Le procès

6 minutes de lecture

Il y a quelques années, j'ai bénéficié d'un congé formation.

Une année scolaire payée (à 80% du salaire) pour suivre la formation de mon choix.

Au départ, je la demandais pour passer l'agrégation, mais le délai d'obtention dans mon académie étant de sept ans en moyenne, en sept ans, j'ai très largement eu la possibilité d'obtenir l'agrégation. Bon, cela n'a pas été chose simple, j'ai travaillé comme une folle quand même (mais j'aime ça, que voulez-vous ...), je me suis mise à temps partiel (première occasion de réfléchir à mes besoins), mon chef d'établissement de l'époque avec qui je m'entendais très bien m'avait fait un emploi du temps assez idéal (et je l'en remercie) qui me permettait d'aller deux fois par semaine à l'université suivre des cours, suspension de mes activités liées à l'Italie et à l'italien pour éviter les interférences. 

Bon, ça, c'était la deuxième année, car la première où je n'avais pas vraiment la tête à ça, je n'avais même pas acheté les livres, je les empruntais à la bibliothèque, et j'en avais lu 80%, j'avais raté l'admissibilité à un point et avais bâti ma dissertation sur Cervantes à partir de seulement trois nouvelles sur douze du livre.

Bon, donc c'était possible de l'avoir, pensai-je, et c'est ce qui se passa l'année d'après. Mais n'allez pas croire, cela n'a pas été simple, j'ai été laminée lors d'un oral, l'oral dit "professionnel" où on simule un cours "idéal", où fondamentalement, mes "collègues" (c'était l'agrégation interne vu que j'enseignais déjà et les examinateurs se présentent comme collègues, ce qu'ils sont de fait ...) me firent comprendre que lorsqu'on enseigne dans un collège comme moi, on n'a pas spécialement d'expérience ni d'autorité pour proposer le cours "idéal". Je retrouvai une des examinatrices à l'université pendant mon congé formation, "on se connait, non?".

Non, je crois que vous faites erreur.

J'en parlai à mon directeur de thèse: Oh,c'est bizarre, elle est si gentille.

Oui mais les gens, ils sont gentils avec qui ils veulent et quand ils veulent ...

Bref, j'eus l'agrégation, malgré tout, et contrairement à mes autres collègues qui stoppent la demande de leur congé formation après leur succès à ce concours, moi je poursuivis afin de concrétiser mon rêve secret: celui de reprendre ma recherche. 

Car l'agrégation, quand on y regarde bien, est une vaste imposture, être payé-e plus et travailler moins, surtout quand on sait que certains collègues agrégés refusent d'aller enseigner en lycée et préfèrent rester en collège, parce que le travail strictement scolaire est moins lourd. Pour ma part, le travail non-scolaire, qui pour faire bref est le travail d'éducation et de sociabilisation que les parents n'ont pas fait, ne m'intéressant pas, demander ma mutation en lycée et l'obtenir après mon succès à l'agrégation fut, à l'époque, une bénédiction (bien sûr, depuis, les problèmes du collège ont très largement atteint le lycée et commencent à gagner le supérieur).

Vaste imposture ... mais que voulez-vous, j'en avais besoin, cela existe, je m'en sers ... Pour solliciter un temps partiel et je puis vous dire qu'être agrégée à 80% est très confortable, même si beaucoup de mes collègues m'affirmaient que mon salaire ne leur aurait pas suffi pour vivre, pour mon aura et me convaincre que je valais quelque chose, ma mère n'arrêtait pas de me répéter que je n'arriverais à rien dans la vie, fallait bien que je me venge ...

Des jalousies, j'en ai suscité: ben t'as qu'à faire comme moi!

Oui, mais faut travailler.

Oui, effectivement, il n'y a pas de secret...

Mon congé formation arriva à point nommé, au bout de la septième demande.Un congé formation, un break dans la vie devrait être un droit pour tout être humain de cette planète.

Je me pris d'abord un temps pour moi. Ne rien faire est compliqué, on le voit bien en vacances, on continue à se lever tôt pour sauter un train, aller visiter des trucs, etc etc ..., mais ne rien faire, à proprement parler, c'est très compliqué.

J'avais quelques économies. Je m'offris une semaine de remise en forme.

Cher, très cher, mais quel plaisir de m'offrir quelque chose pour moi et rien que pour moi. 

Et l'avantage de ces séjours, c'est qu'on repart avec plein de pistes possibles sur comment se faire du bien, souvent, c'est très simple et pas cher du tout justement, là, c'est enrobé dans un protocole qui fait monter les prix, mais le plaisir d'un bain moussant aux huiles essentielles éclairé de quelques bougies, c'est très simple, et vous comprendrez sans doute pourquoi, lorsque j'ai déménagé, j'ai opté pour un logement avec baignoire.

Pendant mon congé formation, je pris le temps, de lire, de chercher, comparer, et je trouvai enfin EXACTEMENT le sujet dont j'avais envie et besoin.

