CHAPITRE I

25 minutes de lecture

Arkan, 12 juillet 1530

  Une guerre, au loin, semblait se dérouler entre la mer et les rochers ; l’eau frappait sur les parois épaisses mais aucun son ne parvenait à nos oreilles, seulement les vagues à nos pieds qui se retournaient sur elles-mêmes avant de s’évanouir sur les graviers et le sable.

Autour de moi les paysans et les marchands avec lesquels je m’étais mélangé en cachant mon dégout faisaient preuve de plus de patience que j’en étais capable, alors même que j’attendais ce moment depuis un an. En outre, quelques minutes de plus n’auraient pas dues suffire à me mettre dans des états pareils. Nerveux et sur le point d’hurler au monde ma frustration, je m’efforçais de penser à autre chose.

La presqu’île où se dressait le château qui semblait dominer à la fois Arkan et la mer était inatteignable et le sujet de mes injures il est vrai, mais elle n’en restait pas moins la plus belle chose que j’ai jamais vue, au même titre que la dague qui me valait ce voyage jusqu’ici. Ce n’était pourtant rien de plus qu’un tas de roches mais le château qui s’y encrait était un lieu très convoité et apprécié des plus grands hommes. Nul besoin, alors, de parler de ceux qui vivent dans des maisons en pierres et très mal isolées où l’on dort au milieu des chèvres. Là, il ne s’agit plus de convoitise, mais de rêve éveillé.

J’avais cette sensation qu’il avait tout vu et tout créé tant sa carrure était impressionnante. On aurait dit qu’il se tenait au centre du monde, perdu au milieu de la mer comme si on l’avait juste posé là, d’où son nom connu de tout le continent : Château-Noyé. Pourtant il suffisait d’attendre cinq heures pour que ce charme s’efface et laisse place à un monument abandonné au milieu du sable mouillé et des flaques.

Mais à cet instant – où mon impatience me poussait à décrire chaque courbe de l’architecture – la mer participait à sa beauté unique. Château-Noyé n’avait pas besoin de ressembler entièrement à un château fort car sa position le rendait difficilement prenable tant par la mer que par la terre. Dans les deux cas il fallait que l’attaque se déroule dans les plus brefs délais car la marrée à tôt fait de jouer des tours. En outre, en dix-huit ans de vie à l’intérieur, je n’avais jamais vu une bataille et les récits de mon père me poussaient à croire qu’il n’y en n’avait pas eu depuis des lustres.

Bref, ce château était le mariage parfait entre le fort et la résidence royale. Les remparts qui l’entouraient n’avaient pas l’allure de simples défenses, et servaient également à définir ses contours droits, dans un matériau qui avait l’air de défier le temps et l’eau sans perdre de sa pureté originelle. Vu d’ici c’était comme si rien ne pouvait l’atteindre et qu’il lui était impossible d’être souillé. La vérité c’est que le Roi était tant soucieux de son image qu’à quelques marrées basses bien choisies, du personnel était chargé de nettoyer les murs afin que ce qui arrive aux tirants d’eau des bateaux ne se passe jamais sur son château. Si j’avais dû attribuer un mot à ce lieu, je l’aurais clarifié d’intemporel.

De notre position sur le continent nous pouvions sans mal apercevoir les côtés les plus exposés des ailes gauches et droites de la bâtisse, ainsi que la structure centrale au fond de la cour qui abritait la famille royale, la salle du trône et bien d’autres pièces dans lesquels je n’avais certainement jamais mis les pieds. Nous pouvions également dépeindre les toits en ardoise qui s’entremêlaient tel un puzzle dont nous étions incapables de définir quelle pièce allait avec laquelle. Même au sein de la cour j’avais parfois eu du mal à en discerner le découpage, et je me demandais souvent quelle magie abritait les peintres pour réussir avec tant de détails à reproduire ce château sur toile. Il faut dire que j’étais bien maladroit avec un pinceau et de l’encre, et pas de meilleur niveau avec une plume même en m’efforçant de reproduire les traits fins que l’on m’avait enseigné lors de mes cours d’écriture. Je me souvenais parfaitement les moqueries d’Alix, dont la calligraphie pouvait être jalousée par les plus vieux copistes. Sans doute avait-elle mieux suivi les indications de Dacien, dont la voix et le regard sans vie en faisaient le parfait cliché de l’enseignant ennuyeux à qui l’on peut échapper en courant assez vite sans pour autant s’essouffler. Pour autant je n’avais jamais vu Alix fuir quelconque enseignement. Elle était le genre de personne qui rêve de découvrir le monde mais qui, attaché à un lieu de par sa naissance, se contente des livres, des cartes et des récits pour voyager dans son lit. Je l’admirais pour cela – une raison parmi tant d’autres –, car bien que deux ans plus jeune que moi, elle avait toujours su m’apprendre les choses que j’ignorais et qui faisaient de moi un prince cultivé et apprécié pour ses enrichissantes conversations.

