Tous égaux

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Madame?

[...]

Madame?

[...]

Vous me punissez parce que je suis noir?

J'aimerais bien lui dire que je le punis parce qu'il est con, mais je sais que mon administration manque cruellement d'humour et c'est le genre de truc qui pourrait me retomber dessus. Alors, j'opte pour ne rien dire, ce qui, je le vois maintenant, était la bien pire des solutions.

J'aurais pu lui raconter, par exemple, que j'ai une mère spirituelle qui habite Kinshasa, qui est noire comme lui, voire plus, et que lorsque j'ai séjourné dans cette ville pendant trois semaines et l'occurrence, chez elle, j'ai mangé des fourmis et mon surnom, c'était même "mundele" qui veut dire blanc en lingala, mais comme parler de moi était quelque chose que je ne faisais pas avec les élèves, je ne lui ai rien raconté du tout.


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Madame?

[...]

Madame?

[...]

Vous punissez Nathan parce qu'il est juif?

[...]

[...]

Je regarde fixement l'élève, je ne sais pas quelle tête je fais, mais j'ai l'impression que le sol se dérobe sous mes pieds.

Et là, l'élève change de couleur, il devient pâle, mais pâle.

Il se met à balbutier en mettant les mains devant lui en signe de négation: "je retire, je n'ai rien dit, oubliez ce que j'ai dit".

Mais comment vous voulez que j'oublie ce que vous avez dit ???? Vous l'avez dit, et c'est très largement de trop !!!!

Oui, effectivement, me dit la chef d'établissement, vous traiter d'antisémite, VOUS! Non mais si vous, vous êtes antisémite, le monde entier est antisémite.

Bon, que je ne sois pas antisémite n'empêche pas le monde de l'être, rien à voir. Le gamin, en l’occurrence, ne regrette absolument pas ce qu'il a dit, il y a juste qu'au vu de ma réaction, il s'est demandé après coup si par hasard je n'étais pas juive moi-même et il a eu peur que je lui colle un procès pour antisémitisme, ce que j'aurais dû faire d'ailleurs.

Le lendemain, Nathan revient, il avait été exclus suite à une punition que j'avais demandée.

Il me montre son carnet de correspondance où un mot de ses parents figure qui me remercie pour mon travail et que tous les efforts sont mis pour éviter que Nathan ne renouvelle son comportement.

Bon.

Je ne sais pas si Nathan est au courant de ce qui s'est passé la veille, j'aimerais lui en parler mais comme rien ne sort, je ne le fais pas.

Au moment de sortir, il se retourne vers moi, le regard lourd de quelque chose qu'il aimerait me dire, mais qu'il ne me dit pas.

Bonne journée Madame.

Bonne journée Nathan.


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C'est jour de devoir.

Je distribue les sujets.

Le calme règne dans la classe.

Et là, je vois une élève faire le signe de la croix.

Je suis extrêmement étonnée et machinalement, sans même réfléchir un seul instant, je lui dis: "mais depuis quand vous êtes chrétienne, vous?"

Et sur le même ton extrêmement sérieux, elle me répond: "oh, c'est une longue histoire, en fait, je suis between".

Oh, je vous comprends tout à fait, répondis-je.

Oui, je sais, c'est bien pour ça qu'avec vous, je puis me permettre ce genre de chose.

Cette conversation était complètement hors du temps, hors de l'espace, hors du monde; mais ne voilà-t-il pas qu'Antoine me ramena à la triste réalité des choses.

Madame, je peux aller aux toilettes?

[...]

Madame, je-peux-al-ler-aux-toi-let-tes?

Mais Antoine, vous êtes grand, vous savez vous contrôler quand même ??? Vous y êtes allé pendant la récréation, non?

Eh bien, dans ce cas, je vais pisser ici au fond de la classe.

Eh bien, faites, mon grand, faites.

Antoine se lève, va aux toilettes, puis revient.

C'était bien la peine de faire chier le monde si finalement, ces gamins finissent toujours par faire ce qu'il veulent, quand ils veulent.


