Biscuits (2/3)

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—Il paraît que Bertrand s’est mis au tir à l’arc dès qu’il a débarqué à Saint-Christian, quand il était petit, rebondit bien vite Gilsig.

Comme s’il ignorait l’effet de ses précédentes paroles.

Anton était avec lui.

— Et il est devenu très doué : un champion, même. Il s’est bien gardé d’en parler à qui que ce soit, quand il est revenu. Manque de pot pour lui, une année, le petit Delatte est allé inscrire sa fille, à Saint-Christian. La gosse était fan de chez plus quelle connerie, et ça dérangeait pas son père de se taper deux heures de bagnole tous les samedis pour l’emmener s’entraîner. C’est là qu’il a su pour les talents d’archer de Bertrand : il avait fait partie du club, et en avait même pris les commandes, pour dépanner. Alors, le petit Delatte, il savait pas, pour les meurtres, mais par contre, il nous a fait part de sa trouvaille un jour qu’on buvait tous un coup. Il trouvait ça marrant, que Bertrand n’en ait jamais parlé. Oui, « marrant », et même « humble ». Il pensait que Bertrand était seulement trop modeste. Tu parles.

Une grimace dégoûtée dérange ses traits.

— Avec Andrieux, on avait une toute autre idée sur la raison du silence de Bertrand. C’est là que j’ai pris les choses en main, seul. Je me suis intéressé de plus près aux Arkitt : Anton avait bien grandi. Il avait vingt-cinq ans — l’âge de son père quand il est revenu ici — et il s’apprêtait à ouvrir son affaire de ferronnerie. Il paraissait toujours aussi calme, mais moins craintif. Un bon petit gars. Il vivait encore avec son père, qui ne faisait pas grand-chose en dehors de tenir sa quincaillerie. Vous savez, il avait toujours cette présence, Bertrand, ce charme bizarre qui vous attrapait et vous embrouillait. Il ne s’était pas remarié, et on ne lui connaissait pas de fréquentations. Anton, lui, voyait vaguement une fille, cet été-là. Une qui n’était pas du coin, et qui était fourrée chez eux tous les soirs. Ça m’a inquiété. J’ai planqué sous leurs fenêtres, et un jour, ils sont finalement allés dans les bois, avec la fille. Ils ont rejoint une cabane, une belle cabane, assez spacieuse. Je le sentais pas, mais j’ai pas bougé. Ensuite, j’ai vu Bertrand sortir un arc, des flèches, et les montrer à la fille. Je me rappelle avoir pensé que ce type, ce gars que je connaissais depuis qu’il était tout gosse, était vachement tordu. J’ai guetté un mouvement, un geste menaçant, mais il s’est contenté de faire tirer la fille. Ils se tordaient de rire, elle et Bertrand. Anton restait à l’écart le plus possible, il avait l’air très mal à l’aise. Il ne s’est rien passé cette nuit-là, ils sont retournés en ville et c’est tout. Mais le lendemain, je suis allé voir Anton.

Gilsig s’arrête pour prendre un autre biscuit dans la boîte, du bout des doigts. Il le regarde, jette un œil à la boîte, et reprend :

— Je lui ai dit que je savais tout, sur son père. Le gamin était tétanisé : j’ai pas eu besoin de le bousculer pour qu’il déballe tout. Il m’a dit que son père lui avait appris le tir à l’arc très tôt. Qu’ils partaient s’entraîner presque tous les jours, dans les bois, à côté de la cabane d’un vieux chasseur. Quand Anton a eu treize ans, sa mère est tombée malade. Un truc neurologique, je crois. Elle ne pouvait plus s’occuper de la maison, ni d’Anton. Bertrand a pris le relai ; le gosse passait déjà pas mal de temps avec son père, mais là, il était constamment avec lui. Y compris en été. Bertrand lui a dit qu’il l’autorisait à venir chasser avec lui. Qu’il comptait l’emmener quand il aurait été plus grand, mais qu’il voulait lui changer les idées, avec sa mère alitée. Vous vous rendez compte ?

Le commissaire en retraite grogne presque.

— Mais avec Anton dans les pattes, Bertrand ne pouvait plus s’occuper des corps, alors il les a juste laissés à l’air libre. La première fois, il y a été obligé, parce que le petit a pas été bien, qu’il a pété une durite, et qu’il a fallu le ramener chez eux. Avant qu’il puisse revenir, les deux victimes qu’il avait faites ont été retrouvées. Ensuite, je sais pas, quand il a vu que pas grand-chose ne se passait, il a juste continué à laisser les corps derrière lui. Anton est devenu complice de son père. Quand il a été suffisamment grand, il devait l’aider à repérer des proies, et à les enlever. À un moment, il a dû chasser, pour de vrai, lui aussi.

