Se laisser aller ...

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Il m'arrivait parfois d'être épuisée, d'avoir cette espèce de couvercle sur la tête qui faisait que le monde pouvait s'écrouler, je n'en avais rien à faire.

Avant de travailler à temps partiel, cela arrivait souvent, tellement souvent que je passais la plupart de mes week-ends à dormir, et alors, que dire des vacances?

Le temps partiel (associé à un travail psychanalytique de fond et la découverte de mon empathie et surtout de comment la gérer) me permit de davantage me ménager, ce qui se ressentit sur la qualité de mes cours, ma disponibilité vis-à-vis des élèves et du contenu de ce que j'enseignais gagna en souplesse, ma connaissance du manuel scolaire et le fait de disposer d'un panel assez important de documents sur ma clé USB, exploitables à chaque instant grâce au matériel présent dans la classe, m'offrait même le luxe de rebondir par rapport à une question posée en proposant un exercice d'illustration et même d'improviser. 

C'est ce qui m'arrivait parfois de faire dans certaines classes, je me souviens d'un exercice d'écriture que j'avais créé à partir d'un cours de méditation que je suivais à l'époque. Il s'agissait de se mettre en silence (et ouf, un peu de silence, cela ne faisait pas de mal ...) et au moment où je le disais, d'écrire un mot en espagnol sur le cahier, celui qui leur passait à l'esprit, puis on recommençait avec une phrase, le tout ponctué de lectures (j'en profitais pour travailler la prononciation, l'énonciation et la mise en situation de communication) où les élèves s'écoutaient, luxe non négligeable, prenaient un mot dans les phrases que proposaient leurs camarades, puis s'en servaient pour à leur tour bâtir une autre histoire.

Cet exercice était très intéressant à plus d'un titre, d'abord pour libérer la créativité et montrer que l'on n'a pas besoin d'être bilingue pour transmettre une idée, une émotion, mais aussi parce que ce qui surgissait venait d'eux et pas du document que le prof imposait. Ces phrases, la plupart, souvent, toujours, trahissaient leurs préoccupations, et si certaines demeuraient très prévisibles, certaines l'étaient moins et évoquaient, en filigrane, un quotidien et un vécu qu'ils n'avaient pas forcément l'habitude d'exprimer, surtout pas en langue étrangère, et certains moments de lecture étaient chargés d'une intense émotion.

Bien sûr, il y avait toujours le rabat-joie de service, "et ça sert à quoi cet exercice?", qui à partir du moment où il demeurait le seul et qu'il était contrôlable, restait gérable; mais très vite, ce genre d'exercice devint impossible dans des classes où les élèves se plaignent de toujours faire la même chose, mais hurlent dès qu'on propose un peu de nouveauté. 

Il y a même des classes où je proposai souvent, à partir de l'étude de calligrammes -très en vogue dans l'Argentine du XXème siècle-, que les élèves réalisent les leurs, les œuvres étaient exposées dans la classe, avec un vote pour choisir le meilleur. Cela donnait lieu à une activité ludique à la fois basée sur la langue espagnole et sur la créativité, peu mise en valeur dans notre système -j'ai découvert que certains de mes élèves avaient un vrai talent comme ça!-, l'exposition permettait de nous déplacer dans la classe et d'échanger différemment, juste parfait avant les vacances.

Mais lorsque vous voyez que certains élèves prennent très peu au sérieux cette activité en faisant exprès de dire alors que vous passez dans les rangs que le prof de l'an dernier faisait faire de la grammaire, LUI ( ces élèves sont bien sûr nuls en grammaire), que les parents vous tombent dessus en conseil de classe pour vous reprocher de faire du dessin en cours d'espagnol ("mais, c'est pas du dessin, c'est des calligrammes, un peu de respect quand même!") et que votre chef d'établissement relaie, adhère à cette critique en vous faisant passer pour une originale, vous vous dites que, bon, c'est bon, allez, faites l'exercice de grammaire page tant et foutez-moi la paix.

Avec une des classes où l'activité d'écriture avait été possible et avait bien fonctionné, une classe avec laquelle je m'entendais très bien, bavarde, mais dans le sens positif du terme, c'est -à-dire qu'ils avaient tellement d'humour que cela passait, quoi, et mine de rien, on travaillait aussi, il n'empêche qu'avec cette classe, un vendredi, un de ces vendredis comme il y en a souvent à Paris, gris, pluvieux, celui où tout vous tombe dessus, en plus on était dans la salle qui a un problème de ventilation, il y faisait toujours très froid, le problème que je signalais toutes les semaines et une fois par an au CA, au grand dam de la gestionnaire qui à chaque fois poussait de grands soupirs en me disant: "Madame Carmon, vous savez bien que je ne peux rien faire concernant la ventilation de la salle 124", bref, ce vendredi en rentrant en classe et en entendant le brouhaha, je me dis: "mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire aujourd'hui avec la seconde 8?". 