Instinctivement mes pensées me poussèrent à empoigner la bague qui pendait à mon cou. Je te la rends très bientôt…

Ce simple geste suffit à m’éveiller de ce rêve où les gloussements d’Alix raillaient mon écriture. Devant moi les marchands poussaient leurs chariots et tir aient les ânes et les chevaux qui disparaissaient derrière des tas de marchandises bien empilées. Sébaste, un peu plus loin dans la marche, me faisait signe d’avancer et, me retournant, je pus remarquer que presque tous les autres avaient traversé et que je me retrouverais bientôt dernier. Je n’avais pourtant pas l’impression d’avoir vogué à mes idées si longtemps et selon moi la mer aurait dû être un peu plus haute qu’elle ne l’était.

À mes côtés je pu constater qu’Avold respectait le plan en tenant les rênes de deux chevaux de trait autant chargés l’un que l’autre. Lui non plus n’avait pas dû remarquer le changement de hauteur d’eau car il semblait très occupé à chuchoter à l’oreille des animaux comme s’ils avaient été nerveux. S’ils avaient dû l’être, je n’aurais pas eu de mal à croire que c’est Avold lui-même qui les mettait dans cet état.

- On y va, dis-je en rangeant mon collier dans ma chemise délabrée et tâchée.

Jetant un œil autour de moi je pus constater que tout se passait comme prévu car mes compagnons étaient dispersés dans la foule et avaient l’air, tout comme moi, de parfaits marchands en quête d’un bon butin. En effet le marché hebdomadaire qui se déroulait au château attirait les moins pauvres des paysans qui avaient non seulement de quoi payer les étals et les animaux pour les transporter, mais aussi le voyage jusqu’ici, au plus à l’est d’Arkan. Cela n’empêchait pas les plus pauvres de se rendre eux aussi en ce lieu pour échanger monnaie ou autres choses contre de quoi manger et se vêtir, et c’est avec ceux-là que je me confondais aujourd’hui. J’avançais au pas, mes bottes usées s’enfonçant dans le sable en ajoutant les traces de mon passage à celles des nombreuses autres. En ce mois de juillet le marché frôlait sa fréquentation maximale car les nobles de la cour ne se rendaient au château qu’en ces beaux jours d’été où il faisait bon vivre en mer. Bien évidemment, aucun d’eux n’avait besoin de ces marchandises mais beaucoup – surtout les femmes – se plaisaient à arpenter les étals, observant les jolies choses et offrant le sous aux plus démunies. Autrement dit, chacun y trouvait son compte et cela faisait la fierté du Roi.

La grande porte des murailles ne filtrait personne en ce jour particulier et tous ceux qui avaient traversé l’isthme avec moi s’infiltraient dans la cour comme autant de fourmis dans une fourmilière. Me fondant parfaitement dans le décor, je me sentis aussi à l’aise que lorsque je pouvais fouler les pavés sans me cacher sous une capuche. Pourtant, parmi les fourmis, j’avais l’impression d’être la sauterelle.

- Si ce soir vous n’avez aucune nouvelle, partez sans moi, de toute façon ils ne vous laisseront pas attendre la prochaine marée.

Avold me lança un regard plein de curiosité dans lequel je pouvais lire mille et une questions mais il n’en formula qu’une seule.

- Qu’est-ce que tu risque si tu échoues ?

- Honnêtement, je n’en n’ai pas la moindre idée, répondis-je avant de disparaître dans la foule.

