Travailler ensemble

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Déjà, lorsque j'étais élève, je détestais "travailler ensemble" ou "travailler en groupe".

Pour moi, cela était tout simplement synonyme de "je-vais-faire-le-travail-pendant-que-quelqu'un-d'autre-va-être-en-train-de-me-regarder-le-faire-sans-rien- comprendre-à-ce-qui-se-passe-et-il-aura-une-bonne-note-quand-même". 

Ce que je vivais comme une profonde injustice, et ce qui de fait l'était.

Pourtant, pendant mes années d'enseignante, les travaux de groupe que je proposais en classe étaient nombreux et variés. En fait, j'étais mue à l'époque par certaines idées tenaces.

Par exemple, que pour progresser, il était nécessaire de se confronter à l'autre dans le désaccord.

Que le savoir n'était finalement qu'un partage.Tu sais quelque chose dont j'ai besoin, je sais quelque chose dont tu as besoin, on partage.

Que savoir ce que pense l'autre est la meilleure façon de se mettre à sa place et de  développer l'empathie.

Je faisais beaucoup d'expériences, en réfléchissant aux modalités "et si j'associe ces deux élèves, et si ceci, et si cela", toutes plus intéressantes les unes que les autres, je faisais de mes cours le lieu d'expérimentations et d'observations, je m'intéressais et lisais beaucoup, sur les pédagogies alternatives en particulier, et mon idée plutôt que de postuler dans une école alternative et me spécialiser dans une en particulier était d'apporter l'alternative à l’Éducation Nationale.

Avec toutefois une limite et un constat accablant. Et ce, à chaque fois.

C'est que fondamentalement, ce n'était pas la modalité pédagogique qui faisait les progrès d'un élève. Certes, certains élèves étaient plus à l'aise sur certaines activités que d'autres et sensibles à la façon dont elle était présentée, emmenée et "enrobée".

Ce qui faisait les progrès de l'élève tient en un seul mot: travail.

Et si les travaux de groupe voyaient souvent un travail effectif réalisé, celui-ci demeurait dans l'instant, les élèves qui en avaient la capacité faisaient l'acquisition de ce qu'il y avait à apprendre, mais ceux qui étaient incapables d'une appropriation personnelle du savoir ou d'un retour sur soi après ce travail de groupe restaient au même point.

Arriver à cette conclusion fut assez déterminant dans l'évolution de ma carrière, et je puis déjà vous l'annoncer, la fin est proche.

Je revins à des modalités de cours plus classiques, où finalement, l'élève qui travaillait récoltait le fruit de son travail et celui qui ne travaillait pas n'avait qu'à l'assumer.

Les travaux de groupe finalement se résumaient à une espèce de stratégie où le cours frontal était évité.

Par exemple, un jour où je me mis en tête d'étudier "le mariage pour tous" espagnol et où je n'avais pas envie que les élèves me voient en militante LGBT qui défendait une cause, à l'époque j'étais lesbienne sympathisante et pas encore pratiquante (je n'aime pas le mot "lesbienne" mais c'est un autre sujet), bon moi dans les faits, je suis contre le mariage ou plutôt pour une réflexion de ce qu'il signifie (tout est tellement galvaudé de nos jours), bref, j'avais décidé de les mettre par groupe et de les faire réfléchir sur la question. Bon, ils n'avaient pas spécialement travaillé l'espagnol, mais avaient évoqué (je passais dans les rangs et je les écoutais) leur situation familiale respective, souvent monoparentale et souvent éclatée. Ils en étaient arrivés à la conclusion pour certains que les valeurs incarnées par leurs parents n'étant pratiquement jamais de l'amour, finalement, pourquoi ne pas autoriser des personnes qui s'aiment de se marier.

Une élève me sollicite: "Madame, vous savez si cela serait possible qu'un couple gay espagnol m'adopte?"

- "Si vous progressez en conjugaison, peut-être."

Le "travailler ensemble" était très à la mode comme mode de fonctionnement entre profs. Il fallait travailler ensemble, de la concertation. Contre les élèves difficiles, il fallait de la concertation. Moi ce que je voyais, c'est que contre les élèves difficiles, il fallait surtout avoir la même fermeté et le même discours, ce qui ne nécessitait pas des heures de concertation, il fallait juste faire son travail. Lorsque je disais aux collègues que les élèves se servaient de nos divisions pour obtenir ce qu'ils voulaient, on me traitait de folle. Pourtant, c'est aussi ce qui se passait dans leurs familles, j'en étais sûre et c'est ce qui se passait en classe.

