Biscuits (3/3)

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I


Joanna ouvre les yeux. À côté d’elle, sur la table de chevet, son enceinte bluetooth diffuse Cheap Motel Room, des Margot & The Nuclear So And So’s. Le refrain lui vrille agréablement les oreilles ; la voix du chanteur, basse, pas très marquée, s’emporte presque, mais pas tout à fait. Il y a encore une retenue, légère, mais perceptible, et ça donne tout son intérêt, d’après Joanna.

Doucement, elle se lève, s’étire. Elle avait bien besoin de dormir. La chaleur l’écrase, mais elle attrape tout de même son gilet vert pâle, l’enfile, coupe la musique, et sort sur le balcon. Le soleil cuit le parking, en bas, et Joanna n’ose penser à la température dans la C4, exposée maintenant que l’ombre du châtaignier ne la couvre plus.

Son téléphone est silencieux, aujourd’hui. Pas de texto vindicatif, pas de photo culpabilisante. Rien pour la tourmenter.

Sereine, tout à coup, libérée de sa rage, elle descend les escaliers, puis entreprend de faire le tour de l’hôtel piteux. Elle le trouve à son image, cet hôtel : amoché dans les coins, peu accueillant, mal fringué et coincé dans un âge d’or qui commence à dater.

Ses réflexions lui tirent un sourire sardonique.

L’air est lourd, il est humide, aussi, dans le département des Saints-Lacs. Oui, l’air est lourd.

Et quelqu’un la suit.


II


Il a mal à la tête. Encore. Une douleur forte, un truc lancinant, entêtant, amplifié par la nausée qui l’étrangle. Depuis cinq semaines, ses migraines empirent, et augmentent en fréquence. L’estomac au bord des lèvres, il se force à avaler un comprimé d’ibuprofène, avec un filet d’eau auquel il trouve un drôle de goût.

La cabane, baignée d’ombre, est étonnamment fraîche. Anton attend que l’anti-inflammatoire fasse effet, puis il se relève, et entreprend un brin de ménage. Maniaque, il nettoie toutes les surfaces, puis range ce qui traîne. Lorsque sa main se referme sur la boîte de médicament, il se dit qu’il ferait bien de la laisser ici, dans la cabane, vu le temps qu’il y passe dernièrement. Dans la kitchenette, il ouvre un placard, mais n’y dépose pas les comprimés.

Au fond de l’étagère, une petite boîte à biscuits métallique. Anton l’attrape, la sort. Du bout des doigts, il l’ouvre.

Dedans, de petits objets, insignifiants. Un élastique pour les cheveux. Un paquet de chewing-gums au melon. Un porte-clef à l’effigie d’un club de natation. Une carte routière écornée. Un bracelet en toc rouillé.

De tout petits objets, dont on ne remarque pas l’absence sur un cadavre.

Anton lâche la boîte. Le métal hurle au moment de toucher le sol. Les petits objets s’éparpillent sur les planches, libérés de leur écrin à trophées.

Anton reste là, les yeux dans le passé.

Tout se déforme, sauf ses souvenirs. La voix de son père, lorsqu’il lui enseignait les bases du tir à l’arc. Les entraînements, plutôt plaisants, lorsqu’il était très jeune. Le visage toujours paisible de sa mère, et les jeux qu’ils faisaient, lui et elle, lorsqu’ils n’étaient que tous les deux. Les cartes, les dés, les plateaux et les pions, les règles, les questions.

Elle était gentille, sa mère. Très calme, elle lui répondait souvent par de simples sourires. C’est son père, qui parlait beaucoup, qui parlait pour deux.

Il se souvient, aussi, forcément, de la première chasse. Le ciel était gris, l’été relativement maussade, et son père trop enjoué. Il l’avait emmené dans la masse des bois qu’Anton connaissait. Comme ils étaient équipés de leurs arcs, le gamin croyait qu’ils partaient s’entraîner au tir.

Mais l’entraînement était fini.

Son père l’avait mené jusqu’à sa petite cabane, dans les bois, et lui avait demandé d’attendre dehors, le temps qu’il récupère quelque chose à l’intérieur.

Il était ressorti avec un grand type qui saignait à la naissance du cuir chevelu, et qui avait les poignets liés par de la grosse corde. Son père le traînait par le col de sa veste en jean, tout sourire. Anton s’était figé. Le grand type, complètement flippé, absolument perdu, l’avait fixé sans comprendre.

