Ne jamais cesser d'étudier

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Étudier tout en travaillant, maintenir mon esprit critique, progresser ont toujours fait partie de mon univers.

Pendant mes études, je ne recevais aucune aide, une petite bourse (et rétrospectivement, je me demande bien comment je vivais, j'y arrivais pourtant), aucune aide de ma mère, qui daignait me téléphoner seulement au moment des examens pour me hurler en guise d'encouragement: "et t'as intérêt à les avoir, tes examens".

Je sais que j'ai toujours eu mes examens parce qu'il fallait bien que je les ai, tout simplement, sinon, ma bourse était supprimée, mais j'avais envie parfois de prendre ce que disait ma mère à contre pied, rien que pour l'emmerder, et c'est un peu comme ça que je me suis mise en sous régime pendant mon année de terminale, à tel point que de 16 ou 17 de moyenne en 1ère, chute vertigineuse de mes notes, j'ai failli rater mon bac, sous le regard impuissant de mes profs, le prof de maths était venu me voir pour me demander si c'était à cause de lui que j'avais chuté. Je lui avais répondu: "mais comment vous pouvez imaginer cela?" et cela en était resté là, et personne n'avait pris la mesure de ma douleur. J'ai eu le bac quand même, au rattrapage, enfin on me l'a donné et oui, c'était la meilleure chose qui pouvait m'arriver, oui, avoir mon bac.

Mes piètres résultats scientifiques de Terminale ne me permettant plus d'accéder à une école scientifique, et mes qualités littéraires mises en berne par l'interdiction de lire que je vivais à la maison ne me permettant pas d'accéder à une filière sélective littéraire, mes profs m'avaient fait un dossier pour une prépa économique, que j'obtins, mais qui fondamentalement, ne m'intéressait pas. Aller en prépa, en plus, supposait une ambiance que je n'aurais pas supporté (et j'ai récemment refusé d'aller enseigner dans une classe prépa pour les mêmes raisons), mais bon, je l'obtins. Parallèlement, il était demandé de s'inscrire en fac d'économie pour un éventuel retour dans le "cursus normal", ce que je fis. Ma mère m'accompagna, il y avait la queue, cela tombait bien, je lui demandai d'attendre là, et moi pendant ce temps, j'allai m'inscrire en fac d'espagnol. Puis retour à la "maison" et réflexion pendant tout l'été. Fin août, je démissionnai de ma classe prépa.

Étudier à l'université était exactement ce dont j'avais besoin, liberté, pas trop de cours, et même si cette liberté, je m'en servis pour découvrir des mondes pas spécialement positifs -et d'où je suis revenue-, au moins on ne peut pas dire que je n'ai pas vécu à fond et que je n'ai pas exploré ce qui s'offrait à moi.

L'espagnol m'était apparu comme un bon moyen de revenir aux lettres, de plus un voyage scolaire en Espagne m'avait fait connaître une ambiance familiale, nous logions en famille d'accueil, que je ne connaissais pas, ce qui avait développé chez moi une véritable passion, l'Espagne était un pays somme toute proche de là où je vivais, donc accessible, parler une langue étrangère me permettait de m'évader, le tour était joué, l'espagnol, cela serait tout simplement parfait.

Même si dans les faits, depuis ma plus tendre enfance, c'est l'italien qui m'attire, mais donner forme à cette mystérieuse attraction me semblait si humainement impossible. Il est probable aussi que la proximité des sonorités entre les deux langues ait été déterminante dans mon choix pour l'espagnol. Un choix par défaut, certes, mais en attendant d'être prête pour l'autre. De fait, je commençai à étudier l'italien avec un Assimil et ne cessai jamais de l'étudier quoique de façon très irrégulière. Aujourd'hui, j'ai renoué avec cette passion, j'écris en italien, je le parle très bien, je vais souvent en Italie, bien que ne disposant pas de "bases scolaires". Et ce n'est que maintenant que je fais le lien entre ma prise de conscience qui se traduisit par ma chute spectaculaire des notes à la fin de ma classe de 1ère avec un voyage scolaire en Italie, je me vois encore à Pompéi et à Taormina en train de penser: "ma belle, t'es en train de passer à côté de l'essentiel".

Mes études d'espagnol se sont très bien passées, forcément, j'excellai. J'y vécus trois ans, deux ans, puis tous les étés pendant mes années d'études comme jeune fille au pair, à l'époque, l'année universitaire recommençait fin octobre, ce qui me faisait faire des prolongations, et cette activité était la meilleure façon pour moi de parler espagnol, de ne pas être "chez moi" et de gagner un peu d'argent, assez pour m'acheter les livres dont j'avais besoin pour l'année et que je ramenais dans mon petit sac à dos.