L'exemple le plus flagrant était les TPE, travaux personnels encadrés, qui étaient organisés entre deux matières. Le concept est TRÈS intéressant, il s'agit de trouver un sujet de recherche conjoint aux deux matières et de le développer, par groupes de quatre, autour d'une problématique. Dans les faits, ce travail se résume à une querelle idéologique entre les enseignants dont les élèves font les frais. Par exemple, j'étais plutôt d'accord pour une formation des groupes par intérêt intellectuel, tous les élèves désireux de travailler sur un même sujet ensemble, mais les élèves n'étant pas d'accord allèrent voir ma collègue, qu'ils avaient en français, dans mon dos et négocièrent avec elle, bien sûr la négociation avec moi ne marche jamais, une formation des groupes par affinité affective, les copains ensemble. Du coup, cette décision me fut imposée et les élèves passèrent trois mois à choisir leur sujet ... et c'est là qu'ils découvrirent qu'être avec son meilleur copain, cela ne voulait pas dire vouloir travailler sur le même sujet. Les mêmes conflits se retrouvaient lorsque les élèves nous sollicitaient, moi étant d'avis de laisser les élèves libres et de leur enseigner à modeler la matière qu'eux-même trouvaient, ma collègue étant beaucoup plus directive et leur interdisant des approfondissements par peur de ne pas contrôler ... justement c'est pour nous l'occasion d'apprendre, lui disais-je. Rien. Je savais que cette collègue s'opposait régulièrement à Joseph, qui proposait sans arrêt de donner sa propre interprétation des poèmes étudiés en classe, mais la prof refusait de lui laisser la parole et de voir son analyse des textes mise en péril par celle d'un élève. 

Après, concernant les TPE, le traitement se résumant à un vague copié-collé et à une présentation que les élèves enrobent dans une prestation originale, qui compte bien sûr, mais qui parfois fait oublier un contenu insipide, les notes n'étaient jamais inférieures à 10/20.

Un gâchis, du temps perdu, l'argent du contribuable jeté par la fenêtre.

Un jour, une collègue de français me demanda si cela m'intéressait de travailler avec elle et une classe de seconde une pièce de Lorca, Noces de sang.

Oh, oui, j'adore Lorca!

On fit acheter aux élèves l'œuvre en version originale, avec la traduction en français en regard.

J'avais décidé de travailler trois scènes autour de la symbolique des éléments récurrents dans la pièce (et dans l’œuvre de Lorca en général).

La collègue de français avait ouvert un blog, alimenté par les élèves autour de certains thèmes. C'était pas mal, mais on retrouvait les écueils du travail en classe: c'était toujours les mêmes qui intervenaient et puis se posait la question du sens, toujours pareil ...

Que faire de tout ça?

Ce travail fut aussi l'objet de travaux de groupe et comme toujours, les élèves se plaignent d'avoir le cul sur une chaise pendant huit heures, mais ne trouvent pas l'énergie de se lever et de se déplacer lorsqu'on leur demande.

- "Bon, et vous là, vous allez travailler par télépathie?"

Dix minutes après, rien, les élèves rigolaient toujours.

- "Allez, au travail"

- "Mais Madame, vous nous faites trop rire, on kiffe votre humour!"

- "Quoi, vous en êtes encore là ???? Dix minutes après?"

Un jour, les élèves vinrent me voir.

Solennellement.

Je sentais qu'il se passait quelque chose.

- "Madame, vous n'étiez pas là hier soir."

- "Hier soir où?"

- "Ben, au théâtre."

- "Mais il se passait quoi au théâtre?"

L'élève se retourna vers les autres: "Vous voyez, c'était bien ça, elle n'était pas au courant."

En fait, la classe était aussi dans un projet théâtre avec le théâtre municipal, ça je le savais, mais ce que je ne savais pas, c'est qu'ils travaillaient sur la pièce de Lorca aussi pour ce projet théâtre, moi je croyais que la pièce n'était étudiée qu'en classe, et il s’avéra que ce travail donna lieu à une représentation, qui avait eu lieu la veille au soir.

Il y avait juste que ma collègue avait omis de m'avertir.

C'est ce que l'on appelle "les joies de travailler ensemble."


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