Une gamine insupportable

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A mon retour de congé formation, je fus étonnée des notes que ma remplaçante avait mises.


Toutes entre quinze et dix-huit ...

Bon, pourquoi pas.

Ils vont déchanter les petits.

En 1ère S, un ancien élève qui avait deux de moyenne avec moi l'an dernier (il n'avait pas beaucoup plus en maths, mais le conseil de classe, entendez la chef d'établissement sur pression des parents, a choisi de "lui faire confiance" et de "lui donner une chance", en vain bien sûr), me demande en guise de bienvenue "quand est-ce qu'elle revient la remplaçante?", forcément, avec elle il avait quinze de moyenne. 

Certains élèves n'ont pas capté (pourtant je suis assez connue dans l'établissement) que la remplaçante me remplaçait et croient que je suis la remplaçante de la remplaçante. 

D'accord.

En 1ère STMG, qui est la classe "dépotoir" et où les concours des élèves les plus débiles sont régulièrement organisés, Louise se détacha très vite du panorama, pas forcément détestable, de la classe. Elle faisait partie de la dernière catégorie citée.

Au bout de la dixième question en dix minutes, toutes laissant trahir qu'en fait elle ne comprenait absolument rien à ce qui se passait en classe, je posai mon feutre et expliquai à Louise que poser des questions est très sain, à partir du moment où cela reste ponctuel et ne retarde pas la progression du cours et surtout que les questions  sont constructives par rapport à ce que nous faisons.

- "C'est pas de ma faute si je comprends rien, c'est à cause de vous qui ne voulez pas me répondre."

- "Oui, bien sûr, cela fait deux jours que vous étudiez l'espagnol et qui plus est, vous étudiez vos leçons par cœur? Vous connaissez vos conjugaisons? Vous étudiez votre vocabulaire? Non? Dans ce cas, faites, on en reparle plus tard."

- "De toutes façons, je ne comprends rien à vos méthodes."

Évidemment, mes méthodes reposant essentiellement sur le réemploi du vocabulaire, de la conjugaison pour exprimer une idée personnelle, et cette élève étant incapable dans l'instant de se poser trente secondes et de se demander: "bon, qu'est-ce qui dans la leçon me permettrait de répondre à ce qui m'est demandé", bien sûr qu'elle n'y arrivait pas.

Déjà, se poser trente secondes était impossible pour elle, mais avoir cette démarche d'esprit était au-dessus de ses forces.

Non seulement cela retardait la progression du cours, mais en plus, dès que je m'occupais d'un autre élève, Louise était jalouse et criait au scandale d'être "abandonnée".

Une chieuse comme il y en avait de plus en plus.Une narcissique, à l'image de ce que devient notre société.

-"Non, mais Madame, je crois que vous n'avez pas très bien compris que le rôle du prof est de répondre aux questions des élèves, et là, vous ne remplissez pas votre rôle."

Non, mais en plus, elle me prend pour sa femme de ménage, j'hallucine!

Je tenais bon toutefois, je lui tenais tête du mieux que je pouvais, et les cours se déroulaient bien une fois sur deux. Les fois où cela se passait mal, j'en rendais compte à mon administration, qui punissait, mais très vaguement.

Bien-sûr l'impression que son abondance de questions cachait des problèmes de compréhension se traduisit par des notes spectaculairement basses et sa moyenne fut catastrophique.

Au conseil de classe, l'évocation de son cas resta très allusif.

Je dis que cette élève n'était pas à sa place.

Un collègue répondit qu'il avait aucun problème avec elle.

- "Oui, forcément, tu acceptes d'être à sa disposition."

- "Ben, oui, elle a des difficultés, je l'aide. Je suis là pour elle, oui."

- "Et tu es sûr qu'elle fait le minimum pour pallier à ses difficultés? Et tu as le temps de t'occuper des autres pendant ce temps?"

Pas de réponse.