  La forge royale était placée près des écuries et bien évidemment, tout au fond de la cour. Pendant ce trajet qui me parut une éternité je pris grand soin de ne regarder personne et les seules choses qui apparurent à ma vue furent les pavés centenaires et des bottes dont j’ignorerais pour toujours les propriétaires. J’étais certain d’avoir croisé plusieurs gardes et j’aurais même su dire où ils se trouvaient et en quel nombre. Je n’étais plus à ma place entre ces murs mais j’avais la sensation d’être exactement là où je devais être. Ce sentiment de familiarité me donnait l’impression d’être invincible et dans un élan de toute-puissance j’aurais presque pu découvrir mon visage. C’est ce que me dictait mon instinct. Mais cet instinct était aussi celui qui conseille la fuite devant le danger et je n’étais pas de ce genre-là : bien trop attaché à mon ego. Je décidais donc de rester sourd à ses protestations et à l’approche de la forge j’avais réussi à m’enfermer dans une bulle dans laquelle seul mon objectif prenait vie.

  À cette heure de la journée les visiteurs n’avaient pas encore pris place devant le spectacle qu’offraient les forgerons, car si la majorité des paysans savaient fondre l’acier, aucun n’était capable de le façonner si bien que ceux qui se trouvaient devant moi. Les nobles les plus riches payaient une fortune pour leurs armes et une partie des bénéfices allaient directement dans les caisses du Roi. Une partie seulement, et c’est pourquoi ce savoir-faire n’avait jamais quitté ces murs.

  La partie visible de la forge était un endroit ouvert mais l’on pouvait parfaitement deviner qu’à l’arrière se cachaient tous les matériaux nécessaires que demande l’acier capricieux. Certainement s’y cachait-il également ce pour quoi j’étais ici mais les ouvriers qui s’attelaient à la tâche et qui s’excitaient en tout sens me dissuadèrent bien vite d’y mettre les pieds. Il régnait une chaleur étouffante que même celui qui ne ressentait rien pouvait deviner par l’eau dégoulinant de tous les corps. Un grand gaillard s’amusait à nous rendre sourd en tapant sur ce qui devait être destiné à devenir un casque au service de l’armée, pendant qu’un autre, chargé comme un bœuf, ramenait des marteaux et des pinces qui avaient l’air de peser plus lourd que moi. On aurait dit que le concours d’entrée de cette forge reposait uniquement sur la taille et la corpulence : aucun d’eux ne me dépassait moins d’une tête. C’est pourquoi quand le plus gros s’avança vers moi avec son tablier prêt à exploser, j’eus un mouvement de recul non désiré.

- Le marché commence dans une petite heure, revenez plus tard.

Il avait la voix d’un ours, grave et rocailleuse. Pourtant, à y regarder de plus près, c’était peut-être celui qui m’inspirait le moins la fuite. Sa barbe ne couvrait qu’une partie de ses pommettes rondelettes que j’imaginais sans mal rougir à l’approche d’une jolie fille. Mais peut-être que c’était sa ressemblance avec Sébaste qui m’inspirait ces sentiments amicaux. Non pas qu’il était son portait craché – mon compagnon avait déjà quelques kilos en moins –, mais ils avaient les mêmes grands yeux noisettes et expressifs dans lesquels on pouvait lire tous les mots du monde.

- Je dois voir votre registre des ventes.

Il me parut soudain beaucoup moins amical.

- Je vous demande pardon ?

- Le registre des ventes. S’il vous plaît.

Cela faisait deux fois en trop peu de temps que j’obligeais ma bouche à prononcer cette phrase humiliante. Deux fois que j’avais été dans la peau de celui qui supplie.

Il s’approcha si près de moi qu’il lui suffisait désormais de tendre le bras pour m’étrangler. J’ignorais pourquoi j’avais cette idée en tête mais elle m’était bien trop désagréable.

- Je vous connais ?

De dos, n’importe quel blond à capuche pouvait passer inaperçu. De face aussi, quand on n’avait pas le visage du Roi et des yeux bicolore.

- En effet.

De toute façon il ne me laisserait jamais entrer seul et je doutais grandement pouvoir m’en sortir contre cinq ou six gars armés, d’autant plus que notre combat perdu d’avance me vaudrait dans la seconde l’arrivée des gardes. Je n’avais pas réellement prévu de découvrir mon visage mais cette issue n’avait rien d’inattendu. Disons que j’en aurais préféré une autre bien moins risquée.

À peine avais-je retiré ma capuche que le gros lard – je l’appelais comme cela car il n’avait plus rien de sympathique – fit mine de hurler.

