PROLOGUE

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Arkan, 21 juin 1530

  La pluie battante n’avait pas fini d’entamer toutes les parcelles de mon corps quand nous entrâmes dans la taverne. Elle nous avait surpris alors que nous arpentions la ville de Coriande, à l’Ouest d’Arkan, sous un ciel éclairci bien que tacher de nuages. Cette pluie avait manqué à mon voyage dans le Nord, qui fut aussi long que menaçant. Perdu au milieu des montagnes, je faillis à plusieurs reprises rester ensevelit sous deux mètres de neige alors que j’ignorais encore comment survivre dans des conditions extrêmes comme celles-ci. M’est avis qu’un homme du Sud doit rester dans le Sud, s’il ne veut pas voir sa vie défiler devant ses yeux en tremblant de froid les os complètement gelés.

Sur le palier de la porte, je me fis la promesse de ne plus quitter ce pays qui m’avait porté depuis ma plus tendre enfance, et au sein duquel on trouvait la pluie par hasard, certains jours d’été. Une pluie épaisse et forte qui, au moins, avait le mérite de ne rester que quelques heures, voir emoins, et d’aller visiter ailleurs.

  En ce jour, la taverne était si pleine que n’importe quel homme sensé aurait cherché asile en d’autres lieux, ou bien se serait contenté de la pluie comme amie, quitte à finir trempé jusqu’aux os. Je n’étais pas un homme sensé et, en outre, je ne me considérais pas comme un homme, mais comme un garçon qui traînait trop longtemps dans les rouages de l’adolescence. Il était pourtant temps d’en sortir, car en ce vingt-et-un juin 1530, je fêtais dix-neuf ans, et c’est la raison pour laquelle j’étais revenu en ce jour précis dans le pays de mon enfance. Cette taverne allait sans doute suffire à me divertir, bien qu’elle n’atteigne jamais la renommée des bouffons du château. Pourtant, nul besoin de faire un pas pour apprécier un bon spectacle qui se déroula, au grand plaisir de tous, en plein centre de la taverne. On trouve des spécimens particuliers en ces lieux chargés de femmes et d’alcool, mais je n’en n’avais jamais vu qui ait tant la tête de l’emploi que cet homme là. Le crâne chauve, les dents cassées et jaunes, les lèvres fendus par une cicatrice qui s’étalait jusqu’à son front, il se dressait de toute sa hauteur par-dessus un autre homme, aussi petit que lui était grand. À terre, il se protégeait le visage de ses mains tremblantes qui n’avaient pas suffi à préserver son nez de la fracture ; une fontaine de sang colorait déjà sa bouche et son cou.

- Tricheur ! hurla le géant.

Puis d’un geste brusque il attrapa l’autre par le col de son chemisier et se dirigea vers la porte devant laquelle j’étais planté. Sans hésitation, je fis un pas de côté. Le chauve me passa devant comme si je n’existais pas et jeta le malheureux dehors en grognant, avant d’entrer de nouveau, le crâne mouillé par la pluie. Son regard fit le tour des spectateurs et lorsqu’il se posa sur moi, j’esquissais un sourire. Ce gars-là, mieux valait l’avoir de mon côté car même nu comme Eve face au serpent, il aurait fait fuir un ours.

La foule se dispersa très vite et le brouhaha reprit son chant habituel, mélange de fausses notes et de bruits incommodants. Je me décidais enfin à rejoindre mes compagnons de route qui avait l’air d’avoir bataillé afin de trouver une table, la plus éloignée et la moins éclairée pourtant.

- Warrin est parti nous chercher des bières, m’expliqua Avold en levant la voix pour que je l’entende.

- Il va se faire écraser par la populace.

- Faut bien lui apprendre à vivre à c’petit ! s’écria Hugon comme s’il s’en faisait un devoir.

Je gardais mon avis pour moi et observais les visiteurs avec insistance. Pas d’œillade vers ma direction, pas de visages surpris ni convoiteurs. J’errais dans l’ombre, sans avoir été reconnu par personne et pour la première fois depuis longtemps, je jouissais de mon anonymat.

