Rencontres au sommet

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Ma situation étant de plus en plus délicate au lycée, j'entrepris de chercher de l'aide autour de moi.

Mes collègues, hors de question de compter sur eux. Après m'avoir soutenue, une collègue parla même d'une action pour faire exclure Louise définitivement du lycée, il s'avéra qu'ils se rangèrent de l'avis des chefs d'établissement et décrétèrent que le problème, c'était moi et mon "exigence" vis-à-vis des élèves.

- "C'est pas moi qui suis trop exigente, c'est vous qui ne l'êtes pas assez."

- "Tu travailles trop, pars en vacances plus souvent, décompresse!"

- "Non, mais qu'est-ce que vous racontez, je pars une fois par mois à Nice, je suis à Amsterdam à presque toutes les vacances, qu'est-ce que vous me parlez de vacances?"

Je savais que mes collègues étaient jaloux de mon train de vie.

- "Tu as de la chance toi, de partir aussi souvent."

- "C'est pas de la chance, c'est juste acheter un billet de train, réserver une chambre ou un appart et le faire, c'est tout."

Certains avaient beau en privé être d'accord avec moi, rompre avec l'hypocrisie qui régnait au lycée autour de la discipline supposait trop vis-à-vis d'eux-mêmes une humilité qu'ils n'avaient pas.

Je me souviens d'un autre cas difficile, où comme pour Louise, je rapportais tous les éléments qui n'allaient pas chez cet élève. Deux ans plus tard, un prof qui l'avait en classe vint me voir, mes compte-rendus étaient dans son dossier, il les avait lus et visiblement, rien n'avait changé chez cet élève. Je m'étais mise en colère sur l'inefficacité de mes actions, bien sûr, j'étais la seule à me plaindre publiquement (non parce qu'en privé, dans la salle des profs, cela n'arrêtait pas) et par écrit de lui, et j'en avais marre de passer pour l'imbécile de service. Ce qui se confirma par la réaction du prof qui décréta que finalement, ses problèmes avec cet élève étaient BEAUCOUP MOINS graves que ceux qu'ils rencontraient, lui et il abandonna sa velléité de poursuivre, ce qui au début de sa démarche, ressemblait bien à un désir de mettre le holà dans la carrière de fouteur de merde de cet élève. 

Je tentai de trouver des appuis en dehors du lycée.

Bien sûr, mon directeur de thèse étant impliqué malgré lui, vu les pressions que je recevais malgré moi et malgré mon souhait d'aller enseigner à l'université, je lui racontai tout.

- "C'est quoi ces frustrées?"

Il avait bien cerné le problème.

- "Ah, mais non, c'est pas du jeu, elles sont incapables de prendre une sanction et c'est vous qui en payez les frais? A elles, en plus, de prendre en compte vos talents pour vous donner des classes en rapport, la littérature par exemple. Mais là, de toutes façons, c'est trop tard pour un poste à l'université, et puis, qui vous dit que vous en obtiendriez un? Vous êtes une agrégée de 42 ans quand même!"

- "Et non, ajouta-t-il, vous ne pouvez pas démissionner, comment voulez-vous accéder à un poste de maître de conférences une fois votre thèse terminée?"

Le problème de ces prises de position, c'est que certes, elles me confortaient dans l'avis que j'avais raison, mais savoir que j'avais raison était sans doute la moindre de mes priorités, parce que je savais intimement que j'avais raison, le problème, c'est qu'au bout du compte, je devais repartir au charbon, et seule me confronter à mes chefs d'établissement, et ce sans possibilité de repli si cela s'aggravait. 

Je savais pourtant que mon directeur de thèse avait aidé une collègue plus ou moins de mon âge dont les problèmes étaient plus d'ordre personnel que professionnel et elle avait assuré des heures oui, à l'université, pour un salaire dérisoire et pour assurer des cours que les profs d'université ne veulent pas faire, la traduction par exemple.

- "Cela ne vous plairait pas?" m'avait à l'époque demandé mon directeur de thèse.

- "Non. Je ne comprends pas pourquoi elle accepte un statut inférieur au sien (et encore, elle n'était pas agrégée)."

- "Oh mais visiblement, sa souffrance est très importante."

- "D'accord, bon, si un jour, j'ai besoin, je vous ferai signe."

Voilà, j'avais besoin, je faisais signe, mais rien. De toutes façons, pourquoi me leurrer? Une post-doctorante très impliquée dans l'école doctorale avait été victime d'une terrible injustice dans une UFR de l'université (un poste qui lui correspondait exactement avait été attribué à une autre personne, le grand classique) et il n'avait pas bronché. Je l'avais eue au téléphone (et j'avais été la seule à lui témoigner mon soutien), et elle m'avait confirmé qu'il lui avait témoigné son soutien en privé, mais en public, alors qu'il en avait le pouvoir, il n'avait rien fait.

Du coup, j'attendais quoi concrètement? Que mon prof change?

Je savais d'ors et déjà que je ne pouvais pas compter sur lui.

