Surtout, ne pas en faire trop ...

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Le lundi est le jour que je consacre à l'Université.

C'est comme ça.

Depuis mon succès à l'agrégation et ma décision de travailler à temps partiel (avec derrière, toute une réflexion sur mes besoins et une répartition plus juste de mes dépenses), ma vie est plus aérée, plus posée, plus ... plus ...et c'est comme ça que j'ai pu reprendre mes recherches sur le judaïsme hispanique. 

Et pourtant, ma décision de me mettre à temps partiel avait créé un tollé en salle des profs et j'avais été la risée de mes collègues.

Mais enfin, toi, toute seule, sans mari [voilà où nous en sommes réduites], tu n'y arriveras jamaaaaaaaais!

J'avais même répondu à une collègue: "mais tais-toi, tu ressembles à ma mère quand tu dis ça", et elle avait bien perçu toute la portée émotionnelle, voire psychanalytique qu'il y avait derrière, du coup, elle et les autres, se mirent à me laisser tranquille.

Ma décision de travailler à temps partiel a été une des meilleures décisions de ma vie, et je mets "une", parce que je sais qu'il y a une décision encore meilleure, mais bon, bref.

Du coup, je demande à bénéficier de mon lundi, parce que c'est jour de séminaire à l'université, bon, pas tous les lundis et c'est pour cela que certains week-ends, une fois par mois environ, je m'offre un week-end à Nice, ville que j'ai connue grâce à une aventure quelque peu malheureuse, mais c'est un autre sujet.

Certains lundis, donc, je vais à l'université.

Je m'entends bien avec mon directeur de thèse, et ce que j'apprécie le plus chez lui, c'est qu'il me fout la paix.

Le problème, c'est que cet avantage peut facilement devenir un inconvénient et c'est ce qui est en train de se passer. 

Cela fait quelques temps que je lui dis que mon travail sur le judaïsme hispanique devient de plus en plus un travail sur le judaïsme dans un contexte hispanique plutôt qu'un aspect hispanique sur une toile de fond juive et donc, j'ai besoin d'un référent spécialiste du monde juif et si possible juif lui-même. Je m'interdirai de publier quoique ce soit sur le monde juif sans avoir l'aval d'un de ses représentants.

Sauf que rien. Mon directeur de thèse est un ponte de l'université française, il connaît du monde et c'est son rôle de me mettre en relation avec des spécialistes susceptibles de m'aider.

Sauf que rien.

Dans l'école doctorale dont je fais partie, il y a une prof qui enseigne ailleurs qui vient parfois. Elle est juive, du moins à l'origine parce que son rapport à la judaïté a l'air compliqué et tourmenté, elle est, par un de ces hasards curieux du destin, spécialiste de la chrétienté dans l'Espagne médiévale mais écrit parfois sur le même sujet que je traite et je dis toujours à mon directeur de thèse: "mais présentez-moi à elle, par exemple".

Oui, oui.

Sauf que rien.

Bon, maintenant, je sais qu'avec cette prof, à qui j'ai fini par me présenter moi-même, cela ne va pas le faire, nos points de vue sont trop divergents sur des questions cruciales, mais le monde est vaste, et c'est le rôle de mon prof de me trouver quelqu'un qui puisse correspondre à ce que je recherche.

Sauf que rien ...

Moi, cela fait un moment que je fréquente certains milieux juifs et que je lis certaines publications, mon directeur de thèse me met en garde: "ne parlez pas trop de votre sujet, restez discrète". Au début, je prenais cela pour une volonté de me protéger et de me préserver dans le monde cruel de la recherche, maintenant, je crois qu'il y a autre chose, autre chose de bien plus grave.

Un jour, dans un colloque organisé par une association juive auquel je me suis rendue (et la plupart des associations juives ne recevant pas de soutien financier de l’État, ces colloques sont payants et j'ai pris sur mes deniers pour y assister), j'ai rencontré une prof qui enseigne le judéo-espagnol à l'université. "Mais ton prof, il s'en fout du judaïsme". C'était vrai, et à l'époque, j'avais du mal à l'entendre, mais en l’occurrence, cette femme ne m'a pas non plus proposé son aide. Certains l'ont fait toutefois et j'ai gardé leurs coordonnées dans un coin de mon cahier et de ma tête.

D'autre part, grâce aux publications que je lis, je commence à entrevoir avec qui je pourrais aller parler et qui est susceptible de comprendre ma démarche. De toutes façons, ma recherche universitaire étant en train de converger avec une quête spirituelle plus vaste, aller parler à un rabbin s'imposera tôt ou tard.

Parallèlement, commençant à réaliser que la meilleure façon d'attirer à soi les contacts dont on a besoin est de se montrer à la face du monde telle que l'on est, je commence à désobéir à mon prof et à parler de mon travail aux personnes que je rencontre, en demeurant vigilante bien sûr, mais je m'ouvre davantage. Je vais de plus en plus à Amsterdam aussi voir "mon" manuscrit, au début sous couvert de l'université et maintenant par initiative personnelle.

A la bibliothèque, qui est un magnifique lieu de vie, des visiteurs s'intéressent à ce que je fais.

Vous n'écririez pas en anglais par hasard? 

No.

Ooooohhh, what a pity !!!!! 

Yes.

Aux séminaires du lundi, où parfois des profs de province et d'Espagne viennent nous parler, et ce avec une qualité très irrégulière (et là, devinez qui paye? Tout ça pour un auditoire de trois ou quatre personnes, dix maximum), le thème a changé, et est passé sur "les apparences" (le précédent était l'argent).

Et là, je me dis "chouette!", je vais pouvoir trouver quelque chose à dire, mon sujet parlant justement de tous les juifs convertis de force qui ont dissimulé leur foi et étaient chrétiens "en apparence" et j'étais étonnée que mon prof ne m'ait pas encore proposé d'intervenir lors d'une séance du séminaire.

Le premier lundi du nouveau séminaire fut consacré à déterminer les orientations de notre futur travail. Là, une prof intervient: "oui, les apparences, on pourrait parler de la dissimulation en religion!".

Je jubile! Ouuuuuuiiiiiii!

Je m'apprête à en rajouter une couche, lorsque le directeur de l'école doctorale, qui est aussi accessoirement mon directeur de thèse, rabroue sa collègue: "Euuuh, non, non, on va rester sur des bases simples, surtout, ne faisons pas trop compliqué, nous risquerions de nous éparpiller".

Nous éparpiller .... Coup de poignard. Je n'ai donc pas ma place ici ... 

Pendant qu'un livre, très beau livre sur des œuvres de Velázquez actuellement en exposition au Grand Palais circule, je me dis que finalement, même sur le versant hispanique de mon travail, mon directeur de thèse n'a pas été d'un très grand secours non plus, je disposais déjà de toutes les connaissances requises pour traiter le sujet. 


Le livre arrive sous mes yeux et je me mets à penser au texte que je suis en train d'étudier avec mes élèves de Terminale. Son auteur démonte un peu le mythe Velázquez en affirmant que oui, oui, il peint très bien, aucun problème, mais finalement, il s'est juste contenté d'être le peintre officiel de la Cour Royale alors qu'il aurait pu utiliser son talent pour des causes plus nobles. Un fonctionnaire en somme ...

Je feuillette le livre, oui, c'est joli, et j'entends encore les commentaires des autres membres de l'école doctorale qui s'extasient devant ces œuvres, oui, c'est ça, nous sommes en plein dans le sujet, le monde des apparences. 

Je fais passer le livre en me disant que les choses commencent à prendre sens.

Il est temps que je prenne mon destin en main.

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