- Drôle d’endroit pour un jour si particulier !

Ernaut aimait les lieux illuminés, pleins de spectacles et de fanfares tels que les cirques ou les balles. Depuis peu, je préférais la sobriété.

- Cela me convient parfaitement, mais si tu préfères, nous pouvons retourner sous la pluie.

- Pour être mouillé comme un chien ? Non merci.

Je haussais les épaules sans dire un mot. Il y avait des jours où les gens ne m’étaient guère familiers. Ces jours-là, j’avais envie d’être seul, mais comment dire à neuf personnes que leur présence me gênait, alors même qu’ils me suivaient par choix, non par obligation. Cela les aurait fait fuir, et j’étais bien obligé d’admettre que, sans certains d’entre eux, sûrement n’aurais-je pas eu loisir de me poser la question.

Lorsque Warrin se présenta avec nos chopes, accompagné d’une jeune serveuse qui n’avait pas l’air tout à fait à son aise, je bus la mienne d’une traite.

- Je veux jouer ! m’exclamais-je en reposant mon verre vide si fort que j’en fis trembler les leurs, encore pleins.

Sébaste me lança un regard désapprobateur mais peu m’importait l’avis d’un muet. Je l’ignorais et tournais le dos à tous mes compagnons, qui m’avaient regardé vider ma choppe avec surprise : je détestais l’alcool.

Dans la taverne je dus jouer des coudes pour me frayer un chemin vers les tables de jeux, et je ne pus m’empêcher de penser qu’il scierait grandement au tavernier qu’il pleuve tous les jours. Pourtant, parmi tous les gens sur lesquels je posais les yeux, aucun ne me semblait de haute naissance et certainement avaient-ils l’habitude de traîner dans la boue. Du moins, c’était l’image que je me faisais des gens du peuple et l’odeur de chien mouillé qui flottait dans la pièce ne m’aidait pas à penser autrement.

Chaque lieu de rencontre possède ses propres tables de jeux et celui-ci comblait en tout point mes attentes, car je ne tardais pas à me faire une place au sein de l’une des parties déjà commencées. Deux hommes bataillaient en lançant les dés l’un après l’autre, déplaçant leur pion. Il avait été décidé que je prendrais le gagnant.

- Que pariez-vous, au juste ? demandais-je afin de savoir si j’avais la capacité de surenchérir - ce dont je ne doutais pas un instant.

- Celui qui perd paye la bière ! s’exclama le vieillard à ma gauche.

J’osais espérer que je mourrais avant cet âge, de cause naturelle ou de meurtre peu m’importais. Jamais, au grand jamais, je n’accepterais de devenir aussi immonde que ce type-là, dont il manquait la moitié des dents. Sa peau avait l’air de se craquer au moindre de ses mouvements et ses yeux étaient voilés d’une couche opaque que j’avais déjà vue quelque part sans pour autant me rappeler où. Mais je n’eus pas le temps d’y réfléchir plus longtemps car l’autre répliqua :

- Et c’est toi qui vas payer l’grand-père !

Le deuxième participant me regarda droit dans les yeux et se pencha par-dessus la table, éparpillant les pions au passage. Je détournais le regard.

- Eh mon p’tit gars ! C’est à toi de jouer maint’nant ! hurla-t-il à mon visage.

Il avait l’air aussi bête que le chien de chasse qui court derrière les odeurs sans savoir ni pourquoi, ni pour qui.

- On s’connaît ? demanda-t-il en tournant légèrement sur sa chaise pour essayer de capter mon regard. Jamais vu des yeux pareils, mais j’sais que j’vous connais mon p’tit.

Quelques secondes avant, il employait la deuxième personne du singulier pour me désigner. Les gens d’en bas, quelle bande d’abrutis…

- Non, je ne pense pas. Veuillez m’excuser.