Je me rendis quelques temps pour tard à l'Inspection Académique, un vrai méandre à la soviétique ce lieu, pour consulter un médecin affilié au Rectorat.

Une femme très sympa, mais toujours pareil quoi ...

-"Je ne comprends pas où est votre problème. c'est vous qui avez raison dans cette histoire."

- "Mon problème est très simple, je ne vais pas tenir longtemps face à de telles oppositions."

- "Je ne peux pas vous arrêter, d'autant plus que vous êtes un excellent professeur, je ne prononce d'arrêts de travail que lorsque l'enseignant représente un danger pour les élèves."

Bien sûr, j'étais assez structurée pour ne pas tomber dans ce piège, mais comment me faire entendre? Comment me défendre?

J'étais flattée de recevoir des éloges sur qui j'étais, mais encore une fois, j'étais seule face à cette machinerie.

Il me restait la carte "inspectrice".

J'avais en cours d'année reçu un avis d'inspection, à peu près au moment de l'affaire de Louise. Beaucoup pensaient que c'était la "punition" qui m'attendait, de fait, une jeune femme faisant son stage d'enseignante d'espagnol dans le lycée, forcément elle serait venue.

De toutes façons, je refusai l'inspection.

- "Ohhhhh, t'as fait ça?"

- "Oui, c'est légal de toutes façons, les inspections ne sont pas obligatoires."

Mes chefs d'établissement me re-tombèrent dessus.

- "Madame Carmon, enfin, ça ne se fait pas, votre courrier est TEL-LE-MENT VIO-LENT!"

- "Violent? Ah, je sais pas, j'ai pris le courrier type qu'il y avait sur le site du syndicat, je l'ai même pas lu."

Il me fut proposé un entretien à la place de l'inspection, je refusai, je ne me sentais pas prête, j'avais besoin de me préparer. J'expliquai ma démarche, que certaines choses dans mon quotidien d'enseignante me dérangeaient et que j'envisageais d'évoluer vers "autre chose" qui restait à définir avec son accord.

La réponse fut cordiale, un peu trop à mon goût.

- "Oui, oui, pas de problème, je suis là pour vous accompagner, c'est mon rôle, lorsque vous vous sentirez prête et que cela sera le moment, contactez-moi et je me rendrai disponible."

C'était le moment.

Elle changea trois fois la date du rendez-vous, avec à chaque fois, la mention: "vous remarquez que je vous donne un horaire en dehors des heures de pointe afin de vous éviter les bouchons", ce qui occasionnait à chaque fois ma réponse: "je n'ai pas de voiture, je me déplace en transports."

Cela commençait bien, cette personne n'était visiblement pas à l'écoute.

Deux heures de transport plus tard, j'arrivais au Rectorat.

Elle me reçut, donc, et je commençai mon petit laïus où je mêlais mon histoire personnelle, ma psychanalyse, mon parcours, avec mon ressenti sur le métier.

- "Oh, j'ai une formation en psychanalyse TRÈS POUSSÉE", m'interrompit-elle. 

Je vis l'occasion en or de lui dire que j'avais observé que la plupart des problèmes de discipline étaient dus à un manque de limite et j'avais lu dans un ouvrage que c'était lié à la polarité masculine. Le père, la Loi, thème développé par beaucoup de psychanalystes et il s'avère que j'avais observé dans mes classes que les configurations familiales (sans compter la féminisation croissante du métier d'enseignant) des élèves à problèmes obéissait à cette absence soit du père soit de la polarité masculine chez la mère qui ne sait pas dire "non". 

Elle devint carrément hystérique.

J'étais sur le point de lui demander si elle avait vraiment reçu une formation TRÈS POUSSÉE en psychanalyse parce que ce que je lui disais étant vraiment très basique, mais elle ne me laissa presque plus parler.

- "Mais enfin, qui êtes-vous pour juger?"

- " Je ne juge pas, j'observe et je tente une analyse pour comprendre."

- "Ne me coupez pas la parole!"

- " Vous ne me laissez pas parler, c'est différent."

- "Vous n'êtes qu'une déséquilibrée, vos problèmes viennent de problèmes relationnels graves pour lesquels vous devez vous faire soigner, je vais vous conseiller un praticien, vous ne voyez la réalité qu'à travers le prisme de votre vécu, mais je puis vous dire que vous ne la voyez pas telle qu'elle est, vous êtes en prise avec une souffrance énorme, très malheureuse, et la mission de l’Éducation Nationale est d'accueillir les élèves tels qu'ils sont et de les prendre là où ils se trouvent."

J'aurais pu répondre point par point à toutes ces ... insultes, car il s'agissait bien de cela, je lui dis toutefois qu'elle ne me connaissait pas et là pour le coup, me traiter de "malheureuse" était un jugement qui ne correspondait pas à la réalité, mais très vite, j'allai à l'essentiel:

- "C'est bien ce côté inconditionnel qui me dérange à l’Éducation Nationale, pour ma part, je ne peux pas cautionner cela, donc si vous me confirmez qu'il en est ainsi, ma mission à l’Éducation Nationale s'achève ici. En plus, vous aviez dit il y a quelques années lors d'un stage qu'axer son enseignement par problématique n'était pas nécessaire et que nous n'étions là que pour obéir, en bons fonctionnaires [j'aurais pu lui citer Hannah Arendt, mais plus je me mettais en valeur, plus je m'en prenais plein la tronche], et moi, ce mode de fonctionnement ne me va pas du tout. "

Je lus la peur sur son visage.