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Putain, ça me casse les couilles, l'espagnol.

Cette expression, qui, il faut bien le dire, est en train de complètement se délexicaliser, m'a toujours étonnée émanant d'une fille.

Mais Amandine, je ne comprends pas, vous en avez, vous? Comment vous faites concrètement?

C'est assez radical, et en plus, cela évite que les garçons s'y risquent et s'entendent dire la même chose ...

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A l'Université, la question qui revient de plus en plus souvent dans les réunions et discussions diverses et la question du financement, de moins en moins assurée par l’État.

Du coup, les universités sont invitées ( = obligées) à établir des partenariats entre elles afin d'être plus compétitives, plus visibles et obtenir au prorata de cette visibilité l'argent.

Du chantage en somme.

Bref.

Mon école doctorale s'interroge sur son avenir.

De moins en moins d'étudiants s'intéressent au 17ème siècle espagnol, malgré ou à cause de, je ne sais pas, des énormes points communs que l'on peut établir avec l'époque actuelle mais que les enseignants ne peuvent, ne veulent pas voir, bref, peu d'étudiants, peu d'argent, c'est la fin de tout.

Un partenariat avec l'Espagne.

Nous savions toutes et tous ce que cela signifiait.

L'Espagne se trouvant dans une situation pire que la nôtre, il n'y avait pas trente-six solutions.

Et l'Université de Navarre? qui était présentée à chaque fois comme L'IDÉE révolutionnaire alors que cette idée était reprise à chaque réunion et provoquait à chaque fois les mêmes réactions type ...

Ah, oui, tiens, pourquoi pas?

Sauf que l'Université de Navarre est privée, ce qui en soit n'est pas un problème, mais que cela commence à le devenir lorsqu'on sait que c'est l'Opus Dei qui la gère.

Bon, je vous laisse chercher qui est l'Opus Dei, Wikipédia est très bien renseigné sur ça.

Oui, tiens, pourquoi pas?

C'est clair que l'Opus Dei en soit peut avoir des éléments qui ne sont pas inintéressants et desquels nous aurions beaucoup à apprendre, mais je n'ai pas l'impression que l'Opus Dei fasse vraiment l'apologie d'une liberté d'esprit dans laquelle l'Université française est censée s'inscrire.

Je me dis que cela serait cool si j'étais invitée à un colloque organisé par l'Opus Dei, j'irais avec ma copine et on pourrait déniaiser ces messieurs, oooh, j'en rêve.

Je ne sais pas si mon prof a lu dans mes pensées, mais il m'a fait taire avant même que je ne prenne la parole.

Cela tombait assez bien parce qu'il était en train d'expliquer qu'il connaissait un peu cette organisation mais qu'il n'avait jamais bénéficié d'argent de leur part, ce qui était faux parce que trois mois plus tôt, il était à Cuzco, la célèbre ville du Pérou, ni plus ni moins, pour un colloque, tout frais payés par eux, mais bon bref ...

D'ailleurs, tiens, il faudra que je lui signale à l'occasion que parfois lorsqu'il parle de moi, il dit que je fais une thèse sur les hétérodoxes espagnols, qu'il présente comme une catégorie générale propre à la recherche, oui, mais le problème, c'est que je travaille sur les hétérodoxes (j'aime pas ce mot!) qui intérieurement n'ont jamais cessé d'être juifs et qui ont décidé de revenir au judaïsme de façon officielle en quittant l'Espagne.

Donc je ne fais pas une thèse sur l'hétérodoxie, mais sur l'orthodoxie. Sur l'orthodoxie juive en l'occurrence. C'est le point de vue opposé. Diamétralement opposé.

C'est ça, exactement ça, un remake du 17ème ...


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Mais Madame, y mange quoi le curé?