En d’autres circonstances je n’aurais jamais fui, mais quelque chose de bien plus brillant avait attiré mon regard. Si cet homme me trouvait familier, j’avais moi aussi détecté quelque chose, et certainement bien plus connu à mes yeux que moi aux siens.

Autour de l’une des tables de jeux, un homme portait à sa ceinture une dague aussi belle que dangereuse. Elle faisait contraste avec ses habits noirs, comme s’il avait voulu que tout le monde sache qu’elle était là. Il arborait de longs cheveux sombres, une barbe entretenue à la manière des nobles et une mâchoire si carrée que l’on aurait pu la confondre avec les dés. En somme, il avait le même visage que l’une de mes connaissances non-amicales. Mon cœur se mit à battre bien plus fort dans ma poitrine et je sentis une étrange sensation se répartir tout le long de mon corps, la même que lorsqu’on se rend compte qu’on a perdu quelque chose à laquelle on tient. En quelques secondes seulement je me fis bousculer trois fois, sans jamais quitter des yeux cet homme que j’avais envie de transpercer de mon épée. Je traversais la distance qui nous séparait avec la ferme intention de trouver les réponses aux questions qui me torturaient l’esprit depuis bientôt un an.

- Je parie cent pièces d’or que je l’emporte.

Les trois hommes de la table se tournèrent vers moi avec le même visage étonné et surpris et il me sembla un instant que je m’étais trompé de personne. Pourtant, ces yeux bleus qui me fixaient ne m’étaient en rien inconnus et j’avais la certitude de me trouver devant un coupable.

- C’est une bien grosse somme que vous avez là jeune homme, se moqua l’un des hommes dont je n’avais pas vu le visage.

Je me tournais vers lui et pour la première fois depuis que je l’avais aperçus, je lâchais enfin des yeux cet inconnu qui ne l’était pas vraiment.

- Laissez-moi jouer et elle sera peut-être à vous.

D’un signe de main l’homme qui m’intéressait fit comprendre aux deux autres que le jeu en valait la chandelle. Il me tendit les dés et désigna une chaise vide sur laquelle je m’asseyais.

- Avant de jouer, qui nous dit que vous avez ces pièces ?

L’inconnu familier se pencha sur la table pour plonger ses grands yeux bleus dans les miens et je sus alors que j’étais le seul de nous deux à ignorer l’identité de l’autre. Je n’étais plus surpris qu’on me reconnaisse mais j’avais cru bien faire en couvrant ma tête de cette capuche qui me gênait plus qu’elle ne me cachait. La famille royale était connue pour ses cheveux blonds, à tel point que certains prétendaient que cela venait de la lumière de Dieu. D’autres en revanche pensaient que la Reine était la sœur cachée du Roi, et ce depuis des générations, d’où le fait que nous n’ayons jamais été bruns. Sottises sur sottises, à mon goût nous n’étions que des gens riches qui ne trainaient pas dans la boue, car même le plus blond des paysans pouvait être brun. En temps normal je ne m’en plaignais pas car j’avais cette chance d’être unique, mais en plus d’être blond, j’avais cette couleur d’yeux que je n’avais jamais vue sur un autre que moi : mélange de bleu et de marron.

- Je ne joue pas avec les princes.

- Vous auriez tort, répliquais-je en sortant la monnaie.

Ma bourse se déversa sur la table dans une sonorité qui n’était pas pour déplaire aux gens pauvres. Beaucoup d’entre eux se tournèrent vers nous pour admirer le tas de pièces d’or qui s’amoncelait sur la table. Si les sentiments se lisaient sur le front, on aurait pu lire « jalousie » presque partout.

- Je pourrais appeler les gardes. Vous n’avez pas autorisation de pénétrer dans ce pays. Arkan ne vous appartient plus, prince déchu.