- "Et vous allez faire quoi?"

Accessoirement, j'étais là pour ça, et elle m'avait promis un "accompagnement."

A cette occasion, elle se trompa sur mon prénom, je lui en fis la remarque : "Oh, mais c'est pas grave" répondit-elle. "Oui, sauf que c'est moi qui en suis le juge, de si c'est grave ou pas ..."

- "Je me verrais bien au CNED."

- "Ah, oui, c'est vrai que là, plus d'élèves et donc plus de discipline, effectivement. [...] Le problème, c'est que je ne connais PAS-DU-TOUT la procédure pour accéder aux postes du CNED."

On en resta que pour le moment, je continuais au lycée, j'expliquais que je m'étais engagée à partir dans deux ans et que pour ma dernière année, j'aimerais bien les L.

- "Oh si vous insistez bien sur le fait que vous partez, obtenir les L ne devrait pas poser problème.

[...]

Et je risque de venir vous inspecter l'an prochain. [...] Pour votre avancement [elle n'avait pas vraiment pas compris qui j'étais ...]"

- "Je n'accepterai d'inspection qu'en cours de littérature en L."

- "Oh, Madame, vous faites du chantage!"

- "J'ai pris exemple sur votre conseil: je pars si j'ai les L... 

[...] Je démissionnerai volontiers, mais je veux valider ma thèse et devenir maître de conférences."

- "Oh, ça on verra!" répondit-elle.

Des menaces?

Je n'eus plus le temps d'en placer une, elle décréta que l'entretien était achevé et me recommanda de surtout surtout bien continuer à faire réfléchir les élèves, alors que cinq minutes auparavant, elle me reprochait de vouloir donner du sens à mon enseignement.

Elle conclut en me disant qu'elle irait consulter mon dossier.

Quoi? Elle n'a même pas consulté mon dossier avant l'entretien?

Mes deux heures de retour en transport furent agrémentées par la rencontre miraculeuse avec une ancienne élève: "Oh, Madame, c'était trop bien avec vous" qui me remonta bien le moral. Je passai sous silence ce qui venait de se passer.

- "Vous serez au lycée l'an prochain Madame?"

- "A priori, oui." Je faillais ajouter: "sinon je suis dans l'annuaire" mais je ne le fis pas.

Quelques jours plus tard, je reçus un mail de mes chefs d'établissement m'informant que les classes de L m'étaient refusées pour la rentrée suivante. Coup de couteau supplémentaire dans la plaie.

Je reçus aussi une réponse du CNED, enfin quatre réponses émanant de quatre personnes différentes travaillant dans quatre services différents, et chacune m'explique une procédure différente pour y travailler, toutes aussi incompréhensibles les unes que les autres. La seule chose très claire, c'est qu'il faut l'accord de l'inspection pour accéder à un poste.

Bien sûr, je ne reçus jamais la référence du praticien promis par mon inspectrice.

Quelques jours plus tard, l'attentat de Nice finit de m'achever.

Dans le quartier où j'habitais, des sympathies de plus en plus nombreuses se firent sentir envers le dit "djihadisme", s'habiller à la mode "salafi" commençait à devenir tendance, il y eut des manifestations de joie la nuit du 14 juillet (et je ne pense pas que c'était la Fête Nationale qui était fêtée), toutes les nuits étaient ponctuées de nuisances sonores et la police que j'appelais tous les soirs ne se déplaçait pas. Je les informai que moi-même parfois, je descendais à trois heures du matin faire baisser la musique à des cailleras dans des bagnoles rutilantes neuves, vitres teintées: "Wesh, c'est la rue, c'est pu-blic, Madame."

- "Euh comment vous expliquer, public ce n'est pas faire ce que l'on veut".

La police m'invita à la vigilance.

- "En fait, je fais le boulot que vous ne faites pas."

De toutes façons, le bruit, les excès en tout genre, les incivilités devenaient une constante.

L'épicier en dessous de chez moi installa une table sous ma fenêtre et tenait salon là, toute la journée et une bonne partie de la nuit.

- "T'as qu'à fermer ta fenêtre, fille de pute."

Je sentais de plus en plus les regards sur moi, je ne sais pas si parce que j'étais une femme qui vis seule (et qui donc, imaginez la suite) ou parce que j'étais cataloguée comme lectrice du Talmud à la laverie pendant que la machine tournait ou parce que je la ramenais sans arrêt et que j'appelais les flics très régulièrement. 

Cela ne pouvait pas durer et je rentrai dans une dépression profonde.

La nuit entre larmes et hurlements, j'adressais au ciel ma plainte désespérée: "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonnée?"

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