Biscuits (1/3)

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V


Les pneus de la 207 crissent sur le gravier, sous un soleil liquide. Le commissaire à la retraire Franck Gilsig habite une belle propriété, en hauteur, à l’écart de toutes les autres, ceinturée par des bois fournis. Le terrain est entretenu ; sur le chemin jusqu’à la maison, les inspecteurs Berroui et Crelès, accompagnés du commissaire LaClue, croisent des arbres fruitiers, et aperçoivent un large potager.

L’adresse de l’ancien patron de la police pavonicienne n’a pas été difficile à trouver. Ils ont même pris la peine d’appeler avant de débarquer : au téléphone, Gilsig a paru ravi d’avoir de la visite. Les policiers ont tiqué.

Gilsig doit bien se douter du motif de leur entretien.

La maison, sur deux étages, inspire chaleur et refuge. La façade, foncée, tache joliment le paysage. Une longue terrasse, comme une langue tout en bois, les accueille en haut d’un perron en pierre. La porte s’ouvre sans qu’ils aient besoin de sonner.

Franck Gilsig a la soixantaine plutôt soignée. Il est petit, il a l’œil vif, très noir, et une grosse touffe de cheveux gris qui semble revêche. Célibataire endurci, il vit seul, si l’on ne compte pas le long chat blanc qui dort à l’ombre d’un poirier, ni l’épagneul qui joue près du potager. Avec sa chemise à carreaux et son short de randonnée, il colle à la propriété.

Salutations brèves et chaleureuses — quoique LaClue ait du mal à se détendre —, puis Gilsig mène tout le monde dans le salon. Large, baigné de lumière, avec un mobilier simple et quelques photos dans des cadres. Groupes d’amis, pots de départ au commissariat, cérémonies plus officielles, et quelques paysages exotiques.

— Vous enquêtez sur « le chasseur », c’est ça ? attaque l’ancien flic, en apportant du café et une boîte de biscuits secs.

Samia pioche un biscuit, et acquiesce :

— C’est bien ça, commissaire.

— Appelez-moi Franck, inspecteur : Pavonis a un nouveau commissaire à présent, sourit Gilsig en tendant sa tasse à LaClue. Je suis heureux qu’on ait tenu compte de mes recommandations. La drogue s’installe, et nous avons tous grand besoin d’un spécialiste de la question aux commandes.

LaClue ne cache pas son étonnement.

— C’est vous qui avez spécifié qu’un ancien des Narcotiques prenne le relai ? Ils se sont bien gardés de me le dire.

— Vous savez, quand je suis arrivé, j’avais les compétences recherchées. La petite délinquance, pas très organisée, très imprévisible, et encore plus agressive. Je pouvais régler ce problème. Mais la drogue, c’est tout autre chose. Et — sans vouloir vous vexer (dit-il à Dorian et Samia) — je suis bien content qu’ils ne nous aient envoyé personne de la Verrière.

Dorian et Samia ne se vexent pas ; les Stups serinois se traînent une réputation affreuse. Furtivement, les deux équipiers se demandent si, de son temps à l’unité anti-crime de Serins, Gilsig ne s’est pas lui aussi laissé corrompre sur les bords.

Après tout, s’ils se basent sur le fait que l’ancien commissaire ait volontairement enterré toute une affaire de meurtres en série, l’hypothèse n’apparaît pas farfelue.

— Mais, vous devez vous dire que je suis fort mal placé pour émettre un tel jugement, pas vrai ? plante alors Gilsig dans un petit sourire espiègle.

Voilà, se disent les inspecteurs serinois. L’entretien va pouvoir commencer.

— Je suppose que l’inspecteur Andrieux vous a fait rapporté certains faits, continue le retraité.

— Vous supposez bien, confirme Dorian.

— Vous savez, je pensais vous voir débarquer plus tôt. Andrieux a pris son temps.

— Pourquoi ne pas être venu nous voir de vous-même, si vous nous attendiez ?

— Honnêtement ? Je ne pense pas que les vieilles histoires de Pavonis vous soient utiles aujourd’hui. Elles appartiennent au passé.

Le ton est catégorique. Gilsig allonge le bras, attrape un biscuit qu’il croque sans conviction.

— Parlez-nous de Bertrand Arkitt, lâche alors Samia.