Les deux autres semblaient vouloir se jeter sur l’or pendant que mon adversaire faisait preuve d’un calme révoltant. De mon côté, j’avais l’apparence d’une mer d’huile mais à l’intérieur, la tempête faisait rage. J’aurais tué tous ceux qui m’appelaient ainsi juste pour les faire taire. Un sourire étira ses lèvres et révéla des dents presque parfaites que j’eus envie de casser une par une. Cependant, serrant les poings, j’adoptais un comportement tout à fait diplomatique. L’une des leçons de mon père me revint en mémoire : « personne, pas même la femme d’un roi, ne doit savoir ce qu’il ressent en vérité. Il ne doit rien laisser paraître, ni ses forces ni ses faiblesses car elles sont trop faciles à utiliser contre lui ».

- Certes. Appelez-les donc, et perdez les cent pièces d’or qui s’étalent sous votre nez. Ce n’est pas le choix que je ferais mais il vous appartient.

Son regard se perdit un instant dans la contemplation des pièces. À mes yeux ce n’était rien de plus qu’un matériau rare qu’on avait façonné en petits palets ronds. D’autres faisaient bien mieux et arrivaient à créer de réelles œuvres d’art, telles que des pendentifs d’une extrême finesse ou bien des bagues comme celle que je portais au cou. Le bijou se balançait au bout d’une chaîne, elle-même constituée de ce matériau précieux, et représentait à mes yeux tout ce qu’il y avait d’important sur cette terre et, à lui seul, la raison pour laquelle cette vie valait la peine d’être vécu.

- Très bien.

Me tirant de mes pensées, il dégaina de sa ceinture la dague qui avait à la fois le goût de la jouissance et celui de la vengeance.

- Vous pariez cent pièces, je parie bien plus.

L’arme portait en effet tant de diamants qu’il était difficile de croire que c’en était une, elle ressemblait davantage à un élément de décoration qu’à un outil au service de la faucheuse. Puisque toutes les belles choses sont d’or, le manche ne faisait pas exception, et par-dessus ce fin manteau les diamants brillaient sans éblouir. Autrement dit, cette dague était l’équilibre parfait entre la beauté et l’extravagance. On ne pouvait pas se permettre de la sortir à toutes les occasions, mais elle pouvait servir plus régulièrement que certaines autres qui n’étaient faites que pour plaire et pavaner devant quelques individus de haut rang. Si elle avait l’allure qu’il faut pour être accrochée sur le mur d’une chambre royale, elle n’en restait pas moins aussi dangereuse que l’épée qui pendait à ma ceinture, forgée dans l’acier le plus solide connu du continent. Rien ni personne ne semblait pouvoir arrêter sa lame aussi aiguisée que la hache d’un bourreau et pour rien au monde je n’aurais voulu être sa cible.

- Elle vous plaît ?

Visiblement, je devais la lorgner de près.

- Quel inconscient ne serait pas charmé par cette lame ? rétorquais-je en jetant un œil aux deux autres hommes qui, bien plus que moi, avaient l’air hypnotisé par l’objet.

Son sourire dévoila des dents blanches et alignées, avec un défaut cependant : l’une de ses canines chevauchait légèrement les autres.

- Combien vous a-t-elle coûté ? demandais-je.

Son regard changea, aussi vite qu’était apparu la pluie qui nous avait surpris. Il n’avait pas levé la main de son arme, comme s’il avait peur qu’on la lui vole, et je trouvais cela bien légitime.

- À moi elle ne m’a rien coûté, dit-il enfin en plongeant ses yeux dans les miens. À mon frère, elle a coûté la vie.

La haine qui y brillait suffit à me convaincre de ce que je savais déjà. Dorénavant, aucun de nous deux ne menait cette discussion dans l’ignorance car son identité était certaine.

- Je vois. Peut-être pourriez-vous m’offrir plus de détails.

Le bleu de ses iris quitta soudain mes yeux vairons pour enfin se poser sur les deux hommes qui restaient silencieux et en véritables spectateurs.

- Partie remise messieurs, dit-il en se levant, rangeant la dague à sa ceinture.