- Gar…

Je ne sais pas quelle folie m’avait poussé à plaquer ma main sur sa bouche. Il n’y avait évidemment aucune chance qu’elle y reste plus d’une seconde et j’aurais pu m’éviter le désagrément de retrouver mon bras dans un angle qui, si gros-lard forçait encore un peu, me vaudrait un aller simple dans les pommes.

- Garde ! C’est le prince déchu ! hurla-t-il sans que j’aie pu articuler le moindre mot.

Je n’aurais jamais pensé que la loyauté des forgerons soit aussi élevée que celle des soldats de mon père. D’ailleurs je ne les avais jamais considérés comme tels, mais plutôt comme des chiens à qui on donne des os quand ils ont fait un bon travail. J’aurais tout aussi bien pu faire la même chose avec Sorën qui m’attendait de l’autre côté de la mer.

En quelques instants je me retrouvais cerné par une dizaine d’hommes armés alors que j’avais le bras coincé entre les mains de gros-lard. Je n’étais pas du tout à mon aise et il m’aurait été bien moins difficile, à ce moment, d’écouter mon instinct car non seulement ces épées dirigées vers moi me gênaient, mais en plus les regards des visiteurs pointés sur moi avaient le don de me mettre à nu. En d’autres circonstances, j’aimais le regard des pauvres : admiratif. Mais en cet instant je portais les mêmes vêtements qu’on trouvait dans leur coffre et les gardes s’apprêtaient à me traîner devant le Roi, quitte à me pousser avec la pointe de leur arme.

De tous mes compagnons Sébaste était celui qui, bien que privé de parole, avait le mieux réussi à me faire comprendre qu’il désapprouvait mon plan. Cela ne m’étonnait guère ; il était le seul en qui j’avais confiance pour me dire les choses que je n’avais pas envie d’entendre, c’est pourquoi je ne fus pas plus étonné de le voir sembler dire « dommage » quand je passais devant lui pour franchir les portes du château.

***

  À l’intérieur, rien n’avait changé, pourtant je me sentais bien plus petit qu’à l’accoutumée, comme si les murs s’étaient allongés et que l’aire du hall avait doublé. Au-dessus de moi les voutes s’entremêlaient et se confondaient à une hauteur qui me semblait plus élevée que l’an dernier et c’est en les suivant du regard que je pus admirer l’escalier. Il se divisait en deux parties symétriques qui se faisaient face puis se rejoignaient à l’étage, bordées d’une rambarde qui avait l’air d’être sculptée dans la pierre. En soi un escalier n’avait rien d’extraordinaire mais j’avais toujours trouvé celui-ci digne d’une œuvre d’art. Pour la première fois depuis que je jouais à cache-cache avec mes frères et sœur, j’appréhendais ce que j’allais trouver en haut des marches. Pour être tout à fait honnête je n’avais jamais mis tant de temps à les monter et j’aurais eu loisir de les compter au moins trois fois si on ne m’avait pas poussé pour que j’accélère. Je pouvais assurer sans prendre trop de risque que c’était la pire ascension de toute ma vie – et ma vie était loin d’être terminée en cet instant.

À l’étage nous débouchèrent sur le large couloir qui menait par sa droite et sa gauche aux appartements des nobles. En face de nous la salle du trône était gardée par deux hommes armés de lances et de boucliers dont les casques masquaient les visages. J’avais connu plusieurs gardes, de leur nom jusqu’au nombre de leurs enfants, mais je ne connaissais ceux-là ni d’Eve ni d’Adam. Les seuls rayons de lumière qui permettaient de voir où on mettait les pieds provenaient des grandes fenêtres qui encadraient la salle du trône, proportionnelle au château – c’est-à-dire démesurée – par conséquent je n’étais pas absolument certain, de mon côté, qu’ils me soient inconnus, mais aucun signe de leur part ne m’engageait à penser le contraire.

Quelques secondes leur suffit pour comprendre que nous devions entrer dans cette pièce hautement sécurisée.

- Je vais prévenir le Roi, dit l’un d’eux avant de s’éloigner pendant que l’autre poussait la porte.

J’en étais ravi.