Maëva est une de mes élèves préférées, mais chut, il vaut mieux qu'elle ne le sache pas. Maëva a été capable de mettre une tarte dans la tronche à Oumar (que je ne supporte pas) qui lui-même avait frappé Nivéda parce qu'elle avait gagné à un jeu de cartes (ce qui supposait qu'Oumar avait perdu) et rien que pour ça, Maëva méritait mon estime. 

Le problème, c'est que Maëva avait été lourdement sanctionnée, même punition qu'Oumar, trois jours d'exclusion, pour avoir fait justice elle-même, mais effectivement, lorsqu'on voit comment les élèves pénibles sont traités dans le lycée, comme des petits rois intouchables, c'est sûr que l'envie de se rendre justice par soi-même est quand même énorme. C'est pour cela que Maëva mérite toute mon estime. Même si bon, parfois, elle le cherche Oumar, faut pas pousser non plus, cela serait pas mal qu'elle choississe son camp une fois pour toute. 

Ce n'est pas simple, je sais, mais c'est nécessaire pourtant. 

Mais Madame, y mange quoi le curé?

Je leur passe un film qui se passe au Chili juste avant le coup d'état de Pinochet. Une école catholique privée décide d'accueillir des gamins des bidonvilles dans ses rangs, mais le coup d'état met fin à cette expérience, l'école est occupée par l'armée et pendant une messe destinée à montrer qui est le nouveau chef, l'ancien directeur de l'école, un prêtre irlandais fait irruption, mange toutes les hosties et déclare: "Dieu n'habite plus ici".

C'est une scène très très forte.

Du coup, y mange quoi le curé? Maëva, mon enfant, vous n'êtes pas chrétienne?

Non.

Du coup, j'explique: le corps du Christ symboliquement représenté, blablabla.

Les chrétiens bouffent le corps du Christ? Mais c'est dégueulasse! 

Je vous l'accorde, ce n'est effectivement pas très glamour comme concept, mais c'est ça, dans la symbolique, c'est ça et dans mon for intérieur, je ne peux pas m'empêcher de penser que dans la littérature juive du 17ème siècle que je lis, la réaction face à ce concept est exactement la même que celle que vient d'avoir Maëva et qu'on n'a pas avancé d'un pouce à ce sujet. 

Et toujours dans mon for intérieur, je maudis le connard qui a inventé l'idée de laïcité parce que finalement, cela a créé plus de problèmes que cela n'en a résolu.


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Zidane, vous faites quoi?

Non, non, vous ne rêvez pas, j'ai bien un élève qui s'appelle Zidane.

Son prénom. Ses parents ont décidé de l'appeler Zidane suite à un événement survenu en France en 1998.

Bref, le gamin en joue. Il est adulé et il le sait. En plus, il joue au foot.

Mais alors qu'est-ce qu'il est con.

Bref, pendant un devoir, je crois entrevoir son téléphone allumé et je lui demande donc: Zidane, vous faites quoi?

Et là, je le vois en train de mettre quelque chose entre ses cuisses, de toutes évidences son téléphone portable ...

Zidane, vous avez quoi entre les jambes?

Je ne me doutais pas au moment où je l'ai prononcée de la portée transcendantale de ma question.

Zidane prit un petit sourire en coin et dit:

Eh, bien venez voir Madame, mettez la main si vous voulez!

Le petit con.

Derrière lui, une élève, la meilleure élève de la classe, qui jouait à la meilleure élève quand ça l'arrangeait et fricotait le reste du temps avec Zidane, esquissa un sourire charmeur.

Oh, ma chérie, il va falloir choisir votre camp.

C'était déjà fait en fait.

Zidane, qui par ailleurs était délégué de classe (ma p'te dame, les gens ne savent pas voter), joua très bien son rôle au conseil de classe et malgré des notes catastrophiques, il passa en classe supérieure, une bonne section en plus.

Au moment de sortir, il fit un bras d'honneur en direction de la proviseur du lycée et hurla: "allez, salut tout le monde".


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Michel, tu passes quand ton oral?

Demain.

Et tu connais ton jury?

Oui, oui, je tombe avec une blonde chiante.