Les élèves remarquèrent aussitôt que cela n'allait pas: oh, Madame, ça va pas aujourd'hui.

Je vous remercie de votre perspicacité, vous ouvrez vos cahiers, vous marquez la date (je fais celle qui maîtrise son cours) et là, Antoine, le même qui se demandait plus haut à quoi sert l'exercice d'écriture, prend la parole sans lever le doigt, à son habitude et demande si on peut réécouter la chanson.

Quelle chanson?

Ben, celle qu'on a étudié la semaine dernière?

Ah, mais, mais ... les mots m'échappaient ... mais c'est une excellente idée!

La vie décidément me souriait.

Je passai la chanson une fois, deux fois, trois fois, une très belle chanson en plus, qui invite au calme, une espèce de prière où une femme demande à une étoile de veiller sur le destin des gens, des gens malheureux et qui en ont besoin, de les guider dans la vie et de leur indiquer le chemin, c'est une chanson que j'aime beaucoup (mais je n'étudie avec les élèves que des documents que j'aime beaucoup ou qui m'intéressent ou qui me parlent), elle m'a beaucoup aidée à des moments de ma vie où j'avais besoin de soutien et je l'étudie volontiers en principe une fois par an, parfois pour Noël et parfois à la fin de l'année pour souhaiter une bonne continuation à mes classes, elle est juste parfaite pour l'impératif. 

Si vous souhaitez l'écouter, la voici: https://www.youtube.com/watch?v=k0WThJtP6jQ

Au bout de la dixième écoute et alors que je commençais à me dire qu'il serait temps que nous passions à un exercice de grammaire, les élèves me demandèrent une faveur. 

Je craignais le pire, mais au point où j'en étais ...

En fait ils voulaient une dernière écoute (euhh, non ...) mais à une condition ... que je chante avec eux. 

Quoi? 

C'est hors de question.

En fait, je déteste chanter, en plus avec les élèves, nooon!

Allez, Madame!

Non!

Alleeeez.

Et puis, finalement, pourquoi pas, me dis-je, au point où tu en es ma pauvre, pourquoi pas?

Je leur dis: d'accord .....

Ouaaaaaaaisssss!

Mais à une condition.

Laquelle?

Que vous chantiez avec moi.

Mais oui, évidemment !!!!!

En fait, j'étais tellement habituée à ce que les gens ne tiennent pas leur parole que je me dis inévitablement, bah, ils vont pas le faire, mais bon au point où tu en es, ma pauvre.

Nous voilà en préparation.

Un élève se désigne pour donner le tempo.

Uno, dos .... et là, je me revois, étant moi-même élève, je faisais du théâtre dans le lycée où j'étais et là, je me revois juste au moment qui précède l'allumage des lumières, je suis là , dans le noir, dans mon personnage, et là, LUMIÈRE! ... tres ....c'est parti, le saut dans le vide, je prends ma respiration et ... je chante ....

Les élèves chantent avec moi ... je savais bien qu'ils allaient le faire.

Ce n'était pas si dur finalement, ils baissent leur ton ... Non, mais ne vous inquiétez pas, c'est juste pour vous écouter chanter ... je chante ... Ouuuaaaah, mais vous chantez trop bien, Madame !!! Ils me font rire parce que je sais qu'ils sont sincères.

Je chante.

Je vole.

Je joue mon rôle.

J'ai envie de pleurer, alors je me mets un peu en retrait au fond de la classe et laisse libre cours à mes émotions pendant que les élèves chantent et font un peu ce qu'ils veulent, mais ce n'est pas très grave, au point où tu en es, ma pauvre. 

Une fois, la chanson finie, exercice: vous relisez votre cahier et vous faites un tableau récapitulatif de tout ce que l'on a fait depuis le début de l'année, thèmes de vocabulaire, points grammaticaux, temps de conjugaison, thématiques abordées, situations de communication.

J'aime beaucoup cet exercice, les élèves révisent sans s'en rendre compte, et cela nous permet de faire un bilan de là où nous en sommes.

Les élèves s'exécutent et je repense à l'expérience que nous venons de vivre, à la chanson.

Dehors, il fait gris, cette satanée ventilation nous oblige à garder nos manteaux, mais il fait chaud dans nos cœurs finalement et je me dis que moi-aussi, cela serait pas mal que je fasse un bilan de là où j'en suis.


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