Je me sens parfois comme ce peintre japonais qui passe des années devant un paysage, puis un jour, il se lève et peint le paysage en trois minutes.

Concrètement, c'est ce qu'il s'est passé, c'était trop long pour mon directeur de thèse, mais la rédaction de mon mémoire m'occupa les mois d'été, très agréable cette discipline de rédiger tous les jours (je m'accordais quand même quelques jours fériés au gré de mon avancée et quelques visites touristiques dans ma région), la fenêtre ouverte, vue sur le jardin du voisin, dans le silence de l'été parisien, à une époque où les parisiens partaient davantage en vacances.

Le mémoire définitif fut déposé le 28 août, je fis ma rentrée scolaire quelques jours plus tard, la soutenance se déroula sur ma journée de libre et j'obtins 17/20.

Mon directeur de thèse découvrit mon texte uniquement pour la soutenance et pas avant, je crois qu'il avait abandonné l'idée que je propose quelque chose, personne n'avait lu mon texte, finalement, c'était plutôt réussi.

Et curieusement, l'année d'après, pour le Master 2 où je proposai la suite -et ce, malgré la reprise de mon poste au lycée-, le travail était un peu plus encadré cette fois, j'obtins 18/20 et pourtant c'était beaucoup moins méritant, j'avais été plus aidée cette fois, même si fondamentalement, je n'avais pas spécialement besoin d'aide, mon directeur de thèse se bornant à essayer de limiter le côté passionnel de mon travail. 

Le congé formation dure 12 mois, mais comme les français se compliquent toujours la tâche là où tout pourrait être simple et que l'année scolaire ne dure que 10 mois, il faut refaire une demande pour bénéficier des deux mois restants, ce que certains collègues, happés par la vie, oublient ou ce à quoi ils renoncent, face à la lourdeur de la procédure, ce qui est tout bénéf pour l'institution. Le problème, c'est que ne pas réclamer ses droits est un bon début pour leur disparition.

Bref ... je demande mes deux mois et selon la circulaire, si ces deux mois sont demandés dans un délai déterminé , ils sont attribués automatiquement et on n'a pas à re-attendre sept ans de plus.

Je m'exécute, je suis dans le délai, tout va bien.

Je reçois la réponse: votre demande de reliquat de congé formation est refusée.

C'est quoi, ce délire?

Je téléphone, j'écris ... toujours la même réponse, invariable.  J'étais hors délai et donc la demande m'avait été refusée, c'est tout ...

Hors délai?

Je contais, recontais, relisais la circulaire.

Je ne comprenais pas pourquoi j'étais hors délai.

Je contactai mon syndicat, qui m'affirma que le rectorat avait raison.

[?!?]

L'affaire devenait ubuesque.

Que mon syndicat affirme que le rectorat avait raison était quelque chose de rare, mais là, c'était le comble, un peu comme si je demandais si 2+2 font bien 4 et qu'on me répondait que: "mais non, enfin, cela fait 5". 

Renseignements pris (Google est mon ami), j'envoyai une lettre au tribunal administratif.

Je fus la risée au lycée. Ah ah, mais on t'a dit "non", tu comprends pas que c'est non? Ah, ah, toi, tu ne sais qu'être dans l'opposition, tooooiiii. 

Mais je ne suis pas dans l'opposition, je fais valoir mes droits, c'est très différent!

Ma lettre demandait juste une clarification et un règlement dans l'instant de ce qui apparaissait pour moi comme un "malentendu", mais la lourdeur administrative en décida autrement. Tout courrier envoyé au tribunal administratif se transforme en procédure judiciaire qu'on le veuille ou pas, on n'est pas obligé d'y assister (de toutes façons, je n'en avais pas envie) et un avocat est commis d'office.

Tout cela me faisait peur, les pressions qui cherchaient à me dissuader d'un côté, cet appel de la justice de l'autre. Pendant de nombreux mois, je reçus des courriers, j'avais peur de les ouvrir, lorsque je les ouvrais, j'avais peur de les lire, lorsque je les lisais, je ne comprenais rien. Du coup, parfois, je n'ouvrais pas. A un moment de grande lassitude où la tentation de penser que "tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil" et que donc forcément je m'étais trompée était très forte, j'ai failli écrire pour annuler ma plainte. Heureusement que je ne l'ai pas fait.


Un mois plus tard, je reçus un courrier et au bout de la quatorzième lecture, je compris que deux ans après le dépôt de ma lettre exposant ma perplexité face à la décision que le rectorat avait prise à mon encontre, j'avais gagné mon procès.

Le déchiffrement du compte-rendu (pompeusement appelé "procès verbal") m'apprit aussi que le délai de sept ans d'attribution du congé formation est illégal, et j'appris, encore plus tard, le jour où je rencontrai, par hasard en me promenant dans le bois pas très loin de chez moi, une camarade du syndicat, que les syndicats sont plus ou moins au courant ... mais que voilà ...

J'avais gagné mon procès et je rendis grâce à mon avocat.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Rosa Carmon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0