  La salle du trône était destinée à accueillir les invités de passage lors des traités de paix par exemple, ou d’anniversaires importants. Mais avant tout, comme son nom l’indiquait, ce à quoi elle servait réellement c’était exhiber le trône pendant les évènements quotidiens comme les audiences ou les jugements, ou plus précisément celui qui s’asseyait dessus. D’un autre côté, il faut dire que ce siège plus orné encore que la robe d’une mariée valait la peine d’être vu pour qui aime les jolies choses. Il avait l’air plus lourd qu’un éléphant tant il en imposait, et le soleil qui filtrait à travers les nombreuses fenêtres lui donnait un effet divin, comme venue d’un autre monde. Je savais de par mon précepteur qu’il avait été sculpté dans le même bois qui avait servi à construire les bateaux qui faisaient la renommée d’Arkan et de son blason.

Mais il n’y avait pas que ce trône qui remplissait la pièce. Sur l’un des murs en pierre les portraits de mes ancêtres se succédaient jusqu’à mon père et il y avait encore de la place pour les futurs Rois d’Arkan dont j’espérais bien faire partie. Sur un autre mur on pouvait admirer certaines conquêtes de ces mêmes Rois, conquêtes allant de l’aileron d’un requin à la couronne d’un ennemi vaincu, en passant par diverses armes dont une m’intéressait particulièrement.

Quand la porte s’ouvrit en résonnant à travers toute la pièce j’eus un sursaut que je tentais vainement de dissimuler avant de me tourner. Le Roi entra en faisant claquer ses bottes sur le sol, la tête haute et les pas assurés comme si le Diable en personne se rendait au purgatoire pour faucher les âmes. C’était l’image que j’avais en tête sans trop savoir pourquoi.

- Lucian, que viens-tu faire ici ?

Il s’approchait de moi à une allure que je trouvais bien trop rapide et je pouvais presque imaginer la faux menacer ma vie. Quand il se trouva assez près pour pouvoir me toucher, une réalité connue de tous sauf de moi m’apparut soudain. Alors que je l’avais nié toute ma vie il me sauta aux yeux que dans un monde sans miroir nous aurions été les seuls à se voir.

- Quel accoutrement !

- Vous m’en voyez navré père, je n’ai pas eu le temps de me rendre présentable, ironisais-je en plongeant pour la première fois depuis un an mes yeux dans les siens.

Glacial. Ils étaient glacials. Le bleu qui les colorait avait toujours eu le don de me mettre mal à l’aise ; il durcirait ses traits comme s’ils avaient été peint une fois mais repassés cent.

Si ma remarque le fit rire un tant soit peu il n’en montra rien et l’ambiance resta aussi tendue qu’elle devait l’être. Je n’eus pas d’autres choix que de me faire à l’idée que je n’étais là que pour négocier, et effacer l’illusion que j’aurais droit à un accueil digne de ce nom. Cela me pinça le cœur un instant et lorsque je voulus m’expliquer, ma voix eut du mal à se frayer un chemin au travers de ma gorge serrée.

- Je suis venue vous offrir la preuve de mon innocence.

Il ne parut pas surpris. Il faut dire que j’avais souvent du mal à discerner ses émotions et c’était là l’une des grandes leçons qu’il m’avait apprises : ne jamais rien laisser paraître. Il passa près de moi sans me regarder et grimpa les marches qui menaient au trône pour creuser davantage l’écart de puissance qui existait entre lui et moi. Nous en étions tous deux conscient.

- Eh bien, où elle-t-elle ? demanda-t-il en caressant l’accoudoir du siège sans s’y assoir.

- Je n’ai pas eu le temps de la récupérer, répondis-je avec un léger regard vers les gardes qui m’avaient mené jusqu’ici.

Là, il s’installa. Je compris tout de suite que j’avais déjà perdu car s’il y avait la moindre chance que ma demande trouve grâce à ses yeux, il serait resté droit pour m’écouter. C’était debout que le Roi d’Arkan offrait ses sentences ; il n’allait même pas se donner la peine de m’en attribuer une.

- Donc, tu n’as rien.

- J’ai besoin du registre des ventes du forgeron. Je suis sûr qu’à votre demande il…

- Pourquoi faire ?

Quand Dieu parle, l’homme se tait. Seul un vrai Dieu savait à cet instant à quel point j’avais envie d’en être un en ce moment.

- La dague qui a servi à vous tuer vient d’ici, et celui qui l’a payé est le véritable coupable.

Je jetais un œil à celle qui brillait sur le mur à ma gauche.

- Je dirais même, celui qui les a payés. Il y en a deux, des jumelles.

Comme il me regardait sans rien dire je pris la liberté de continuer.