Puis, Bertrand Arkitt avait défait les liens de sa proie, qui s’était empressée de l’envoyer à terre et de lui coller trois coups de poings dans le ventre. Sans perdre une minute, mais un brin vacillant, l’inconnu avait bondi en direction de la cabane, et en était ressorti quelques secondes plus tard avec une femme, la coiffure dérangée, l’air épouvanté et les poignets ligotés.

L’homme tenait une longue brochette à barbecue dans les mains, et tendait ses bras devant lui, les yeux fouillant les environs. La femme essayait de défaire ses liens avec l’aide d’un couteau à viande.

Bertrand Arkitt, lui, n’était plus dans la toute petite clairière qui entourait la cabane.

Alors, paniqué, énervé, l’inconnu à la brochette avait hurlé sur Anton, des mots que le gosse n’avait pas compris. Il reconnaissait de l’anglais, très vague, très mâché, très précipité, mais n’attrapait rien qui faisait sens. Et l’inconnu de s’emporter, plus violent dans ses gestes, plus rageur dans ses hurlements, et la femme de s’en mêler, de regarder tout autour, de fouiller les arbres du regard.

L’homme amorçait une gifle, destinée à Anton, et hurlait toujours comme un dément lorsque la flèche lui transperça le torse. Moment de flottement irréel, où le type cessa de crier, où la femme se pétrifia, imitée par Anton. Le gosse avait presque senti le projectile passer au-dessus de sa tête.

L’Anglais mit du temps à s’effondrer — une éternité. Son tee-shirt vert kaki se gorgea de sang, à l’entrée de la blessure, et des gargouillis étranges, ensanglantés, résonnèrent dans la clairière. Quand, enfin, il s’effondra, la femme poussa un cri suraigu, le dernier cri avant la fin, le dernier cri avant qu’une seconde flèche vînt la faire taire.

Elle s’écroula tout de suite, à quatre pattes, mais ne mourut pas sur le coup. Touchée plus bas dans l’abdomen, elle se cramponna au sol humide d’une main, appuya sur son ventre sanguinolent de l’autre, et enfouit ses yeux dans ceux d’Anton. Au bout d’un moment, Bertrand Arkitt sortit de sa cachette, l’arc coincé sur son épaule, deux flèches encore en main.

Anton se souvient du son sourire de son père, satisfait, victorieux. Il se souvient de sa démarche tranquille, lorsqu’il était venu inspecter le cadavre de l’homme. Il se souvient qu’ensuite, il s’était accroupi près de la femme, et avait attendu, sagement, qu’elle s’éteignît.

La suite est plus floue. Le chargement des corps, la route en voiture à travers bois, la crise, toujours dans la voiture, sa crise, quand il s’est mis à hurler, à se débattre contre le vent, contre le siège passager, la ceinture de sécurité. Son père qui s’arrête en bord de route, qui tente de le calmer, puis déchargement sauvage, irrespectueux, des deux cadavres, juste au bord de la route, et le retour à la maison, avec toujours Anton qui criait.

Il sent encore peser sur lui le regard mort de la femme, et les mots acerbes de l’homme. Ça lui colle la gerbe, tout à coup, une gerbe plus forte que la nausée qui le taraudait jusque-là, et ça suffit à le sortir de sa transe mémorielle.

Il sort précipitamment, et court, vite, mal. Il court sans s’arrêter, puis il se trouve bien obligé de ralentir. Il finit par regagner le Logis du Clérain, sans qu’il ne s’en rende vraiment compte. Un peu perdu, il rejoint sa chambre, déambulant sur le balcon.

Quelque part, plus loin, il entend quelque chose.

De la musique, comme quelques jours plus tôt. Mais pas le même type de musique. Vaseux, il décide de la suivre. Il longe le balcon, tourne à un angle, puis se fige. Une porte - la 25 - s’est ouverte, et une femme, la trentaine bien cognée, de longs cheveux bruns coulant dans son dos, émerge de la chambre.

La femme prend un moment pour apprécier la vue, s’évente un peu de la main, se gratte l’avant-bras droit, puis se dirige vers les escaliers. Lorsqu’elle se trouve assez loin, Anton lui emboîte le pas.

Tout s’embrouille, tout s’emmêle, et il n’est pas certain d’y voir clair.

Au rez-de-chaussée, la femme entreprend un étrange tour du bâtiment, et il la suit docilement. Mais la douleur, dans sa tête, gonfle et grogne plus fort ; le monde tangue, le monde tremble, et l’océan de souvenirs déborde de tous les côtés.

Elle tourne à un angle ; il accélère le pas. Il la retrouve ; elle s’enfonce dans les bois.

Anton prend une grande inspiration.

À lui de plonger.

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