soudainement et Charlotte, excédée, souffle un bon coup et accélère le pas. Les muscles de sa mâchoire tendus, elle tente de chasser les pensées noires qui l’assaillent, les réminiscences amères lui rongeant les entrailles. À chaque enjambée, des images lui parviennent, d’abord troubles puis distinctes. Comme vues par un prisme déformant, les reliques sensorielles lui amènent un sentiment de déjà vu alors qu’elles ne lui appartiennent pas.

— Je ne suis pas censée voir ma vie défiler ou quelque chose du genre ?

— Ce que tu vois ici ne sont que les souvenirs de tes autres vies, de tes autres toi et…

— Je vais donc revivre sans me rappeler mes existences précédentes, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas tout à fait ça. Le monde est composé d’une pléthore d’univers parallèles au tien.

Froid glacial.

Alors que la voix voilée continue de lui expliquer les tenants et les aboutissants de la situation, les notions philosophiques ou encore les qualités intrinsèques des mondes, Charlotte n’écoute plus. La porte n’est plus qu’à quelques mètres. Son chant l’enivre. Une sorte de sérénade délicieuse, une ode ensorcelante qui s’intensifie. Puis…

Silence absolu.

Cette absence de bruit qui véhicule une sensation de plénitude, d’ataraxie la plus totale. Ses doigts ne tremblent plus lorsqu’elle touche et pousse délicatement la porte. Les glyphes magnifiquement dessinés s’illuminent et…

Nuit Noire.

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