Se positionner

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Peu de temps après l'attentat du Bataclan, je surprends une conversation dans la salle des profs.

Il est question d'une élève. Une élève dont j'ai déjà parlé, mais peu importe.

Cette élève n'est pas à sa place au lycée, mais comme le redoublement a été supprimé et que ses parents ne veulent pas encore parler d'une filière professionnelle (enfin, ses parents ne parlent pas français et comme c'est l'enfant qui assure visiblement la traduction, je pense qu'elle mène son monde comme elle l'entend), là voilà au lycée.

Celles et ceux qui ne savent pas ce qu'est le néant devraient lire une de ses copies.

Et encore, le néant, je suis gentille ... le vide interstellaire ... le vide sidéral. Il n'y a rien, rien. D'habitude, l'élève, même faible, se débrouille, il a quelques mots de vocabulaire, des verbes mal conjugués figurent dans sa phrase, il y a une pensée ou du moins une idée qui est communiquée.

Là, rien.

Bref, il était question d'elle et suite aux attentats du Bataclan, les élèves,  gorgés d'images qui tournent en boucle, sont affectés et la prof principal dit: "oui, enfin, affectés, pas tous ... parce que l'élève -celle dont je parle-, elle affichait quand même un petit rictus un peu provocateur quand même ...."


Et t'as rien dit? je m'immisce dans la conversation.

Ahhh, noooooon, cela ne me regarde pas.

Ben c'est-à-dire que si, quand même, ces gamins sont sous notre responsabilité, moi si une élève réagit comme ça, j'aurais tendance à lui rentrer dans le lard, genre "et ça vous fait rire, vous?", c'est trop grave quand même.Et puis je le signalerais à l'administration, je pense.

Ah oui ... fut la réponse.

J'avais déjà eu ce problème avec un élève, qui pour traiter sa thématique du héros, il avait choisi Luther King, s'était basé sur des documents qu'il avait pris, je leur demande de citer leurs sources, sur le site de .... Al Jazeera ...

Bon, pourquoi pas ... C'est original ...

Je fais quoi? 

Plutôt que de tomber dans un manichéisme contreproductif, j'opte pour une appréciation soft, mais ferme.

Pourriez-vous, pour traiter la figure du héros choisi, vous servir de documents avec un lien plus direct avec le sujet?

Mais ce qu'il y a derrière tout ça, c'est que si l'élève cite Al Jazeera pour un devoir d'espagnol, c'est que sans doute cette chaîne de télévision fait partie de son quotidien, et que donc potentiellement, sa famille, et donc lui, adhère aux idées que cette chaîne véhicule, et je sais que sur certaines questions, leur positionnement est pour le moins ... ambigu.

L'élève reçoit sa copie. C'est quoi le problème avec Al Jazeera?

Je ne dis rien.

Il essaie de se connecter au site depuis son ordinateur, nous étions en salle informatique, et là ... accès refusé.

Oh, super! J'ai même pas besoin de vous faire un dessin, vous êtes capable de comprendre tout seul, je pense.

L'élève se rabat sur Wikipédia, en espagnol qui plus est, je ne pouvais pas demander mieux.

Je raconte à mes collègues.

Ohhhhh, mais tu leur demandes de citer les sources ?????

Bah, oui ...

Parfois, je me demande dans quelle espèce de cour des miracles je suis tombée, et quelle faute je suis en train d'expier.

Mais tu juuuuuges !!!!

Le fléau de notre époque, "ne-pas-juger-les-élèves" ...

Je ne juge pas, je prends position.La probabilité que cet élève se soit retrouvé par hasard sur le site d'Al Jazeera pour faire son devoir d'espagnol me paraît très mince, surtout lorsqu'on connaît un peu l'élève... Je vais le signaler à l'administration. 

Qui s'en fout royalement.

Oh, la délation!

Mais, la délation, c'est dénoncer un innocent pour ce qu'il est, en revanche, dénoncer les manquements à la justice, et la non-condamnation d'un attentat en fait partie, c'est notre devoir de citoyen. T'es pas prof d'histoire au fait?


Bref, l'élève dont il était question au début de ce texte, arrive en retard à mon cours quelques jours après les attentats du Bataclan.

Elle frappe, je ne réponds pas, elle rentre quand même.

Je suis en retard.

[...]

Il y avait des problèmes dans le tramway.

[...]

Il y a eu une alerte à la bombe dans le tramway.

Ah, ah. Je rigole intérieurement. Mais je ne dis rien. 

Vous voulez que je meure, c'est ça?

Oh, le chantage affectif! Vous sortez s'il vous plaît.

Oui, c'est ça, vous voyez comment vous êtes, vous voulez ma mort (et elle insiste sur le mot "mort").

Je crois que vous avez des problèmes de compréhension du français ... vous sortez s'il vous plaît.

Elle sort.

Bien sûr, renseignements pris, il n'y avait eu aucun incident dans le tramway la matinée en question.

Cette élève se calma toutefois dans les jours et les semaines qui suivirent, et ce grâce à l'intervention ferme et très efficace d'une CPE stagiaire, pleine d'énergie et d'assurance. Disons que pour vous donner un ordre d'idée, pendant la grande majorité des cours, cette élève réclamait à peu près une intervention de ma part toutes les cinq minutes (et il faut tenir compte du fait qu'il y a Jordan aussi à gérer dans la classe et les autres aussi, et encore, en langues, nous avons la "chance", que nous avons négociée contre une réduction des horaires plancher, de n'avoir que des groupes à 18). Puis cette élève se fit de moins en moins remarquer, jusqu'à passer (presque totalement) inaperçue. 

A la fin de l'année, l'heure des bilans.

La prof principal nous confie que, finalement, elle l'aime bien, cette élève.

La prof de maths, qui est une rabat-joie de première, en plus d'être une militante active pour la suppression de la LV2 au lycée, prend ses petits airs pour dire: "moi, cette élève, je l'aime beaucoup, elle ne m'a JAMAIS posé problème" (comprenez en sous-entendu, "contrairement à d'autres enseignants ici présents").

Pour ma part, mon positionnement est un peu différent.

Oui, j'aime mes élèves et encore, mon amour resterait à définir, parce que c'est le rôle de leurs parents de les aimer, pas le mien, mais s'il vous plait, ne me demandez pas d'aimer une élève qui fait l'apologie du terrorisme, ou son pendant pervers, ne le condamne pas, ce qui revient strictement au même.

Cette élève a été calme le reste de l'année, mais les efforts de la CPE pour qu'elle intègre une filière en voie professionnelle se sont heurtés au refus de la famille et de l'enfant.

Elle préfère redoubler et sera à nouveau en classe de seconde l'an prochain.

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