Sencha (2/3)

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Il doit bien être minuit lorsqu’ils dépassent le seuil du commissariat de Pavonis. Il n’y a plus personne, à part l’officier de permanence, et un inspecteur dans la bonne quarantaine — celui qui, pendant le topo de Samia et Dorian, avait reconnu Anton. Livide, les doigts crispés sur un gobelet de café infect, il plonge ses yeux dans le beige crémeux de la table. Une pochette cartonnée, marron, usée, dort à côté de son avant-bras.

Grave, le commissaire l’interpelle, et dirige leur petit groupe dans son bureau. Seul l’officier de permanence reste à sa place, somnolant près de son poste radio.

Dans le bureau, l’atmosphère s’alourdit. L’inspecteur pavonicien traîne sa lourde carcasse jusqu’à l’une des chaises qui font face à la table de travail de LaClue. Il s’assied, puis pose sa pochette cartonnée sur ses cuisses. LaClue s’installe à son siège, Samia prend la chaise à côté de l’autre inspecteur, et Dorian retourne se poster près du ventilateur, que le commissaire vient de relancer.

Foutue canicule.

Le commissaire, très tendu, lance la réunion informelle :

— Inspectrice Berroui, inspecteur Crelès, je vous présente l’inspecteur Andrieux, en poste ici depuis, quoi… vingt ans ?

Andrieux, visage fermé et moustache fournie, fronce les sourcils.

— Vingt-six ans, corrige-t-il.

Succinctement, il leur raconte sa carrière, monotone et régulière. Fils d’artisan, entré dans la police en tant que gardien de la paix à ses dix-neuf ans, immédiatement affecté au commissariat de Pavonis, à l’époque où la délinquance commençait à grimper. Avant, la commune, très étalée, nombre d’habitants pas si petit mais très éparpillé, accueillait quelques gardes champêtres, au sein du service de police rurale des Saints-Lacs. Elle s’était dotée d’une antenne de la police nationale au moment où Andrieux la rejoignait. À sa tête, le commissaire Gilsig, un officier qui vivait là, et travaillait auparavant au service anti-criminalité de Serins-sur-Lacs. Il détestait l’agglomération Serins-Saint-Christian, et avait sauté sur l’occasion de remettre son patelin sur les rails. À quarante-deux ans bien cognés, il était à l’apogée de sa carrière, et comptait bien construire un commissariat fort. Les grands pontes comptaient sur sa candidature : un homme solide de la Verrière, qui avait grandi dans le coin, qui inspirerait confiance et appliquerait les méthodes de la PJ avec, ils l’espéraient, efficacité.

Samia et Dorian ne voient pas trop pourquoi ils écoutent le récit — certes, intéressant — d’Andrieux. Jusqu’à ce que ce dernier mentionne un long passif de disparitions douteuses autour de Pavonis.

— Pour la plupart, c’était des touristes, qui ne réapparaissaient pas après une randonnée, un pique-nique dans les bois, une baignade dans un lac, des choses comme ça. Oui, surtout des touristes, et on a toujours mis ça sur le dos d’accidents. On a cru que les gens se perdaient, tombaient, se noyaient. Ça arrive, après tout. Les bois sont denses, parfois traites, et les lacs n’étaient pas vraiment surveillés à l’époque. Ils ne le sont toujours pas, d’ailleurs, pour la plupart. La gendarmerie partageait notre avis. Et puis, c’était leur problème, pas le nôtre. On ne retrouvait jamais de corps, mais ça ne voulait rien dire. Ces affaires n’ont pas fait grand bruit : les disparus voyageaient souvent seuls, et on n’avait pas forcément les identités. Tous les étés, on en avait deux, trois qui disparaissaient comme ça.

— Il y avait des gens de la région, aussi ? demande alors Dorian.

— Quelques fois. Enfin… il y avait souvent des règlements de compte entre petits délinquants ; c’était au moment du pic de criminalité de Pavonis. On avait du boulot ras la tronche, mais on commençait à avoir des résultats. Alors, oui, parfois un ou deux voyous ne réapparaissaient pas après une soi-disant balade, mais on mettait ça sur le compte de disparitions volontaires, pour la plupart. Parfois, on se disait que les bandes rivales faisaient le ménage, mais c’est tout.

— Et qu’est-ce qui a changé ? pose Samia, après un silence épais.

Andrieux se tortille un moment sur sa chaise, les yeux braqués sur la pochette marron.

— Un été, on a retrouvé des corps, plante-t-il alors. Un couple de touristes anglais, qui faisait un grand tour de la France. C’est une bande de scouts qui les a découverts, loin dans les bois. Ils avaient été abattus d’une seule flèche en pleine poitrine.

Coup de massue pour les deux flics serinois, qui se raidissent chacun de leur côté. Andrieux continue :

— C’était il y a presque vingt ans. Cet été-là, on a retrouvé seulement ce couple. Il n’y a pas eu d’autres disparitions — ou, du moins, pas celles qu’on avait habituellement. L’été suivant, ça a recommencé. Un jeune touriste qui venait d’Italie, toujours abattu d’une seule flèche en pleine poitrine, près du lac Clérain. Cet été-là, il y en a eu deux autres. Le commissariat était sur les dents. On venait à bout du problème de la délinquance, et maintenant on avait un cinglé à arrêter… c’était une véritable horreur. L’été d’après, rien ne s’est passé, et on a cru que c’était fini. Et puis ça a recommencé. Tous les étés, pendant douze ans…

— Impossible, le coupe brutalement Dorian.

Le regard d’Andrieux est coupable lorsqu’il se pose, incertain, sur son collègue serinois.

