Sandwichs (1/2)

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V

Le commissaire pavonicien et les inspecteurs serinois sont de retour au commissariat pour l’heure du déjeuner. Les corps lourds, piégés dans un coton sordide, les trois flics ont passé leur matinée à diriger les opérations au domicile de Franck Gilsig. L’ancien patron de la police pavonicienne gît dans un sac mortuaire, direction l’IML de Serins-sur-Lacs.

Le soleil est haut, cogneur, le trio déjeune de sandwichs bricolés dans la salle de pause avec le pain de mie, le beurre, le formage en tranches et le jambon qui y traînent. Ambiance étrange au commissariat, dans le bain des conversations murmurées ; on échange sur sa stupéfaction, on rend compte de la corruption de l’ancien patron, on souligne l’absence criante d’Andrieux, on se demande ce que toute cette histoire peut bien signifier, et on se regarde tous de travers. Qui savait pour le vieux tueur en série ? Pas grand-monde, car le gros de l’effectif ne vient pas de Pavonis.

Agacé par les commérages, LaClue décide d’organiser une réunion courte pour aplanir les choses, poser les vérités à peu près corroborées, et avancer sur leur enquête en cours. Curieux, et en pleine réflexion, Crelès l’accompagne, en observateur. Berroui, elle, se rappelle qu’elle doit recevoir Alice Blein, la colocataire timide de Catherine Gautrois — l’avant-dernière victime du chasseur.

Le rendez-vous a été fixé pour quatorze heures, et à quatorze heures trente, Alice Blein ne s’est toujours pas montrée. Samia lui laisse une bonne marge de retard, et s’occupe en essayant de lier les révélations d’Andrieux et Gilsig aux meurtres actuels. La réunion de LaClue traîne en longueur, et semble animée. Des éclats de voix lui parviennent, étouffés, de la petite salle de conférence, et elle se laisse distraire par les mots qui s’échappent.

Un peu avant quinze heures, la réunion se termine, LaClue s’enferme dans son bureau, visiblement éreinté, et Dorian rejoint son équipière, qui réorganise le tableau de travail. À gauche, toutes les infos dont ils disposent sur les premiers meurtres, commis par Bertrand Arkitt. Dossier parcellaire, géré avec un souci de dissimulation profond. À droite, tout ce qu’ils ont sur les meurtres actuels, et une question soulignée par deux traits de marqueur rouge : Anton Arkitt est-il leur chasseur ?

D’après ce que leur a révélé Gilsig, c’est plus que probable. L’enfant d’un tueur en série, présent au moment des crimes, déjà un meurtrier. Un parricide. Sa culpabilité semble évidente. Elle doit seulement être prouvée.

— Anton colle au profil, se lance alors Dorian en calant une fesse sur un bout de bureau, en face du tableau. C’est un archer, qui connaît la région comme sa poche, et qui a appris le métier avec un meurtrier rôdé.

— Je suis d’accord : Anton Arkitt colle au profil, abonde Samia, qui, toujours debout, croise les bras et observe à son tour le tableau. Mais pourquoi se lancer dans une folie meurtrière maintenant ?

Réflexion intense. Peuvent-ils seulement savoir pourquoi ? Aucun des deux inspecteurs n’est calé en tueur en série, malgré leurs vagues connaissances en criminologie. Ils ne peuvent que s’adonner à de la psychologie de comptoir, parsemée de doute.

Mais, après tout, ce n’est pas là leur boulot : tueur en série maniaque, pas de mobile, juste le plaisir d’aligner les victimes. Ce dont ils ont besoin, c’est de preuves, d’éléments concrets. Ils n’enverront pas Anton Arkitt en zonzon avec des suppositions bancales.

Cependant, la question les taraude tout de même, car il doit bien y avoir une raison.

— Ça couvait peut-être depuis un moment, hasarde Samia. Et ça a mis du temps à sortir. Ou alors, il prépare ça depuis longtemps : regarde son degré d’organisation. Il arrive à attirer ses victimes, ou à les enlever discrètement, il les tue efficacement, sinon proprement, et il pense à effacer ses traces. Quant à la part financière de ses motivations, il ne roule pas sur l’or, donc ça concorde…

— Il aurait mis huit ans à monter tout ça ? rebondit Dorian. Ou bien il a peut-être fait comme son père : il a d’abord tué discrètement, avant de jouer les célébrités. Il profite des guerres de la drogue pour opérer dans l’ombre, et quand il veut un peu de lumière, il nous laisse les cadavres.

Samia acquiesce ; finalement, ils en trouvent, des explications plausibles. Mais la véritable révélation arrive quand Dorian fixe longuement le bureau de LaClue, fermé. C’est une vieille révélation, en réalité, qu’ils ont déjà eue quand Andrieux a tout déballé.

— Gilsig est parti, lâche alors Dorian.

— Hmm ?

— Le commissaire LaClue a remplacé Gilsig l’hiver dernier, c’est bien ça ?

Samia fronce les sourcils ; elle voit déjà où il veut en venir, elle se souvient de leur précédente conversation.