Aucune allusion de son comportement, alors que certains élèves m'ont raconté qu'elle est insupportable dans les autres cours. Le problème, c'est que comme elle n'est pas la seule et que je n'ai qu'une partie de la classe, elle passe plus inaperçue avec les autres.Ce qui ne l'empêche pas d'être insupportable.

Lors du cas de Nivéda, la prof de français prend la parole. Elle a remarqué, dans ses rédactions, qu'elle commet des erreurs étranges, du coup, elle est allée lui parler et elle a appris qu'elle est arrivée du Pakistan il y a deux ans sans connaître un mot de français.

Et ça, par exemple, on n'aurait pas pu nous le dire plus tôt qu'elle était dans cette situation?

Le lycée était au courant, non? 

Nivéda devait faire partie de cette vague de migrants dont on dit "oh, les pauvres" lorsqu'on les voit à la télé braver tous les dangers pour arriver dans notre beau pays civilisé et lorsqu'ils sont sous nos yeux, dans nos classes, on les abandonne lamentablement. 

- "Oui, mais elle a 10 de moyenne, c'est pas mal! Elle s'en sort!"

Dix de moyenne, mais c'est miraculeux, un peu poussée et aidée, elle pourrait exceller cette gamine.

Mais non, l'aide individualisée, c'est pour Louise bien sûr, qui a surtout besoin d'une tarte dans la tronche en fait.

Et bien sûr, Nivéda ne se manifestait jamais, sauf que l'exemple de Louise fonctionnant, elle en prenait le chemin. Le problème, c'est que  Louise DEVAIT forcément avoir le dernier mot, être la plus belle et à défaut de plus intelligente, la plus bête, et les autres étaient priés de lui laisser cette place, sinon, ils étaient exclus de sa zone d'influence.

J'en faisais bien sûr partie.

Comme Louise comprit très vite que poser des questions en rapport avec le cours ne faisait que la ridiculiser et que je ne la défendais pas lorsque certains de ces camarades se moquaient d'elle, elle commença à me poser des questions qui n'avaient rien à voir avec le cours (et auxquelles j'étais tout de même sommée de répondre) par exemple: "quel temps il fera demain?" etc etc ... et à intervenir à haute voix pour tout et n'importe quoi et surtout n'importe quoi. Et bien sûr comme je ne laissais rien passer, j'intervenais.

Cela marchait en fait, avec temps et persévérance, et c'est là le pire. Elle avait trouvé quelqu'un pour la canaliser,et c'était visiblement moi.

Parfois, il y avait des lueurs ...

Un jour, machinalement, je lui dis: "Louise, taisez-vous" alors qu'elle n'avez rien dit.

- "Mais Madame, comment vous savez que j'allais dire une grosse bêtise?"

Elle était impressionnée ...

D'un autre côté, c'est rare que les élèves parviennent à identifier des traits que moi-même je ne parviens à contrôler de mon empathie. "Elle n'est donc pas si bête, pensai-je, c'est donc récupérable."

Mais la fois d'après, c'était reparti pour un tour.

Un jour, Louise décréta qu'elle ne se soumettrait pas à l'évaluation que je proposais à la classe, elle se leva et partit, suivie par une autre élève.

Ouf, bon débarras.

Peu avant la fin du cours, la porte s'ouvrit, c'était Louise.

- "Et frapper, c'est trop compliqué dans votre code de valeurs?"

- "Alors, vous, elle éclata de rire, vous pouvez commencer à avoir peur parce que vous allez voir, vous allez avoir des problèmes avec votre administration."

Oh des menaces!

- "Vous sortez s'il vous plait?"

Elle n’obéit pas et resta dans l'embrasure de la porte. L'élève la plus proche de la porte se leva pour la fermer, nous débarrassant de Louise par la même occasion.

Ouf, bon débarras.

Ce problème des menaces demeurait toutefois et je me mis à douter: elle n'a pas pu inventer ça toute seule.

J'en rendis compte en haut lieu.

Aucune punition ne vint.