Michel, qu'ouïs-je? Une blonde chiante pour parler d'une de mes collègues, vous imaginez ce que vous êtes en train de dire?

Mais Madame, c'est la fin du cours! 

Et?

Et puis ... entre vous, vous ne vous ratez pas les profs ... 

Non mais mêlez-vous de vos affaires, s'il vous plait!

Je rapporte ça à l'administration, une CPE que j'aime bien, mais il faut dire aussi qu'elle est une des seules à être efficace (en plus d'être brune, ce qui n'est pas négligeable), prend le dossier en main: "une blonde chiante ???? Le p'tit con! Je kiffe, vous me l'envoyez au plus vite".

La prof principal vient me voir: Oh, Rosa, comme toujours, tu ne changeras pas, tu y es allée un peu fort sur le cas de Michel tu ne trouves pas? Déranger l'administration pour ça quand même ... Ça m'a fait trop rire cette histoire de blonde chiante -en l'occurrence, c'est une collègue de sa matière-.

Oh, ma chérie, tu verras, le jour où tu te retrouveras dans la situation, il n'y aura plus personne pour te défendre, tu verras, tu repenseras à notre petite conversation.

Bien sûr, Michel était insupportable le cours suivant ...

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Bon, je fais quoi?

Hier, des attentats ont eu lieu aux locaux de Charlie-Hebdo et là, avec la classe technologique (comprenez, la plus multiculturelle), je suis en plein dans l'étude des trois religions dans l'Espagne médiévale, à savoir musulmane, juive et chrétienne. 

Je fais quoi? 

J'ai peur et il y a de quoi. 

A l'époque, je n'étais pas aussi avancée que maintenant dans le décorticage de l'étude de cette époque, c'est vrai que les trois religions cohabitaient en paix et c'est souvent montré en exemple, et du coup, c'est parfait pour moi enseignante d'espagnol, mais ce que l'on sait moins et qui commence à peine à se savoir maintenant, c'est que cette paix était quand même très conditionnelle et très tributaire du paiement d'impôts aux chefs musulmans et à la reconnaissance publique de la supériorité de l'islam.

Bref, à l'époque donc, et c'était le plus simple, j'étudiais les trois religions sur le même plan et je présentais la cohabitation comme pacifique et comme un mélange fructueux des cultures, ce qui de fait a été le cas.

Donc voilà, je me présente en classe, le calme règne, pour le cours j'avais prévu un travail sur les symboles et en particulier les symboles qui concernaient chaque religion (j'enchaînais ensuite sur l'étude d'un texte sur le Chemin de Saint-Jacques où certains symboles chrétiens apparaissaient), puis un document sur les collaborations entre musulmans et chrétiens sur le plan architectural et entre musulmans et juifs sur le plan intellectuel sur des ouvrages de philosophie et de mathématiques.


Au moment d'aborder les symboles, une élève lève le doigt et énonce: l'étoile de David, la Menorah (allez, expliquez ce que c'est, non, non, en espagnol por favor) et là, sa voisine lui dit: mais comment tu sais ça toi?

Et l'élève lui répond, sur un ton un peu vif: mais je t'ai déjà dit!

L'autre me regarde et visiblement, elle attend une réaction de ma part: ben, non, je n'interviendrai pas, ça t'apprendra à écouter tes camarades lorsqu'ils te parlent d'eux.

Le cours se passe.

Le cours se passe bien.

Le cours se termine.

Et là, une élève lève le doigt, prend un air solennel qui me fait un peu peur et annonce qu'elle a une question TRÈS importante.

Je crains le pire.

Je sais que l'élève est kabyle et que bon, voyons.

Je prends une grande respiration.

Donc, à la lueur de ce que nous avons étudié, commence-t-elle et cela commençait bien, vous m'arrêtez hein si je me trompe, vous semblez dire qu'à une époque de l'histoire, les juifs et les musulmans ont été amis et ont collaboré sur des projets communs, c'est ça? 