— Anton a tué des gens, avec son père ? le coupe Samia.

— Non, affirme Gilsig, catégorique. Il ne les tuait pas, il remontait juste leur piste. Il m’a dit qu’il en avait blessé un, une fois. Qu’il pouvait le tuer, là, très proprement, d’une seule flèche, mais qu’il n’avait pas pu, et qu’il avait tiré dans le bras. Que c’était son père qui l’avait achevé. Vous savez ce qu’il m’a dit, aussi ? Que son père était gentil, avec lui. Qu’il ne l’avait jamais frappé, jamais menacé. Qu’il ne lui gueulait même pas dessus. Il m’a dit que son père ne lui avait jamais rien fait, et que c’était précisément pour ça qu’il lui faisait aussi peur. Qu’il était incapable de lui désobéir, parce qu’il était toujours si tendre. Et qu’il avait l’impression que s’il essayait, que s’il se surprenait à y penser, alors son père finirait par le lâcher dans les bois, lui aussi, pour le traquer jusqu’à la mort. Ce gamin crevait de trouille. Alors je lui ai dit qu’on pouvait s’en occuper, de son père. Tous les deux, proprement. Qu’après ça, ce serait terminé. Plus de meurtres, plus de chasse. Anton serait libre.

Il se tait, attrape un biscuit, puis entreprend de l’émietter dans sa tasse de café. Autour de la table, les policiers laisse le silence peser, et le soleil alourdir les aveux de Franck Gilsig. Il est étrangement calme, d’ailleurs. Soulagé ? Pas tout à fait.

Résigné convient mieux.

— Qu’avez-vous fait, commissaire ? abat alors LaClue, la mine défaite.

Son prédécesseur soupire, les yeux dans sa boîte à biscuits.

— Ce qui devait être fait, répond-il d’une voix blanche. Anton m’a dit que toutes les chasses partaient de la cabane, et je savais qu’il allait s’en prendre à la fille, celle que je croyais être la copine d’Anton, mais qui n’était qu’une proie pêchée dans une boîte de nuit. J’y suis allé avant eux, j’ai attendu des heures qu’ils arrivent, et ils sont arrivés. Il était très tard, la nuit était tombée depuis un moment. La fille riait à ce que Bertrand disait. Quand il s’est approché d’elle, je suis sorti de ma cachette. J’étais armé, j’ai mis ce salopard en joue. La fille s’est figée, et je lui ai gueulé de partir. Elle avait l’air complètement déboussolée, Anton aussi, mais elle a fini par détaler. Ensuite, avec Anton, on a réglé le problème.

Le silence, encore, le temps que les sous-entendus deviennent consistants dans l’esprit des enquêteurs. C’est Dorian qui, le premier, jette les mots qui se dégagent des propos de l’ancien commissaire :

— Vous avez poussé Anton à tuer son père.

Gilsig relève enfin ses yeux vides vers eux. Il regarde Dorian, un drôle d’air placardé sur sa tronche.

— Bertrand Arkitt n’a plus tué qui que ce soit, balaye-t-il. Anton était libre.

— Et aujourd’hui, ça recommence, accuse LaClue.

— Ce n’est pas Anton.

— Ah non ? se moque presque Samia.

— C’est un brave petit.

— Son père et vous en avez fait un meurtrier, réplique Dorian.

Alors, Gilsig tire un sourire triste. Dans un geste automatique, il plonge sa main dans la boîte à biscuits.

— Vous savez, c’est ce que je me suis demandé, tous les jours après cette nuit-là, admet-il. J’étais tellement convaincu que Bertrand était le seul à avoir bousillé son gosse. Tous les jours, je me suis demandé si j’avais pas eu tort. Je me suis dit que je voulais juste sauver quelqu’un ; quelqu’un que je connaissais, quelqu’un qui, j’en étais certain, n’avait fait que suivre et subir. J’ai tenu Anton à l’œil, je l’ai surveillé. J’ai veillé sur lui. Il n’a pas fait de conneries.

Il y a un bruit métallique, dans la boîte à biscuits, mais les flics n’y prêtent pas attention, parce que la boîte est en fer et que le bracelet de la montre de Gilsig s’y cogne dès qu’il prend un biscuit. Ils sont habitués au bruit.

C’est pour ça qu’ils ne cillent presque pas quand le commissaire en retraite relève son bras, sortant sa main de la boîte.

Juste avant, il dit :

— C’est un brave petit.

Et puis il se fait sauter la cervelle, avec le revolver caché au fond de la boîte à biscuits.

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