— Des meurtres en série aussi rocambolesques, tous les étés pendant une dizaine d’années, et aucune info dans la presse, aucune archive dessus à la Verrière ? rebondit Samia. Dorian a raison : c’est impossible.

— Pas si les informations ne sont jamais remontées aux médias, ou à la Verrière, ni au reste de l’appareil judiciaire, d’ailleurs, se navre Andrieux.

— Impossible, répète Dorian, catégorique.

— Dites-moi, inspecteur Crelès, vous connaissez bien Pavonis ?

Non, pas vraiment. Dorian est un pur Serinois, né, élevé, et piégé dans cette ville étouffante, incapable de s’en extraire. Pavonis, il connaît à peine. C’est la première commune d’importance après Serins-sur-Lacs et Saint-Christian. Un haut lieu du tourisme dans la région ; c’est campagnard, mais peuplé, développé, enclavé dans un cadre naturel somptueux et attractif. Le poumon de la région.

— Nous avons tout caché, avec la complicité de tous ceux qui savaient, lâche Andrieux. Gilsig était sous pression, vous savez. Quand la Verrière était encore la toute-puissante PJ, respectée, avant tous les scandales de corruption, elle avait beaucoup de pouvoir sur le département. À croire que Saint-Christian n’existait pas. Et le conseil général appuyait sur la PJ serinoise pour régler le grand problème de l’insécurité. Il fallait donner envie aux touristes de venir. Pavonis devait rester cette belle carte postale, et pas un endroit où les gens voyageaient pour se faire massacrer. Et Gilsig, malgré ses années de service à la Verrière, Gilsig était un Pavonicien avant tout. Et, puisqu’on disposait d’un commissariat d’importance, on pouvait garder nos affaires pour nous. On a tout planqué, on a falsifié nos rapports, on a embringué tout le monde dans le déni de la chasse annuelle. Les gens qui savaient faisaient semblant de rien, les autres ignoraient et ne cherchaient pas à savoir. Après un moment, plus personne, en dehors de quelques flics et du médecin de ville, ne remarquait que les meurtres continuaient. Et puis, il y a huit ans, ça s’est arrêté. Plus rien. Alors, les gens ont commencé à oublier. Il y a trois ans, on a eu une vague de mutations et de départs en retraite, qui a dispersé nos effectifs. Plus personne, ici, ne sait. Plus personne à part moi, après le départ du commissaire Gilsig.

— Et donc, plus personne pour nous dire que cette histoire n’est pas neuve ? raille Samia.

Andrieux ne répond pas. Abattu, il triture une dernière fois les coins de son épaisse pochette cartonnée, avant de la tendre à son commissaire.

— C’est tout ce que j’ai réussi à garder de mon côté, indique-t-il. Gilsig nous a fait faire un minimum de paperasse là-dessus, et il a tout gardé. Même les rapports du médecin — très succincts, de toute manière, on ne faisait pas appel au légiste.

LaClue lorgne la pochette, puis s’en saisit. Curieux, il la soupèse, passe ses doigts dessus, puis tire sur les élastiques, l’éventre sur son bureau. Quelques photographies, mal cadrées, de cadavres fauchés en pleine course, souvent face contre terre, une flèche transperçant leur dos. Des PV aussi, mal remplis, des bouts de feuilles avec des notes denses, des listes, des rapports divers.

Douze ans de meurtres condensés dans une seule pochette.

— Pourquoi nous faire part de ces infos capitales maintenant ? lance alors Dorian.

Il est plus calme, à présent - il n’a pas franchement décoléré, mais il maîtrise son ressentiment. Son visage, fermé, ses bras, croisés, le dos contre le ventilateur, il réfléchit.

— À la fin, j’étais le seul à travailler dessus, avec le commissaire Gilsig. Si je n’ai rien dit, au début de cette vague de meurtre-ci, c’est d’une part parce que je suis plongé dans le secret depuis trop longtemps, et d’autre part parce que je savais qu’il ne pouvait pas s’agir de la même personne.

— Comment ça ? intervient Samia. Je croyais que les meurtres s’étaient simplement arrêtés il y a six ans ?

— Pas « simplement », non. Comme je vous l’ai dit, Gilsig et moi, on enquêtait. Et on a fini par avoir un suspect, très solide. Un gars du coin, un type pas louche, pourtant, ou du moins pas au premier abord. Il avait une quincaillerie en centre-ville, et il vivait juste au-dessus avec sa femme et son fils. Vous savez, à l’époque, on cherchait un solitaire, avec Gilsig. On pensait avoir affaire à quelqu’un de socialement exclu, un tordu qui devait habiter dans les bois. Mais pas à un bon père de famille sans histoires. Et puis, un jour, on discutait avec des gars, comme ça, et quelqu’un a mentionné qu’il était champion régional de tir à l’arc. Il avait même dirigé un club, à Saint-Christian, quelques temps. C’était à peu près tout ce qu’on savait de notre tueur, ça : c’était un putain d’archer. Alors on s’est intéressé au seul type du coin qui correspondait à ce profil. C’est Gilsig qui s’en est occupé, surtout. Et, un jour, en été, après avoir ramassé notre premier cadavre de la saison, il m’a convoqué dans son bureau, et il m’a dit : « Ça y est, c’est fini. On n’entendra plus jamais parler de cette histoire. » On n’a plus ramassé un seul cadavre après cet été-là. Les disparitions étranges ont cessé. Alors, j’ai cru que c’était effectivement terminé.

Et là, il paraît surtout triste, l’inspecteur Andrieux.

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