J'allai voir la proviseur adjoint, qui me dit, en évitant mon regard, qu'elle n'avait pas accordé au paragraphe des menaces "l'attention qu'il méritait".

Ah, donc c'est toi qui lui a dit ça, n'est-ce pas?

Je commençai à me méfier de tout le monde et ne voyant toujours pas de punition venir pour Louise, j'écrivis un courrier menaçant de porter plainte à la police pour "outrage à fonctionnaire", qui soit-dit en passant était bien largement dépassé dans son cas.

Oh, cela a fait son effet ...

Convocation en urgence.

- "Bien, nous avons décidé de changer Louise de classe."

- "Quoi?"

- "Quoi, vous n'êtes pas contente?"

- "Ben non, là je passe pour la conne de service qui ne sait pas gérer l'élève et ma collègue forcément saura la gérer mieux. Donc, indirectement, vous laissez sous-entendre que le problème vient de moi."

Bien sûr, la collègue étant une collègue qui ne se plaignait JAMAIS et qui me disait régulièrement: "moi je ne me prends pas la liberté que tu te prends toi, par peur."

- "Mais peur de quoi?"

[...]

- "Non, nous ne laissons pas sous-entendre que le problème vient de vous, enfin ..."

- "De toutes façons, continua la proviseur, même avec moi elle est pénible".

- Oui, il arrive un moment, Madame Carmon, où il faut lâcher quand même, ajouta la proviseur adjoint"

- "Bonjour l'exemple que vous donnez aux autres. Si c'est comme ça, pas la peine de continuer, je vais démissionner ."

- "Démissionner peut-être pas, mais changer de secteur, oui."

J'étais consternée.

On ne me retenait pas dans mon poste.

Donc on voulait que j'en parte.

J'y vis quand même une occasion en or.

- "Le CNED, cela serait pas mal pour moi. Le bruit en cours me devient insupportable".

Cela me devient insupportable, parce que c'est insupportable. 

- "Oui, le CNED ..., bonne idée [mais je savais bien que ma chef d'établissement était en train de penser: "mais les postes sont rares], mais sinon, l'université..."

J'explique que je ne suis que doctorante et que donc les postes qui correspondent à mon statut supposeraient une perte de plus de cinq cent euros de salaire, c'est hors de question, déjà que temps partiel oblige, je ne gagne pas beaucoup, et qui plus est, mon idée est de terminer ma thèse sous un an et de demander ma mutation pour l'académie de Nice. Donc, hors de question à un an de la soutenance de ma thèse de me mettre dans des conditions de travail nouvelles qui pourraient compromettre et la fin de ma thèse et ma mutation.

En fait, en face de moi on me m'écoutait pas.

- "Oui, mais postulez à Paris-Ouest, c'est bien Paris-Ouest!" hurlait la chef d'établissement.

Paris-Ouest, c'est accessoirement à deux heures de chez moi. C'est aussi une fac de post-soixante-huitards et je ne supporte pas cette ambiance.

- "Ou en province."

- "Vous avez écouté ce que je viens de vous expliquer?"

- "Vous êtes sûre que travailler à l'université, malgré la perte de salaire, cela ne ferait pas chic sur votre CV?"

- "Et puis, académie de Nice, non franchement, vous devrez aussi demander l'académie d'Aix-Marseille [je veux pas aller à Marseille] parce que cela augmentera vos chances d'obtenir la région, vous verrez, c'est pas loin en train."

J'étais accablée.

On cherchait à se débarrasser de moi, j'en avais la preuve maintenant.

La scène virait au harcèlement.

Pendant ce temps, Louise, le jour de son changement de classe et alors que ses parents venaient pour l'occasion dans l'établissement, insulta une autre prof et lui dit: "Tu me casses les couilles". La collègue rapporta le fait "en soutien avec moi" (ce qui laisse sous-entendre qu'habituellement, ce n'est même pas relevé) et fondamentalement, cela ne changea rien à la situation.

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