Il nous tourna le dos très vite et disparut dans la foule, mais je devinais qu’il sortait lorsque je vis la porte de la taverne s’ouvrir sans apercevoir pour autant l’individu qui la passait.

Que représentaient cent pièces d’or pour un ancien prince exilé ? Sans doute pas grand-chose.

- C’est votre jour de chance, dis-je aux deux hommes en quittant la table à mon tour.

Derrière moi j’entendis des chaises tomber, la table se renverser et les pièces voler dans un cliquetis infernal qui eut tôt fait de se noyer dans les discussions éparpillées des villageois. Finalement je me demandais si Coriande n’avait pas plus l’allure d’une ville plutôt que d’un village car pour être si reculé, j’avais plus l’impression d’être dans une fourmilière que dans un nid de guêpes. Sur le toit je n’entendais plus la pluie battante, s’il y avait eu le silence, certainement aurais-je perçus les gouttelettes qui devaient tomber à ce moment. Après l’orage du Sud vient toujours la pluie timide qui annonce le retour du soleil.

Mes compagnons avaient fini leur première bière et entamaient la seconde lorsque je fis signe à Sébaste de se lever pour m’écouter.

- Je dois sortir un moment, on se retrouve sur Antharès.

S’il avait pu parler, certainement m’aurait-il demandé pourquoi. C’est ce que j’appréciais le plus chez mon second car j’étais sûr de n’être ni questionné, ni contrarié. Inutile alors de préciser la raison de son rang à mes côtés…

- N’oublie pas de payer Meryn, lançais-je avant de disparaître dans la foule.

***

  Je fus surpris par la chaleur qui régnait dehors malgré les nuages qui semblaient vouloir écraser la terre. Mon séjour dans le Nord devait avoir détruit ces sensations familières d’étouffement et de bien-être, deux termes qui n’avaient, semble-t-il, rien à faire ensemble et qui pourtant, dans le Sud, se mélangeaient aussi bien que l’amour et la haine.

La taverne se trouvait non loin du port et j’avais cru déceler une légère odeur de mer salée sur l’individu que je recherchais. Je me dirigeais vers le sud avec la ferme intention de questionner cet homme, qui avait un lien trop important avec celui qui avait détruit ma vie.

  Sur les quais des tonneaux et des filets s’amoncelaient telles des cargaisons prêtent à embarquer, mais personnes en vue pour les charger. Quelques oiseaux ayant attendu l’arrêt de la pluie picoreraient les restes de poisson qui se trouvaient entre les mailles. Parmi les bateaux amarrés, un en particulier attira mon attention. Un bâtiment à trois mâts, avec une coque presque aussi solide que la roche et une proue à rendre jaloux les plus beaux navires de guerre sur laquelle était écrit « Antharès ». Ma plus belle conquête, en somme.

- Bressan !

Une voix, au loin, à l’autre bout du port. Au premier coup d’œil je vis un homme vêtu de noir, tenue assortie à ses cheveux longs et sa barbe qui couvrait une partie de son visage. Si ce n’était pas celui que je cherchais alors le destin se jouait de moi, j’en étais certain. Je m’approchais à pas lents, le pommeau de mon épée dans la main droite. Je cru qu’il fuirait, comme précédemment, mais il resta calme, me regarda droit dans les yeux et s’assit sur une caisse en bois. Nous nous trouvions devant son navire car j’avais entendu le dit Bressan répondre « bien capitaine » avant de disparaître sur le pont après les ordres de ce dernier.

- Vous pouvez ôter votre capuche elle est bien inutile, Prince Déchu.

- Lucian.

De nouveau cette dent tordue et ce joli sourire que j’avais envie de briser. Cependant je m’exécutais et d’un coup de main habile retirais mon capuchon. Je devais bien admettre que même s’il n’avait pas connu mon identité, j’aurais fini par la retirer car la chaleur serait venue à bout de ma détermination. Mes cheveux étaient trempés de sueur et mon front perlait.