— Il me semble, oui. Pourquoi ?

— C’est le premier été depuis que Franck Gilsig, le seul flic au courant pour Bertrand Arkitt, a pris sa retraite. S’il s’est mis à tuer, c’est que Gilsig n’était plus dans la police pour le coincer. Il était redevenu un simple citoyen ; il ne pouvait plus discrètement orienter l’enquête dans sa direction, ou même à l’opposé pour s’occuper de lui. Gilsig a quitté les forces de l’ordre, alors Anton Arkitt est sorti des bois.

— Ouais, mais Andrieux ? Il est toujours là, lui : il nous a mis sur la piste Arkitt.

— Sauf qu’Anton n’a vu que Gilsig : comment aurait-il pu savoir que quelqu’un d’autre, au sein du commissariat, savait ? Qui plus est : que cette hypothétique personne exerçait toujours ici après tous les remaniements et les départs qui ont secoué la police pavonicienne ?

— D’accord, donc, Anton Arkitt, qui a participé plus ou moins activement à une série de meurtres pendant douze ans, alors qu’il est ado, tue son père le vilain tueur en série, poussé par le commissaire Gilsig. Ensuite, durant presque huit ans, il se comporte comme un mec à peu près normal. Un boulot stable, une maison, une vie banale, plan-plan et ordinaire. Est-ce que le frisson de la chasse lui manque ? Il est forcément sorti traumatisé de son adolescence, mais comment est-ce que le trauma l’a façonné ? Est-ce un pauvre type hanté par ses souvenirs, ou un sadique qui ne rêve que de recommencer ? Quoi qu’il en soit, il ne se passe rien en huit ans. Puis, le policier qui a démasqué son père, et qui l’a poussé lui, le fils, à s’en débarrasser, ce flic-là part à la retraite. Est-ce que ce départ déclenche les envies de meurtre d’Anton ? Est-ce que c’était le signal qu’il attendait depuis huit ans ? Les crimes de son père ont été couverts et étouffés par Franck Gilsig et tous ceux qui pouvaient savoir, ou être impliqués dans son enquête souterraine. Alors, rêvant peut-être de faire les gros titres, il modifie le MO qu’il a expérimenté plus jeune pour mettre en scène ses victimes.

La conclusion satisfait les deux inspecteurs, qui s’attellent ensuite à se répartir les tâches. Dorian se propose de surveiller Anton ; les longues planques en voiture ne le dérangent pas des masses. Samia, elle, reste au commissariat pour se renseigner plus avant sur les Arkitt, et s’occuper de la colocataire en retard.

Dorian part, donc, et une fois que Samia a remis la main sur l’adresse exacte d’Alice Blein — la même que Catherine Gautrois, un appartement dans un des seuls immeubles du centre-ville —, elle s’apprête à partir aussi. Elle n’a pas téléphoné à la donzelle ; elle la sent réticente à se confier, aussi une visite à domicile semble plus appropriée pour la secouer efficacement.

Au moment où Samia se lève, la porte de LaClue s’ouvre, et le jeune commissaire fonce droit sur elle, l’air préoccupé.

— Inspectrice ! l’interpelle-t-il. Où est Crelès ?

— Parti filocher Arkitt, pourquoi ?

— J’ai envoyé des agents à l’hôtel, pour mettre Joanna Ploignel sous protection. Le chasseur — vraisemblablement Anton Arkitt — a déjà tué au moins une de leur cliente, et vous avait laissé une carte postale de l’endroit, je me suis dit qu’une surveillance constante ne ferait pas de mal…

— Vous n’avez pas tort.

— Sauf qu’on a un problème : Joanna Ploignel n’est pas dans sa chambre, et nulle part ailleurs dans l’hôtel. Le gérant et les employés ne l’ont pas vue depuis hier soir ; elle n’est pas venue prendre son petit-déjeuner ce matin. Et Anton Arkitt non plus : mais lui, il est réapparu pour le déjeuner. Elle, on n’arrive pas à la localiser.

Samia réfléchit. Le petit tour chez Alice Blein doit attendre. Néanmoins, elle se montre moins alarmiste que le commissaire :

— Tâchons de ne pas nous précipiter : disparue depuis hier soir, c’est assez court. Elle a peut-être profité des températures moins étouffantes du matin pour faire une randonnée, ou bien elle avait un rendez-vous, ou alors elle est en vadrouille à Serins ou Saint-Christian. Après tout, elle est censée être en recherche active de taff et d’appartement. Attendons d’en savoir plus : de toute façon, Dorian est parti surveiller discrètement Arkitt, donc s’il peut nous mener à elle, on le saura bien vite. Sans compter que si Ploignel a effectivement croisé la route du chasseur, elle doit déjà être morte quelque part, attendant que quelqu’un la trouve. Pas d’affolement, donc : on n’a qu’à se rendre à l’hôtel pour voir ce qu’on peut y trouver. Ça vous semble correct, commissaire ?

À peu près rassuré par le raisonnement de sa collègue, LaClue acquiesce.

Direction l’hôtel, donc.

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