L’aisance de l’ancien commissaire vacille. Une gorgée de café, un autre biscuit, puis il se lance dans un récit à demi-effacé par le temps, mais toujours ravivé par les rigoles sanguinolentes qui l’entachent.

— Bertrand Arkitt est mal parti dans la vie, commence-t-il. Ses vieux étaient deux tocards sans cervelle, des bons à rien qui ne savaient pas comment s’occuper d’un petit, comment éduquer un gosse. À l’école, il était jamais bien fringué ; ses vêtements étaient jamais à la bonne taille, et jamais adaptés à la saison. Il était plus jeune que moi. Il se pointait souvent avec un œil au beurre noir, une lèvre fendue. Une fois, il est arrivé avec un bras cassé, pas soigné, et la directrice de l’école, qui avait déjà plusieurs fois signalé la négligence que subissait le petit aux autorités compétentes, a appelé le commissaire de l’époque en personne. Nous, les gosses, on n’a jamais su ce qui c’était passé ensuite. Bertrand a juste quitté Pavonis, et ses vieux aussi. Il est revenu à ses vingt-cinq ans, avec une gentille Slovène au bras. Il nous a tous étonnés ; on lui a demandé où il était passé, toutes ces années, et il a dit qu’il avait grandi à Saint-Christian, chez une tante éloignée. Il avait vachement bien tourné, et il était… enfin, il paraissait normal - heureux, même.

Gilsig attrape un autre biscuit, et se met à jouer avec. Le geste semble le recentrer, l’empêcher de trop vagabonder dans ses souvenirs.

— Il s’est vite installé, avec la Slovène, et il a repris la quincaillerie du vieux Robert, qui l’avait ouverte sur le tard, mais qui était tombé malade. Au début, le couple habitait dans une petite maison plain-pied, et quand le vieux Robert a tiré sa révérence, ils ont emménagé au-dessus de la quincaillerie. Ils se sont mariés assez rapidement. Trois-quatre ans après, elle est tombée enceinte. Un garçon - Anton. Quand il était petit, il était souvent fourré dans les pattes de son père, à la quincaillerie, et tout le monde le croisait. C’était un drôle de gosse, pas très causant, assez timide. Mais c’est pas forcément étonnant, ça, les gosses calmes. La petite famille avait l’air normale. Heureuse. Bien comme il faut. Et puis, vous savez, Bertrand, c’était un de ces types, quand il parlait, tout le monde l’écoutait. Il avait un truc - une présence, un charme indéniable, quelque chose qui faisait qu’on ne pouvait que se taire et espérer qu’il nous révèle un truc fabuleux. On voyait pas beaucoup sa femme, par contre. La Slovène. Avant Anton, elle bossait comme couturière, elle faisait des retouches. Mais ensuite, plus rien, elle est devenue mère au foyer. Même si, franchement, on se demandait si elle s’en occupait, du gosse : comme je l’ai dit, il était toujours fourré dans les pattes de son père.

Dehors, l’épagneul aboie un moment, puis plus rien. Gilsig met quelques secondes avant de continuer :

— Un jour, elle est morte. Nous, on a tous eu l’impression que c’est arrivé comme ça, d’un coup, sans prévenir, mais il paraît qu’elle était malade, et depuis longtemps. Ce qu’elle avait exactement, je ne sais pas. Le fils avait quoi… quinze, seize ans je crois ? Ça faisait déjà un moment que j’étais revenu pour m’occuper du commissariat, et on avait autre chose à penser qu’à la mort d’une bonne femme qu’on ne voyait jamais. Les meurtres avaient déjà commencé depuis un moment. En vérité, ils avaient commencé depuis le retour de Bertrand à Pavonis : on enregistrait des disparitions étranges, pas les trucs habituels. Des touristes qui se perdaient mais qu’on ne retrouvait jamais, ça collait pas avec le profil des gens qui se cassent juste un jour, comme ça, sans rien dire. Anton nous a dit que c’est quand sa mère est tombée malade et qu’elle était clouée au lit que son père a laissé les corps.

Dorian, perturbé, se risque à couper le récit :

— Anton savait ce que son père faisait ?

Les yeux de Gilsig se décollent de son biscuit sec et, lorsqu’ils se posent sur Crelès, ils sont presque creux.

— Anton était avec lui quand il le faisait, lâche-t-il alors, et le silence dégringole de nouveau dans le salon.

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