- J’ai vu la deuxième aux mains du frère de l’assassin, c’est lui qui m’a tout expliqué. D’après son frère, ces dagues étaient le paiement pour votre assassinat, et je ne vois nulle autre forge capable de fabriquer deux pareilles œuvres d’art.

Le silence qui suivit me donna envie de déserter la pièce, mais j’avais bien pris note que la porte avait été refermée derrière le Roi. Soudain on entendit un long soupir et mon père, enfin, se leva.

- Le problème avec ton histoire, c’est que je sais parfaitement qui a payé ces dagues…

- Je n’ai pas…

- C’est Cassandre.

Je n’avais rien d’un Dieu.

- Cassandre ? Alors vous savez qu’il a tenté de vous tuer et vous…

- Assez ! N’accuse pas ton frère pour une faute qu’il n’a pas commise.

J’aurais tout donné pour comprendre, tout de suite. Mon cœur battait si fort que je crus que mes veines ne supporteraient pas l’afflux sanguin, je me voyais déjà exploser.

- Cassandre a demandé ces dagues au forgeron pour un amour de jeunesse. Malheureusement, cela s’est mal terminé entre elle et lui. Il a donné la sienne, je suppose qu’elle l’a vendu.

Pour lui, l’affaire était réglée ; il commença lentement à descendre les quelques marches qui séparaient les gens normaux de Son Altesse royale.

- Il me l’a avoué le jour même, disant s’en vouloir de s’en être débarrassé sans faire attention aux mains de qui elle finirait.

Je n’y croyais pas. À vrai dire, j’avais du mal à penser que lui-même puisse y croire, lui qui doutait de tout. Lui qui, par doute, avait voulu faire exécuter Sébaste car il avait été témoin de quelques minutes d’un plan d’attaque contre Balone.

- Alors c’est un hasard que la deuxième soit celle du frère de l’assassin ? Père…

- La fille était plutôt jolie, sans doute une autre de ses conquêtes.

C’est à cet instant que j’explosais sous la pression sanguine.

- Je n’arrive pas à croire que vous puissiez être aveugle à ce point ! Cassandre vous manipule, il…

Je suppose que dans toute situation comme celle-ci où deux interlocuteurs mènent, non pas une discussion mais une guerre froide prête à se transformer en véritable bataille, il y a un mot de trop pour faire pencher la balance. C’était le mot de trop.

- Le seul qui m’ais jamais manipulé, c’est toi ! hurla-t-il presque en sautant les deux dernières marches qui me séparaient de lui. Toi qui m’as fait croire, pendant dix-huit ans, que tu étais le fils parfait, l’héritier dont les Rois rêvent pour ensuite me planter un couteau dans le dos en essayant de me tuer pendant mon sommeil !

Il du s’arrêter pour respirer et je n’aurais pas été surpris qu’il fasse une crise cardiaque. Quoi qu’en cet instant j’ignorais lequel de nous deux était le plus apte à en faire une.

- En plus de ça, tu n’as même pas eu le courage de me faire face, continua-t-il en faisant encore un pas vers moi. Tu as payé un assassin, et tu as fait ça pendant la nuit, alors que ta pauvre mère était enceinte de huit mois !

Ce dernier point sembla beaucoup l’affecter. Alors que je ne savais plus comment me tenir ni où regarder, il s’avança davantage tel un prédateur chassant sa proie. Quand sa bouche fut assez près de mon oreille, je l’entendis murmurer des mots qui me glacèrent le sang alors même que je les savais faux.

- Un manipulateur et un lâche, voilà ce que tu es.

Si les mots avaient eu du mal à sortir de ma gorge au début de cet entretien, j’eus bien du mal à déglutir après cette remarque. On aurait dit que j’avalais l’un des diamants de la dague. J’aurais voulu lui dire que cette affirmation était basée sur un évènement dont je n’étais pas l’auteur, comme j’aurais voulu lui dire, quand j’avais dix ans, à quel point j’étais désolé d’avoir gâché la chasse en faisant craquer les branches. Autant de mots qu’ils n’entendraient jamais et cette fois ce ne fut pas parce qu’ils étaient difficiles à prononcer, mais parce qu’il ne m’en laissa pas le temps.

- Hors de ma vue ! m’ordonna-t-il tout en regardant les gardes de part et d’autre de ma personne.

L’ordre fut très vite reçu et je sentis deux mains se poser sur mes épaules. Le prédateur avait enfin chassé sa proie…

- Et ne reviens jamais.

