Le conseil d'administration

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Très vite après le début de ma carrière s'imposa à moi l'idée de me syndiquer.

Certes, je venais d'une culture dite de gauche fondamentalement, plus par la famille de l'homme des cavernes dont certains membres s'étaient illustrés pendant la Résistance et avec qui, pour le coup, je m'entendais très bien et pour moi, ces valeurs, dont j'étais consciente de la transmission, et très reconnaissante aussi, étaient importantes.

Pourtant, il y avait toujours quelque chose qui me gênait dans ces organisations et je ne trouvai jamais un syndicat qui correspondait exactement à ce que je cherchai. Pour moi, la lutte devait être intérieure et individuelle: si chacun-e veillait convenablement à ses propres intérêts, le monde se rétablirait de lui-même.

J'adhérai à plusieurs syndicats, que je laissai au fur et à mesure de mes déceptions, en particulier leur froideur face aux injustices, et je finis par en trouver un qui était plus ou moins sur la même longueur d'onde que moi, même si très vite je me rendis compte que le choix des injustices défendues était parfois soumis à caution.

Bref, mon activité syndicale concerna essentiellement le terrain, à défendre des collègues, des agents du lycée où je travaillais, et puis peu à peu, surtout face au manque de reconnaissance et à la manipulation dont je pouvais faire l'objet dans certaines situations dont les tenants et les aboutissants m'échappaient, je finis par me centrer sur moi et par utiliser les connaissances acquises par cette activité à me défendre moi-même.

Cela ne m'empêcha pas de siéger plusieurs fois au conseil d'administration.

Une grande messe, très protocolaire, et finalement plus "un empêcheur de tourner en rond" qu'autre chose, il faut que le CA valide tel truc, donc il faut que le dit truc soit prêt avant la tenue du CA qui sera tel jour ... Pour moi, une façon comme une autre de décourager les activités, qui certes doivent être encadrées, mais avec souplesse, et pas cette rigidité administrative qui devient un esclavage.D'autant que cela n'empêche pas le lycée de prendre des décisions importantes hors CA et ce de façon très fréquente et arbitraire, en particulier grâce à la création de certaines commissions habilitées à prendre des décisions au nom des collègues sans passer par la case "vote des représentants", les membres de ces commissions étant plus ou moins suggérés, suivant la configuration de l'établissement, par les chefs d'établissement eux-mêmes .

Le CA le pire de tous est sans doute le CA consacré au budget. Genre voir un film coréen sans sous-titres, qui était ma blague favorite en début de CA histoire de détendre l'atmosphère, genre vingt mille sous les mers en totale apnée. Il m'est même arrivé de convaincre des suppléants de me remplacer pour ce CA là en vantant le mérite d'assister au moins une fois dans sa carrière à un CA, expérience indispensable pour tout camarade qui se respecte. Souvent le lendemain, je trouvais un petit mot dans mon casier, juste "merci", du collègue en question pour l'expérience inoubliable qu'il-elle avait vécue la veille au soir.

Au CA, il y avait toujours un parent qui posait des questions sans arrêt. Mais pas des questions de celui qui comprend rien et qui veut plomber le CA, comme les élèves peuvent le faire, non des questions de celui qui a tout compris et qui soulève LE problème qu'il ne fallait surtout pas soulever. Tout le monde lui tombait dessus systématiquement et c'est là que je ne comprends pas pourquoi l'administration du lycée défend systématiquement les élèves qui posent des questions débiles en vue de retarder le cours ou de s'arranger pour qu'il n'ait pas lieu, poser des questions, c'est bien, elle s'intéresse, vous devriez être contente. 

Sauf que bien sûr, quand on est directement concerné-e-s, on change forcément de point de vue, pour soi bien sûr et pas pour les autres, "c'est pas pareil".

Non, ce n'était pas pareil, parce que ce parent était intelligent lui, et moi,  sans doute la seule dans l'assemblée, je l'aime bien ce parent, et régulièrement, je le défends contre toutes et tous. 

En fait, poser des questions pendant le CA du budget, et ce parent le fait très bien, même à 22 heures lorsque tout le monde n'en peut plus et rêve de regagner son lit, démontre une chose implacable et très importante: que l'on est capable de suivre le CA du budget, ce qui n'est pas donné à tout le monde. Et vues les réactions que cela provoque en face, je me dis que forcément, il devait y avoir anguille sous roche. Partant du principe que personne ne comprenait ces tableaux, sauf un parent que tout le monde haïssait, sauf moi, n'était-ce pas la porte ouverte à des abus possibles, des erreurs que personne ne pouvait voir?

C'est là que je commençai à écouter. Je me dis que les personnes qui géraient ces histoires de budget n'étaient pas forcément plus intelligentes que moi et donc que je pouvais très bien y arriver, moi-aussi.

Alors, je me mis à écouter, de mieux en mieux chaque année. J'écoutais les questions, les réponses et je commençai à comprendre. D'abord un peu, puis de plus en plus.

Un jour, pendant le CA, la chef d'établissement me regarda, comme elle le faisait habituellement, en clignant un peu des yeux et en se caressant les lèvres d'un doigt: "Hummmm, Madame Carmon, vous devenez de plus en plus attentive lors du budget du CA, bientôt vous allez devenir une spécialiste."


Je ne savais pas s'il s'agissait d'un compliment ou d'une crainte. Ma chef d'établissement me kiffe, pensai-je, et ce n'était pas la première fois que cela arrivait.

[...]

Chut, le mental, tais-toi, c'est ta chef, et ce n'est vraiment pas ton genre de femmes, enfin ... Trêve de divertissement (dans le sens pascalien du terme), écoute.

Je me remets à écouter.

"La proviseur te kiffe, non?" me chuchote ma voisine à l'oreille.

Chut, j'écoute!

En fait, la meilleure façon de vérifier si un supérieur hiérarchique ne nous gruge pas, c'est de se hisser à son niveau et de vérifier par soi-même.

Si lui y est arrivé, je ne vois pas pourquoi les autres n'y arriveraient pas.

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