L'idée de rester en Espagne se posa. Avec quelques réticences toutefois. Tout d'abord, je ne savais pas "me vendre" et lorsque la première école de langue où je me présentai me répondit qu'elle n'avait besoin d'aucun enseignant en français, j'en conclus que ce n'était pas la peine de continuer. De même, l'idée d'enseigner le français ne me faisait pas palpiter, j'avais comme une répulsion pour ma langue maternelle. Enfin, l'enseignement des langues en Espagne était surtout envisagé sous un point de vue pratique et utilitariste, or moi, je voulais du sens et découvrir ce que les textes ont à nous dire.

Il fallait donc que je revienne en France, où l'enseignement, du moins c'est ce que j'imaginais à l'époque, d'après mon expérience d'élève surtout, correspondait à ce que je cherchais.

J'eus le CAPES je ne sais pas trop comment, tellement ma vie était dissolue, et bien placée en plus, 51ème sur 400 candidats, mon oral s'était -très bien-passé, à Paris (le choc culturel!) où je savais que je retournerai vivre, le fait est, me voilà parachutée prof d'espagnol en banlieue, fière habitante du 14ème arrondissement dans le dénommé "village Pernéty" où ma vie dissolue y trouva des attraits non négligeables.

Cela ne m'empêcha pas de poursuivre mes études, l'été essentiellement, maîtrise FLE avec l'idée peut-être de revenir en Espagne puis très vite, je manifestai le désir de revenir à la recherche.

J'avais sans succès, étant très occupée à découvrir la vie tumultueuse espagnole en fin de movida, décidé d'une maîtrise sur Calderón (le même auteur que La Vie est un Songe) et le thème de la jalousie dans ses pièces de théâtre. Je n'ai même pas commencé.Il n'est pas exclus que j'y revienne un jour, peut-être pas sur la jalousie, mais sur Calderón.

A Paris, fière étudiante de la Sorbonne (Nouvelle, mais bon, Sorbonne quand même), et là, un thème m'apparut comme évident, je ne sais pas pourquoi lui (enfin, si, je commence à l'entrevoir, pourquoi), le judaïsme, le judaïsme hispanique. J'avais, j'ai toujours, une admiration sans limite pour Isaac Abravanel, ce financier des Rois Catholiques qui préféra être expulsé d'Espagne plutôt que de convertir au christianisme et rester dans son pays. Je lus pendant deux ans à son sujet, des ouvrages religieux aussi qui m'étaient difficiles d'accès (et j'y reviens depuis peu), mon directeur de recherches me poussait à présenter quelque chose, "n'importe quoi". Le problème, c'est que je ne sais pas faire "n'importe quoi", il me faut du sens. Le fait qu'Abravanel n'ait laissé d’œuvres qu'en hébreu rendait la chose un peu plus compliquée, je ne parlais pas hébreu et j'étais fondamentalement une hispaniste, je mis ce projet entre parenthèses.

Entre temps, je passai l'agrégation que j'obtins, puis me mis à temps partiel et finis par bénéficier d'un congé formation que je demandais au préalable pour l'agrégation, puis suite à mon succès, pour reprendre mon projet de recherches.

Ce que je fis, je trouvai un texte du 17ème siècle en espagnol, toujours à l'état de manuscrit, écrit par un juif portugais dans les ancêtres avaient été convertis de force au christianisme en 1497. Ce juif converso avait décidé de retourner au judaïsme à Amsterdam et le manuscrit racontait ça, en substance, c'était juste parfait.

Je me mis au travail, un travail d'abord superficiel, puis de plus en plus acharné et passionné.

Parallèlement, ma vie menait son cours.

De parisienne, j'étais passée à banlieusarde, devenant peu à peu intolérante au bruit. Ma vie dissolue devint rangée, provisoirement, puis totalement. J'avais aussi eu une vie sentimentale agitée pendant près de dix ans avec un homme, qui en plus de m'aider à découvrir mon homosexualité, me fit découvrir un autre monde, celui des pays des l'Est (de l'Europe), une autre passion que j'avais depuis mes années étudiantes. J'avais à l'époque commencé à étudier le russe ("mais ça sert à rien", avait répondu ma mère, "mais je te demande pas ton avis", avais-je répondu), là avec cet homme, je découvris un pays, où j'allais seule et/ou avec lui, une langue, que j'appris de façon autodidacte, arrivant à un niveau très acceptable. Il y eut le suicide de l'homme des cavernes, la rupture définitive avec ma mère, le retour à l'Italie ("mais, ma chérie, si t'aimes l'italien, mais va plus souvent en Italie", du coup, j'y allais à toutes les vacances ou presque). Après l'agrégation, je fus mutée dans un lycée, là, les choses se passaient plus ou moins bien, mais peu à peu, ma passion et pour l'enseignement et pour l'espagnol se cognaient contre les murs de la réalité. Enseigner la littérature en classe de Terminale me redonna l'élan dont j'avais besoin (en plus de faire le lien avec mes études universitaires dont je voyais une réutilisation immédiate, quoi qu’aménagée, du fruit de mes recherches et lectures), la suppression de cette matière et le refus de mon administration de la reproposer furent des coups très durs. Et je me remis à l'écriture aussi.