Ce fut la première fois de toute ma vie que malgré ses yeux glacials posés sur moi, je ne détournais pas le regard. Cet échange visuel dura assez longtemps pour que je puisse m’accorder une petite victoire face au lamentable échec que je venais d’essuyer. Je me perdis presque dans la profondeur de ses yeux, comme si je tombais au fond de l’océan tout en voyant le ciel à travers l’eau. Un ciel clair et sans nuage. Si l’on ne m’avait pas tiré pour que j’avance, je me serais noyé.

- Faîtes le sortir par derrière et donnez-lui une barque.

Je savais qu’il y avait un « derrière » à ce château mais je n’en n’avais jamais vu la porte. À vrai dire j’avais du mal à comprendre à quoi servait cette sortie puisque le bâtiment avait été construit sur le moindre centimètre de roche qu’offrait l’île. Comme si, en cas d’attaque, l’ennemie ne verrait pas cette chaloupe s’éloigner, avec à son bord toute la famille royale ; la scène me paraissait simplement ridicule. Et si l’on imaginait un incendie, alors je doutais fort que la grille des murailles soit détruite avant cette porte de derrière étant donné son imposante carrure et sa structure en fer. Quand à sortir du château pour atteindre la cour, il y avait bien assez de fenêtres pour en trouver une encore en état sans avoir à sauter deux mètres. Autrement dit je ne voyais nul utilité à ce « derrière » et j’avais toujours considérer Château-Noyé comme un véritable piège à rats. Mon père dû lire mon incrédulité sur mon visage car il m’expliqua la raison pour laquelle il me faisait sortir par là.

- Personne ne doit savoir qu’un exilé a réussi à entrer dans le château.

Il ignorait peut-être que le forgeron avait hurlé tel un poissonnier, ou bien contait-il tous les faire taire ; après tout, par « personne », nous savions tous deux qu’il ne parlait que des gens d’en haut.

- Profite de cette leçon, c’est la dernière que je te donne, dit-il en traversant la salle du trône pour en sortir avec fracas.

Il disparu accompagné d’un son identique à celui qui m’avait fait sursauter quelques minutes plus tôt : j’aurais presque pu revivre cette même sensation désagréable où tous les muscles de mon corps s’étaient raidis sans que je ne puisse rien contrôler. Je ne m’étais jamais autant détester qu’à cet instant.

***

  « Par derrière » avait son charme. À la sortie de la salle du trône nous avions traversé le long couloir de droite – et par « long » j’entends interminable – qui menait aux appartements des gardes, avant de nous engouffrer dans l’escalier en colimaçon qui montait et descendait pour mener d’un côté à l’aile des serviteurs, et de l’autre aux écuries, cuisines, latrines... Nul besoin de préciser que j’aurais préféré monter. Les marches continuaient de s’enfoncer dans la pénombre la plus totale quand les gardes s’arrêtèrent pour ouvrir la fameuse porte, dont je disais donc qu’elle avait un certain charme. Déjà, elle menait sur la mer ; un paysage remplit de bleue m’accueillit, parsemé de petits points blancs qui s’éloignaient. Quelques bateaux venaient orner le tout, mais pas de terre en vue. J’en déduis que nous étions à l’arrière du château et cela n’avait rien d’étonnant au lieu-dit « par derrière ». Ensuite, à nos pieds s’étendait un escalier ancré dans la roche et qui s’effaçait de temps à autre pour laisser place à cette dernière que les vagues avaient pris grand soin de mouiller. Autrement dit nous dûmes descendre encore plus lentement que nous étions monté à la salle du trône, mais cela n’était pas pour me déplaire, au contraire. Je pensais que chaque instant de plus passer sur cette île m’éloignait un peu moins d’Alix que j’avais eu espoir de revoir. Son visage gravé sur mes rétines, je levais les yeux vers les fenêtres du château comme si elle allait m’apparaître penchée dans le vide, cirant mon nom. Je ne vis que l’architecture fine du bâtiment et quelques mouettes qui se riaient de moi tout en tournoyant dans le ciel.