Je trouvais hallucinant qu'elle puisse en douter, mais le fait était là. 

C'est ça, vous avez tout compris.

Elle avait bien fait de se lever, elle, ce matin. 


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Parfois, à l'université, comme mon prof n'est JAMAIS disponible, je reste aux pots où les intervenants sont conviés après leurs prestations et je vois mon prof après. .

C'est là que j'apprends des choses très intéressantes, à savoir que par exemple en France, les personnes qui proposent un poste dans l'enseignement supérieur sont obligées d'examiner trois candidatures et d'auditionner donc trois candidats.

Le problème, c'est que la plupart du temps, leur candidat est déjà tout choisi, et pire même, souvent les critères de candidature ne sont qu'une façade, en fait, le candidat est déjà tout choisi et il n'a rien à voir avec le profil qui est demandé, parce qu'en fait, ce qui intéresse, ce n'est pas le profil, c'est juste que cette personne ait le poste.

Le problème c'est que il y a des personnes qui en voyant l'annonce se disent: chouette, je vais postuler!

Donc ces personnes préparent leur entretien, travaillent leurs compétences en fonction de ce qui est demandé, se rendent sur le lieu de l'entretien, tout cela coûte argent, énergie, espoirs. Faux espoirs parce que quelqu'un d'autre est déjà prévu sur le poste. Quelqu'un qui n'a rien à voir avec le poste.

Bref, parfois, je m'organise barmaid au pot, ce qui occasionne des conversations mémorables avec mon directeur de thèse: allez chercher le jus d'orange.

Je m’exécute.

Toutefois, le jus d'orange a une drôle de tronche.

Monsieur, regardez le jus d'orange, il a une drôle de tronche.

[...]

Il est périmé en fait ...

Bref, j'adore m'organiser barmaid.

Une fois, il y avait une prof que j'avais eue en master, genre "c'est la lutte finale", extrême-gauche à donf. J'avais collaboré avec elle à l'occasion d'une lutte étudiante pour laquelle on m'avait demandé mes "lueurs" ( = de faire le boulot à leur place), on avait gagné, non, non, ne me remerciez pas, c'est pas la peine.

Donc, je suis barmaid et elle me dit: "pour moi, cela sera un coca".

Un coca?

Comment peut-on être anticapitaliste et boire du coca? Enfin, je ne comprends pas ...

La barmaid se lance dans sa sempiternelle diatribe sur la cohérence dans les idées ...

Oui, mais bon ...

Le "oui, mais bon ..." revient souvent chez cette prof anticapitaliste qui lors de la réunion sur la collaboration avec l'Université de Pamplona affirma: "ne nous voilons pas la face, ils ont de l'argent, eux".

C'est ça, ne pas se voiler la face.

C'est quoi déjà le sujet des réunions du lundi? 

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Vous l'avez compris, le syncrétisme est une valeur forte autour de laquelle j'axe mon enseignement.

Le côté catho de l'Espagne m'insupporte, mais que voulez-vous, il est impossible de faire abstraction ... et je ne peux pas en faire l'impasse.

Pour Noël, je fais souvent une chanson, un chant de Noël et j'en étudie plusieurs versions, la traditionnelle, celle chantée par Lhasa et une qui est une collaboration entre le chanteur kabyle Idir, que j'aime beaucoup et un chanteur de flamenco du sud de la France.

Cela donne ça: https://www.youtube.com/watch?v=ZNTzHLeaBWU

Alors, je n'aime pas spécialement le flamenco, mais je dois avouer que ma chanson fait de l'effet. Souvent, je les laisse écouter et je demande: quelle est donc l'autre langue en plus de l'espagnol?

Les très bons élèves prennent le défi très au sérieux, mais c'est rarement eux qui trouvent la bonne réponse, sauf dans le cas où les meilleurs élèves sont aussi kabyles, ce qui est rare.

Alors parfois certains élèves trouvent et reconnaissent leur langue, mais ne disent rien ... Certains viennent me voir à la fin de l'heure, moi je le savais ... Mais pourquoi vous n'avez rien dit?

