Pain perdu 

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V

Samia picore régulièrement des bouts de pain perdu dans son assiette. C’est le traiteur du gîte qui le lui a spécialement préparé. La veille, lui, sa fille qui l’aide en cuisine, et l’inspectrice se sont retrouvés à étirer la nuit dans des discussions tour à tour sérieuses et grotesques. Samia les aime bien ; ils sont sympathiques, drôles, et contradictoires. Au petit-déjeuner, une boîte en plastique contenant le casse-croûte l’attendait : le traiteur a pensé à elle, ses fringales courantes, et son appétit capricieux.

Ce dernier la condamne à une alimentation faite de grignotages fréquents. Mais, quoi qu’en dise Dorian lorsqu’il la sermonne sur ses apports nutritifs irréguliers, ce mode de consommation a des avantages indéniables ; pas besoin de s’accorder de longues pauses contraignantes, pas besoin de s’arrêter en plein milieu d’une piste pour se sustenter. Un bout de quelque chose avalé sur le pouce suffit amplement. Ses temps de pause sont dédiés à des arrêts nets et salvateurs.

Elle va justement s’en accorder un, lorsque le commissaire LaClue pose son derrière sur la chaise à côté du petit bureau qu’elle s’est vue attribuer. Le flic tire une sale tronche. Il lorgne sur l’assiette et son pain perdu, mais décline l’invitation de l’inspectrice lorsqu’elle lui propose de goûter la merveille sucrée.

Ils improvisent une petite réunion, tous les deux ; Samia rapporte ses investigations bredouilles sur l’endroit où s’est rendue Catherine Gautrois le soir de sa mort, et les plans de ses collègues serinois pour tenter d’y remédier.

— Ses relevés bancaires devraient arriver dans la matinée, indique LaClue. On en saura peut-être plus en les examinant.

— Peut-être. Sinon, rien de très passionnant du côté du fiancé, mais y a un truc avec la colocataire…

— Comment ça ?

Samia inspire, tapote le rebord de son assiette du bout des doigts, et se lance :

— Déjà, il paraît évident qu’elle en sait plus que le fiancé sur la vie de Gautrois. Ce qui n’est pas étonnant, puisqu’elles vivaient ensemble. Le fiancé nous a assuré que ce n’était pas dans les habitudes de sa chère et tendre de sortir faire la teuf, mais la colocataire, elle, était bien mieux renseignée. C’est grâce à elle qu’on a trouvé la voiture, mais j’ai l’impression qu’elle s’est retenue de nous dire un truc.

— Peut-être qu’elle ne voulait pas dévoiler les secrets de sa meilleure amie pour la vie en face du fiancé, suppose LaClue.

— C’est ce que je pense, abonde Samia en se rejetant contre son siège. J’aurais dû la prendre à part hier…

— Prenez-là à part aujourd’hui.

Au levé de sourcil perplexe de l’enquêtrice, il développe :

— Elle habite Pavonis, non ? Convoquez-la pour un entretien supplémentaire. Après tout, on a la voiture, et de nouvelles questions qui vont avec, non ?

— Excellente suggestion, commissaire, souligne Samia en décrochant le téléphone pour appeler la colocataire.

Comme la veille, Alice Blein semble tendue, anxieuse. Entretien fixé pour le lendemain, à quatorze heures.

Une fois l’appel clôt, LaClue reprend le fil de la conversation en lui exposant les avancées de son équipe. Tout d’abord, la raison donnée par Anton Arkitt pour expliquer sa présence au Logis du Clérain est corroborée par son assurance, qui traite son dégât des eaux. Celui-ci, a priori important, requiert en ce moment-même l’intervention d’un plombier, et le relogement temporaire du propriétaire.

Du côté de Pierre Royand, les derniers éléments ne peignent pas le portrait d’un vil tueur en série. Pas de talent pour le tir à l’arc d’après ses proches, pas d’activité autre que la consommation régulière de psychotropes et autres drogues à usage récréatif, ainsi que la participation occasionnelle à des projets caritatifs. Pierre Royand, un homme fracturé, étrange, et presque imprévisible, mais pas un maniaque de la chasse.

Aucune info, en revanche, sur Joanna Ploignel ce qui, au fond, concorde avec ses dires. Les enquêteurs n’ont pas encore trouvé le temps de se pencher sur son cas avec minutie.

Le commissaire de Pavonis s’enfonce dans son siège. Par la vitre qui donne sur la petite cour, il aperçoit l’inspecteur Crelès, debout sous l’intense soleil, pendu au téléphone.

LaClue interpelle alors Samia, puis désigne Dorian d’un coup de menton :

— Il est sur quelque chose ?

Berroui regarde dans la direction indiquée.

— Non, fait-elle en se retournant. Il parle à son gamin.

— Il a un fils ?

— C’est ce que j’ai dit, oui, raille l’inspectrice. Le gosse est en vacances chez les ex-beaux-parents de Dorian, dans le sud. Plage et chouchoutage, il est pas trop malheureux. Et il tient à rendre compte de ses journée, en détail, à son père. Toujours scotché à son téléphone, ce gosse, mais c’est un brave petit.

— Je n’imaginais pas Crelès en parent divorcé.

— Ah non ? Je ne sais pas à quoi est censé ressembler un parent divorcé. Ce qui est sûr — et mieux pour tout le monde — c’est qu’il a gardé d’excellents rapports avec son ex-femme.

LaClue acquiesce, éclairé, puis il lance :

— Et vous ?

— Et moi ?

— Divorcée ?

À cela, Samia se laisse emporter par un rire rocailleux.


II

Anton a le souffle court, et le corps qui dégouline. Dans la clairière, le soleil tape fort. Les arbres, magnifiques, feuillus, s’élancent vers le ciel et y respirent sa brusque lumière. Ils gardent Mélanie à l’ombre, protègent sa peau finement bronzée par l’été, et ses entrailles qui s’écoulent sur la terre sèche.

D’un coup, l’image s’impose vraiment à Anton, et il se retourne pour ne plus la voir, le corps douloureusement tordu. Très vite, d’autres images affluent, plus vieilles, moins ensoleillées.


Les corps transpercés.

Les visages flous sous les néons palpitants.

Les hurlements avalés par les bois.

Les conseils précis de son père.


La chasse, immuable.


Alors, assailli, Anton s’enfuit.

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