La barque dans laquelle on me fit monter était quelque peu étroite, sans doute pas conçue pour faire évacuer toute une famille. Je me demandais soudain dans quelle pièce étrange ces barques étaient stockées. L’un des gardes qui avaient assisté à mon humiliation avait pris soin de passer devant lors de notre avancé, certainement pour nous éviter le désagrément, justement, d’attendre que cette pièce se vide d’une de ses chaloupes. Je trouvais deux rames à l’intérieur, que je plaçais sur leurs socles pour m’éloigner du bord aussi vite que possible avant que la mer ne me pousse sur les marches d’où les gardes lorgnaient mon départ. Et quel départ se fût ! Désespérant mais également source de nombreuses réflexions.

J’avais du mal à croire que la trahison venait de mon propre frère. C’est une chose d’avoir des doutes et des soupçons, c’en est une autre lorsqu’ils se réalisent. Je ne pus m’empêcher, pour un instant, de m’en vouloir à moi-même, car j’avais eu de nombreuses occasions de mettre fin à sa vie. L’idée m’était pourtant désagréable, mais être le premier né et héritier du trône me conférerait ce droit car il était compréhensible par tous, et que le peuple ne pouvait pas se permettre de perdre son futur Roi. Le regret fut si intense que j’aurais tout donné pour revenir en arrière.

Une vague bien plus haute que les autres me fit presque chavirer alors que je m’étais perdue dans mes pensées, oubliant le bleu du ciel, le bruit de l’eau et l’effort que demandaient mes muscles pour avancer. Me retournant je m’aperçus que j’avais déjà dépassé le château qui s’éloignait petit à petit comme si je repliais une longue vue. Ce château que j’abandonnais pour la deuxième fois, avec celle que j’aimais à l’intérieur.

Mon souffle se faisait rapide à mesure que mes bras effectuaient les gestes avec plus de vitesse. Ma respiration se fit bientôt difficile mais peu m’importait car l’échec de ce jour me donnait l’envie que mon cœur s’arrête. Pourtant, je souhaitais plus que tout au monde finir ma vie avec Alix. C’est ce que nous nous étions promis, pensais-je en effleurant la bague qui pendait à mon cou. La barque perdit de la vitesse et le courant m’emporta légèrement vers la gauche, m’éloignant davantage du château.

- Mais si je tombe aujourd’hui, c’est pour mieux me relever demain, dis-je tout haut en pensant à Alix, à qui j’avais promis le mariage…la lune.

J’aurais eu plus belle image aux yeux de Dieu si j’avais cru un seul instant que la seule raison de mon ambition était Alix. Une phrase simple et répandue pouvait résumer mes sentiments : je l’aimais plus que tout au monde. Pourtant j’avais ce désir profond qui rongeait mon âme jusqu’à la moindre petite parcelle de devenir Roi. J’étais né pour cela, et je ne pouvais pas penser que le destin avait supprimé mon frère ainé par hasard.

Jalyan croyait au destin et, si je m’efforçais de ne croire en rien, il arrivait parfois à me convaincre que quelque chose guidait nos pas. Ces fois-là, il bravait le danger en se ruant dans les batailles à l’aveugle, traversait les routes marchandes en courant et sans regarder, marchait au bord des falaises, dormait sur son cheval… quand le destin aurait prévu sa mort, il mourrait ; puisque rien ne pouvait l’empêcher et qu’on ne négociait pas avec la mort, autant faire comme si elle n’existait pas. « Le destin me veux vivant, Lucian, c’est ma chance à moi » me disait-il. Mon destin voulait me voir assis sur le trône.

De premier abord j’aurais pu penser le contraire ; les rames que je tenais dans les mains en étaient témoin. Mais pourquoi aurais-je croisé par hasard le frère de l’assassin alors que tout espoir de preuve semblait perdu ?

Alors que les vagues poussaient ma barque sur le rivage, je me laissais porter par l’idée que Jalyan avait raison. Et cela faisait du bien de croire en quelque chose. Je croyais en mes retrouvailles avec Alix. Je croyais en ma vengeance sur Cassandre. Je croyais en ma couronne. Je croyais en mon règne. Désormais, plus jamais je ne me laisserais aller aux voyages et aux fainéantises d’un noble riche. Chacune de mes actions ne serait guidée que par ma volonté de triompher, d’abord sur mon père, puis sur celui qui avait détruit ma vie.

Je n’avais jamais connu plus doux rêve que celui qui me poussait à ramer. Un rêve plein de gloire et d’amour ; amour du peuple et de celle qui était destinée à partager mes nuits. À en croire Jalyan, mon chemin était tracé, et il menait vers Alix et la couronne.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Neverland-Wolves ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0