Ce ne fut pas le cas de Lehna qui dès les premières paroles se leva en hurlant: Mais Madaaaaaaaaaaaaaame, c'est du kabyyyyyyyyyyyyyleeeeeeee!

Et voilà comment la salle de classe se retrouve, MALGRÉ MOI, vous en seriez doutés, une salle de discothèque kabylo-hispanique ...

Allez, laissons-nous aller ...

J'aimais bien cette classe, je les avais le vendredi de 16 heures à 18 heures, on était toutes et tous décalqués, alors au point où on en était.

Bon, une fois la chanson étudiée, je laissai les élèves présenter la coutume de leur choix, souvent appartenant à leur culture forcément.

Une élève parla d'une coutume de l'Ile Maurice, je savais même pas qu'elle venait de là. Rafaëlle leva le doigt, ce qui m'arrivait pas souvent, jamais en fait.

Je l'aimais bien, cette élève ... elle me répétait toujours qu'elle n'aimait pas spécialement l'espagnol, qu'elle n'y arrivait pas et que voilà quoi ... Moi je lui répondais invariablement que ben oui, moi non plus je n'aimais pas spécialement l'espagnol, mais que bon, voilà, il fallait faire ce qu'il y avait à faire, c'est tout. Allez, allez, du nerf un peu ... On y croit, on y croit ...

Du coup, elle prenait son stylo et travaillait, enfin, elle faisait ce qu'elle pouvait, et en fin de compte, c'est ce qu'on lui demandait.

Bref, Rafaëlle lève le doigt.

Sí, ¿qué pasa?

Elle demandait l'autorisation de présenter une fête juive.

Bah, mon enfant, il ne manquait plus que ça, que vous ne puissiez pas présenter une fête juive!

Elle présente Hannoucca: "c'est un peu comme Noël, mais pendant une semaine et il y a un cadeau par jour."

Un cadeau par jour! Me voilà tout à coup intéressée ...

J'avais aimé ce cours ...

Quelques années plus tard, en fin d'année, je vois une femme voilée aux abords du lycée, complètement voilée, on ne voyait que les yeux. Nos regards se croisent. Mais je connais ce regard pétillant, je suis sûre que c'est elle, je reconnais ce regard pétillant qui s'est écrié: Mais Madaaaaaaaaaaaaaame, c'est du kabyyyyyyyyyyyyyleeeeeeee!

C'est elle, j'en suis sûre.

La femme ou la fille se détourne et part en courant.

Elle sait que je l'ai reconnue, c'est tout, c'est pour ça qu'elle est partie en courant ...

Je raconte ça au lycée, tout le monde s'en fout, personne ne se souvient de Lehna et je me dis que oui, effectivement, pour certaines, le temps de l'enfance est bien achevé ...

Quant à Rafaëlle, elle venait me saluer de temps en temps, juste "bonjour, ça va", l'assurance d'une présence. Par un hasard assez curieux, c'est moi qui surveillait la salle où elle composait pendant le bac, "allez, allez, du nerf un peu ... On y croit, on y croit ..", cela la fit rire. 

Madame, vous nous aimez? 

Ah, là, je ne m'y attendais pas à celle-là .... 

Je ne sais pas quoi répondre en fait, enfin, si, je connais la réponse, mais je n'y arrive pas.

Mais enfin, pourquoi cette question, mon enfant? est tout ce que je peux répondre, puis je passe à autre chose. 

Ne pas avoir répondu à cette enfant que je l'aimais, elle et tant d'autres aussi, est sans doute le plus grand regret de ma carrière et si un jour, vous croisez Rafaëlle, dites-lui s'il vous plait que la réponse à sa question était OUI.

Depuis, mes études sur le judaïsme ont très nettement progressé, j'ai même assisté à une cérémonie d'Hannoucca et c'est là que j'ai appris que ce n'est pas que la fête des cadeaux, c'est aussi la fête de la Lumière.

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