- Prénom royal en effet, dit-il en jouant avec la dague que je convoitais. C’est ça que vous voulez ?

La lame aurait pu étinceler si les rayons du soleil étaient parvenus à percer les nuages, mais je continuais à penser que seul le noir complet pouvait la rendre fade.

- Pourquoi ? N’avez-vous pas assez d’argent pour en faire forger une similaire ?

- Celle-ci a un passé qui m’intéresse, je veux que vous me le comptiez.

Cette fois j’eus l’impression que son rire était franc. Pourtant, n’importe quelle autre situation m’aurait plus amusé que celle-là. Mon visage était à découvert, en plein milieu d’un port où le plus con des abrutis pourrait me reconnaître et - Coriande étant assez petite sans être minuscule - appeler des gardes qui se feraient une joie d’exécuter les ordres du Roi et de m’arrêter pour avoir traversé la frontière d’un pays qui fut autrefois le mien. Autrement dit j’avais l’irrépressible envie de me comporter comme un lâche et de faire l’autruche, ou de remettre ma capuche et perdre ma crédibilité.

- Vous connaissez parfaitement son passé, cessez de me prendre pour un imbécile !

Mon cœur se mit à battre si fort que je l’entendais même dans mes tempes. L’idée que j’approchais du but m’excitait et m’effrayait à la fois et à cet instant, j’aurais voulu hurler jusqu’à ce que même le Roi puisse m’écouter alors qu’il se trouvait à l’autre bout du pays.

- Je ne suis pour rien dans la mort de votre frère, ni même dans la tentative d’assassinat du Roi, et j’ai besoin de votre aide pour le prouver.

D’abord je lus l’incompréhension dans son regard, lorsqu’il fronça les sourcils et pencha presque la tête, tel un chien à qui on donne un ordre qu’il n’a pas appris. Mais très vite j’y vis de la curiosité et il se leva pour s’approcher de moi. Désormais nous étions deux hommes discutant sur un quai, et le premier venu aurait pu croire que nous débattions sur la marchandise.

- Alors vous n’êtes pas celui qui a donné ces dagues à mon frère en guise de paiement ?

- Je ne savais même pas qu’il y en avait deux.

Pour tout dire, j’avais même eu du mal à croire que celle ayant servi à l’assassin se soit retrouvé entre ses mains ; la dernière fois que je l’avais vu, elle était entreposée sur l’un des murs de la salle du trône. Pour calmer mon cœur, je pris une grande bouffée d’air. Geste inutile car l’adrénaline circulait en moi comme le sang dans mes veines et, s’ajoutant à mon mal-être, la chaleur m’empêchais de réfléchir correctement. Mes vêtements collaient à ma peau chaude et transpirante et mes bottes pesaient lourd à mes pieds. Je n’avais qu’une envie : me trouver à la proue d’Antharès cassant les vagues, pendant que le vent s’emmêlait dans mes cheveux.

- Racontez-moi toute l’histoire, s’il vous plaît.

Par ma naissance, je n’avais pas l’habitude de servir ces formules de politesse. Pourtant j’aurais plié le genou pour que cette discussion se termine et pouvoir me terrer dans ma cabine.

- Mon frère est venu à moi il y a un peu plus d’un an en me présentant sa nouvelle mission. Le prince d’Arkan lui avait fait une demande toute particulière : tuer le Roi.

Il était sur le point de continuer son récit mais je ne me retins pas de poser la question qui me brûlait les lèvres.

- Quel prince ?

- Il n’a pas précisé mais il me semblait évident que c’était vous puisque l’assassinat devait avoir lieu fin juin et que vous auriez atteint votre majorité.

Fin juin. Pourquoi attendre ? Il était évident que ce « prince » me voulait comme coupable, quoi de plus normal pour un héritier de vouloir le trône plus tôt que prévu ? Ils ne sont pas rares ceux qui ont essayé, voire réussi.

- Mon frère et moi sommes d’excellents assassins, nous tuons contre bon prix. Ce meu…

- Si vous êtes si doué, pourquoi s’est-il fait prendre ?