Étant enfant, j'aimais la Hollande, j'avais complètement oublié cela, dont je partageais, partage, le goût pour le fromage. Je regardais toujours le Tour de France avec ma grand-mère et mon oncle, qui était fan de Joop Zoetemelk, un néerlandais, et il en était fan pour sa discrétion et son talent que personne ne voyait mais qui était sûr, présent et loin des gloires qui pouvaient caractériser d'autres coureurs. Du coup, je devins fan moi-aussi et rêvais d'aller aux Pays-Bas. J'étais fan du Tour de France, à l'époque, cette endurance, cette persévérance parlaient à l'enfant malheureuse et en devenir que j'étais. Je découpais les photos des gagnants et les collaient dans un cahier, les paysages des étapes étaient autant de voyages que je ne pouvais faire et que je rêvais de faire; et que je pus faire plus tard, lorsque j'habitais Paris et que rayonner en France devenait extrêmement simple. 

Le fait que le manuscrit sur lequel je travaillais se trouve à Amsterdam remettait au goût du jour cette enfance que j'avais mis tant d'années à enfouir sous les décombres de ma mémoire. J'étais déjà allée à Amsterdam, certes, mais pour des raisons inavouables; là il s'agissait d'autre chose. Justement parce qu'il s'agissait d'autre chose, le voyage à Amsterdam ne se fit pas immédiatement. J'acquis une copie du manuscrit que je commençai à étudier, dans l'ordre et toujours sous les injonctions de mon directeur de thèse: "mais présentez quelque chose, n'importe quoi, c'est pareil" auxquelles je réponds toujours invariablement par "mais il me faut du sens à moi, du sens, vous comprenez ça?".

Le jour où je le sentis, le jour où je savais que je ne rechuterais plus dans la vie dissolue qui avait été la mienne à une époque par exemple, je fis le voyage.

On m'accueillit dans la bibliothèque de la synagogue, une très vieille bibliothèque, un très beau lieu, qui respire quelque chose, mon manuscrit était là, sur la table, sur son petit coussin, il m'attendait. On ne me demanda rien -alors que s'inscrire à la BNF par exemple peut prendre une allure très vite kafkaïenne et irrationnelle-, on m'accueillit, c'est tout. Puis il y eut d'autres livres. D'autres lectures. Sur le même sujet que les ouvrages religieux écrits par Abravanel par exemple. Et puis, un jour, alors que je lisais un texte sur l'argumentation juive anti-chrétienne, je lis ceci (j'adapte -très légèrement- le texte, mais en garde la tonalité):

"Mais comment vous pouvez croire qu'un type marche sur l'eau comme ça, sans explication? Et puis, votre Vierge Marie, là, non mais vous croyez vraiment qu'elle est tombée enceinte sans avoir connu d'homme? Vous y croyez vous?"

Ehhhhhhhh, le truc de ouf! C'est du plagiat! Ils ont pompé les questions de quand j'étais gamine! Je me mis à rire. "C'est bien la première fois qu'un livre de cette bibliothèque fait rire quelqu'un" ma lança la bibliothécaire dans la pièce à côté.

Maintenant, je compris pourquoi ma présence dérangeait au catéchisme. Mes propos s'inscrivaient donc, sans le vouloir, dans une longue tradition de l'argumentaire juive anti-chrétienne et peut-être que cela avait pesé lourd dans mon exclusion du cours. 

Le problème, c'est que cet argumentaire propose une solution pour résoudre le mystère de la naissance miraculeuse du Christ et il n'est pas très avantageux pour la Vierge Marie. Cette idée m'était venue à l'esprit bien sûr, et bien sûr, par translation, je me devais de l'appliquer à ma mère, vu qu'enfant, c'est ce parallèle qui me hantait, mais il fallait le temps de l'acceptation et d'une prise de distance, douloureuse mais nécessaire, et là, ce sont des larmes qui me montèrent aux yeux. A la bibliothèque, il y a toujours un vieux monsieur qui est là et qui étudie les livres comme moi. Il a plein de problèmes de santé, mais n'en parle jamais, la bibliothécaire me dit un jour qu'il était très dutch old school à ce sujet. Moi-aussi, je suis dutch old school dans ce cas et je n'aime pas pleurer devant les autres.

Le sens de ce travail commence à donc à émerger, peu à peu, et le plus dur sans doute sera de faire comprendre à mon directeur que ma thèse dépasse très largement le cadre d'un banal travail universitaire pour lequel il est demandé de présenter quelque chose au plus vite, même (surtout) n'importe quoi.

Mais gardons la suite pour plus tard.

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