Sencha (3/3)

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Dorian est allé dans la salle de repos, se changer les idées. Mais, à minuit passé, difficile de s’occuper l’esprit. L’officier de permanence dort franchement, avachi sur sa chaise. Alors, l’inspecteur Crelès décide de préparer du thé, histoire de se revigorer. La journée a été longue, dure, et riche en développements. Il faut intégrer tout ça.

Pour ce faire, il met de l’eau à bouillir, sort trois tasses et découvre une belle théière, en fonte, à peine rouillée sur ses rebords. Dans les placards, il tombe sur une boîte de thé vert sencha en vrac, aromatisé au citron vert. Il en jette dans une boule à thé et, quand l’eau est chaude, il le met à infuser, attend, puis retire la boule, la balance dans l’évier, attrape un plateau sur lequel il pose les tasses et la théière, et retourne aussi sec dans le bureau de LaClue.

Samia se jette sur le thé, LaClue décline - trop chaud, indique-t-il pour ne pas vexer Dorian, peut-être en prendra-t-il après -, et Andrieux accepte en silence. Il donne l’impression de ne rien pouvoir refuser.

Le contenu de la pochette est dispersé sur la table de travail du commissaire, et un gros travail de comparaison s’enclenche. L’hypothèse d’un tout autre tueur semble séduisante : les anciennes scènes de crime ne sont pas aussi spectaculaires que les plus récentes, où les corps ont été disposés avec une certaine théâtralité. Les victimes d’il y a plus de huit ans ont toutes été retrouvées profondément dans les bois - exceptées les premières, lâchées en bord de route -, et étaient quasiment toutes fringuées pour une randonnée. Elles semblent également avoir été abattues alors qu’elles fuyaient ; toujours au moins une flèche, souvent dans le dos, à hauteur du cœur, parfois une autre dans une jambe ou une épaule. Parmi ces victimes, peu de gens de la région ; quasiment que des touristes, des gens en déplacement - sauf pour la dernière année, qui voit quelques mauvais garnements de Serins s’ajouter à la liste. Les victimes récentes, elles, habitent toutes le coin.

Autre point important : pas les mêmes contre-mesures médico-légales, bien que le travail technique sur les corps et les scènes de crime ait été inexistant sur les premiers meurtres.

— C’est peut-être une évolution de son mode opératoire, au lieu d’être un individu complètement différent, propose alors Samia. Peut-être que le tueur en a eu marre de chasser des anonymes et des touristes, peut-être qu’il voulait que tout le monde sache ce qu’il faisait. Il a peut-être attendu le départ de Gilsig pour frapper à nouveau. Et, sachant que désormais il ferait face à des enquêteurs qui allaient vraiment bosser, il s’est mis à appliquer des contre-mesures.

— Intéressant, admet Dorian, mais comment tu expliques les différences dans le mode d’exécution ? On passe de proies a priori mobiles, à des victimes immobilisées ; l’expérience ne doit pas être franchement la même.

— Il passe peut-être à l’étape supérieure. Ou alors il en a marre de courir : peut-être qu’il est physiquement diminué.

— Ça ne colle pas avec les blessures de certaines victimes : le tueur qui frappe actuellement est en forme, il sait maîtriser des adultes en pleine santé, et pas qu’un peu. Tu te souviens de la mâchoire disloquée ?

Samia grimace ; comment oublier l’affreuse image ? Ils continuent à balancer des hypothèses, comme ça, à chaud, avec les éléments parcellaires qu’ils attrapent dans le dossier bricolé d’Andrieux, le dossier secret constitué dans le dos de Gilsig. Les gorgées de sencha s’alignent, même LaClue, qui n’écoute pas vraiment, s’est servi. Il a le regard dans le vide, le nouveau commissaire. Ses yeux viennent parfois se poser sur son inspecteur, comme pour se demander ce qu’il doit en faire, à présent.

Et, comme si Andrieux ne supportait plus le regard accusateur et profondément tourmenté de son patron, il desserre une dernière fois la mâchoire.

— Je ne vous ai pas dit qui était notre suspect, à l’époque.

Ça attire l’attention de tout le monde.

— Et qui était-ce ? le relance Dorian.

— C’est ça, qui m’a fait déterrer cette pochette, pointe Andrieux. Le propriétaire de la quincaillerie, le champion régional de tir à l’arc, s’appelait Bertrand Arkitt. C’est le père d’Anton Arkitt.

Silence tendu.

— J’ai cru halluciner quand j’ai vu son visage sur votre maudit tableau blanc, continue Andrieux en reposant sa tasse sur le plateau. C’était un gentil garçon, vous savez. Plutôt réservé. Je ne pensais pas… je ne voulais pas croire qu’il avait viré comme son père. Et puis je me suis souvenu qu’à l’époque, je ne voulais pas croire qu’un type comme son père pouvait s’adonner à ce genre d’atrocités.

Lentement, comme trop lourd, tout à coup, l’inspecteur se lève, et se dirige vers la porte. Personne ne le retient.

— Vous devriez parler à Gilsig. Il sait tout. Moi, tout ce que je peux ajouter, c’est qu’on n’a jamais revu Bertrand Arkitt après cet été-là.

Sur ce, il quitte la pièce.

Il n’a pas touché à son thé.

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