- Mon frère n’aurait jamais pris ce risque-là. Ça faisait partie du contrat, il devait le tuer au couteau. Je lui ai dit que c’était de la folie, qu’il devait renoncer. Mais le prix était si élevé que nous n’aurions plus à tuer qui que ce soit, ni lui, ni moi.

Il s’approcha si près de moi que je pu sentir de nouveau cette odeur caractéristique de la mer qui imprègne les vêtements, mélange de sel et d’algues. La dague se retrouva sous mon nez et je pus l’admirer tel que le pauvre convoite l’argent. Toute chose a ses défauts mais je n’avais jamais rien vu d’aussi parfait. L’affinage de l’or, la découpe des pierres précieuses, l’aiguisage de la lame… même la bague qui pendait à mon cou n’avait pas cette allure divine.

- Deux dagues comme celle-ci. Je n’ai pas eu de mal à croire que c’était un prince qui le lui avait promis. C’est mon frère lui-même qui les a dessiné, qui a choisi les pierres, la couleur de l’or et le matériau de la lame. Elles ont été faites sur mesure, parfaitement équilibrées. Je n’ai jamais cherché à la vendre mais je suppose que si je le faisais, je n’aurais pas de mal à m’acheter un château.

- Sans aucun doute.

Je ne trouvais rien d’autre à dire. Je commençais à comprendre ; un prince assez riche pour payer la fabrication de deux dagues comme celle-ci, avec toute la finesse d’ouvrage qu’elles exigeaient, et les ressources nécessaires pour les orner de diamants, saphir, rubis… Je ne connaissais qu’une seule forge capable d’effectuer un travail pareil et qui se trouve non loin d’une réserve de matériaux précieux qui faisait la richesse d’Arkan : la forge royale. La réserve en question était l’île fortunée dont l’accès était réglementé et réservée aux ouvriers et au Roi… et à ses fils. Or je n’y avais pas mis les pieds depuis une éternité.

- Je vous ai tout dit. Maintenant à vous de m’expliquer pourquoi mon frère est mort et a donné votre nom lors de son procès.

- Il est passé par la fenêtre de la chambre royale en pleine nuit, parce qu’en ces temps chauds et ma mère enceinte, elle était ouverte. Vous vous doutez bien que pour en sortir c’est plus compliqué, surtout quand on a les gardes au cul. Son échec d’assassinat repose sur la même raison : ma mère dormait très mal à cause du bébé.

À l’autre bout du port je vis mes compagnons traverser la planche d’Antharès un par un et disparaître sur le pont. J’aimais à croire que mon absence était la cause de leur départ de la taverne : à quoi bon fêter un anniversaire sans l’intéressé ?

- Si vous vous demandez pourquoi il a été exécuté, alors c’est que vous connaissez bien mal votre Roi. Quant à mon nom, je vous le répète encore une fois, j’ignore pourquoi il a été prononcé mais je pense commencer à comprendre ce qui s’est passé : un satané complot !

L’assassin rangea précieusement sa dague, fit un pas de côté pour m’éviter et se dirigea vers son navire.

- Je ne peux pas vous aider plus que cela.

Lorsque je me tournais pour protester, il me saluait en joignant le geste à la parole.

- Au revoir, Prince Lucian.

- Non attendez ! dis-je en me précipitant vers son navire. Venez avec moi au château, vous êtes une des pièces du puzzle dont j’ai besoin pour prouver mon innocence.

- Je regrette, j’ai d’autres choses à faire.

Je dus bientôt lever la tête pour le regarder car il foulait déjà le pont de son navire, de ses pas maintenant hautains.

- Et je ne vous dois rien.

Il disparut de ma vue aussi vite que l’orage quelques instants plus tôt ; le soleil commençait à percer les nuages et ne tarderait pas à reprendre ses droits sur le ciel. Je n’avais plus qu’à prier que la justice se contente d’un puzzle inachevé.

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