Un problème de valeurs

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Lorsque j'étais enfant, mes instituteurs m'ont transmis des valeurs, l'amour de la France (et je ne ratais aucune retransmission du 14 juillet avec ma grand-mère), les valeurs héritées de la Révolution Française et de la Résistance, un prof m'a même convaincue d'admirer Napoléon, c'est dire!


Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts :le jour du 14 juillet, je reste dans mon lit douillet, j'ai appris que la Révolution Française avait libéré le marquis de Sade et détruit pas mal d'églises, j'ai aussi appris que la Résistance était loin de concerner tous les français et que Napoléon était un égotique colonisateur.


Toutefois, je n'en veux pas à mes instituteurs et professeurs, au contraire, je les remercie, je les remercie d'avoir cru avec ferveur et passion à ce qu'ils m'enseignaient et maintenant, moi en tant qu'enseignante j'ai à cœur de montrer que tout n'est pas si simple, que ce qui apparait de loin comme une victoire éclatante cache peut-être des choses plus obscures, et c'est sur ça qu'il faut travailler, afin d'éviter de commettre à nouveau les erreurs du passé. 

Je suis convaincue de la nécessité de l'existence de symboles communs, ne serait-ce que pour fédérer un groupe, un pays derrière un projet commun, mais encore faut-il avoir une réflexion sur ce que véhicule le symbole malgré lui et sur ce que l'on veut qu'il véhicule.

L'école, l'école de la République Française évoque plein de valeurs pour moi, celles du savoir, de la réflexion, du sens critique, celle de m'avoir sauvée de la tyrannie de ma famille.

C'est pour cela que je suis devenue enseignante, pour remercier l'école et la France de ce don qu'elle m'a fait.

Pourtant, plus le temps passe et plus le désenchantement est là.

Il y a quelques années, alors que j'assurais le cours de littérature en espagnol en Terminale L (enfin quelque chose qui me passionnait), j'assistais à un stage censé nous aider dans notre démarche pour ce cours, et là, la consternation.L'inspectrice nous dit, TEX-TUEL-LE-MENT: "Une problématique? Oh, nonnnn! Surtout pas, que l'élève sache raconter l'histoire du texte, vaguement situer et définir le courant littéraire auquel il se rapporte, mais c'est tout."

J'interviens.

Réponse: "Les instructions du Bulletin Officiel sont très claires, on n'a pas à revenir là-dessus, nous sommes fonctionnaires, nous devons obéir".

J'hallucine et me crois revenue en d'autres temps. Je me dis que l'inspectrice étant espagnole n'a peut-être pas conscience de l'impact de ses paroles, mais quand même comme mon pays (MON PAYS) prendrait l'initiative de recruter une personne avec un tel discours?

Nous passons aux travaux pratiques où il s'agit d'évaluer des élèves qui simulent une épreuve dans cette matière, et là, le constat est édifiant, les notes que nous attribuons sont totalement différentes, et ce, malgré la grille d'évaluation, en fonction de si comme le préconise l'inspectrice, c'est la restitution qui est privilégiée ou de si, comme je le souhaiterais, c'est la réflexion qui est privilégiée. 

Résultat des courses: la matière "littérature en langue espagnole en classe littéraire" a été supprimée dans le lycée où j'enseigne, les élèves sont obligés de prendre anglais.  L'année de la suppression, ces derniers se sont plaints, donc la matière a été remise, mais confiée à un autre enseignant.

L'autre jour, je faisais passer les oraux du bac, maintenant en terminale, il y a des notions, qui sont loin d'être inintéressantes, c'est toujours pareil, cela dépend de ce que l'on met dedans. L'une d'elle est "mythes et héros", et c'est vraiment très intéressant parce que cela permet de voir à qui s'identifient les gamins (et avec quelles valeurs) et cela donne lieu à des conversations passionnantes.

Donc je fais passer le bac. A une section technologique, que je connais très très bien pour l'avoir eue l'année précédente et dont je connais le niveau, très irrégulier pour le dire d'une manière "soft".

Je confie mon amertume à ma hiérarchie. Franchement, cette classe, j'aurais préféré éviter, en plus je les connais, ce n'est pas très éthique ... Ah, non, me répond-on, nous vous avons sciemment confié (CON-FIÉ, je rigole intérieurement) cette classe, nous nous sommes dit que cela serait bien qu'ils passent avec vous.

Ça y est, bientôt, on va me démontrer le bien-fondé métaphysique que je fasse passer le bac à ces fous furieux. 

Bref, peu de surprises, les élèves que j'avais l'année précédente font des prestations à la hauteur de ce qu'ils valaient déjà lorsque je les avais en classe, sauf une, qui a enfin compris qu'elle passait le bac, pourtant ce n'était pas faute de lui répéter, mais bon, je la valorise, de toutes façons, la grille d'évaluation est faite pour ça, pour les valoriser, alors cela tombe bien.

Et voilà qu'arrive un élève que je ne connais pas. Déjà, son espagnol est déplorable, je n'ai rien compris à son explication, mais je crois que lui non plus, donc cela tombe bien là aussi. Et puis, LA question. Et vous, c'est qui votre héros préféré?

Pablo Escobar.

Qui?

Pablo Escobar.

J'avais bien entendu.

Vous savez que c'est un dealer colombien!

Oui, mais il construit des écoles.

Ah, d'accord, donc, cela ne vous vient pas à l'esprit que son but en construisant des écoles est peut-être autre que celui de diffuser un savoir altruiste et désintéressé? 

Non... Je ne sais pas.

D'accord. Et vous voulez faire quoi plus tard?

Policier.

Je suis effondrée.

J'alpague mon collègue qui l'a en classe quelques jours plus tard. Je lui raconte. Ah, oui, me répond-il sans plus d'émoi, je vois qui c'est.Et ???

Et quoi? Cela ne te pose pas problème.

Moi je ne suis pas responsable de comment les textes sont interprétés, effectivement, on a fait ce texte en classe, mais après ce qu'ils en gardent ...

Mais enfin -je suis en colère-, moi je choisis un axe de présentation pour mes documents, après, les élèves le gardent ou pas, c'est autre chose, et puis ... je fais des devoirs pour vérifier comment ils s'approprient les documents ou pas, on en discute en classe, je leur donne mon point de vue sur la chose.

Ah, oui, mais moi, je respecte leur opinion personnelle, hors de question de leur donner des trucs tout prêts, ils sont libres et responsables de leurs opinions, notre document est prétexte à les faire parler, c'est tout. Je m'inscris complètement dans la lignée de l'inspection sur ça et même ma compagne me dit que j'ai raison.

Tu parles de références, mais ça je le pense en moi-même, parce que ce genre de conversation me donne mal à la tête, et puis, ça vient de sonner de toutes façons. Et puis, le document, il suffirait de le présenter comme appartenant à la notion "lieux et formes de pouvoir" pour bien en faire comprendre les subtilités, et puis ... entre leur donner un truc tout prêt et les laisser utiliser les notions comme ils l'entendent, il y a un monde, merde, ils vont en voie d'éducation. ÉDUCATION! ÉDUCATION NATIONALE!

Et puis, merde à la fin.

L'autre jour, j'ai appelé la police pour nuisances sonores, depuis quelques jours, depuis quelques mois, cela n'arrête pas.

Mais Madame, enfin, le bruit n'est pas un délit, nous ne pouvons rien pour vous.

Là, je repense à l'élève, l'admirateur de Pablo Escobar, le futur flic, et je me dis qu'en France, il y a une vraie crise de valeurs.


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