Fondants

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V

Six heures pétantes, réveil difficile au commissariat de Pavonis. Nervosité électrique, tournées de café, de thé et de petits gâteaux ; distribution de courage sucré. Les rangs se tassent sur des chaises inconfortables, face à un large tableau blanc couvert d’horreurs en aimant.

Bien réveillés malgré une nuit plutôt courte – la faute à l’audition de Mélanie Myrthon, et au débriefing de celle-ci en soirée –, Crelès et Berroui partagent des minis fondants au chocolat avec les troupes. Le commissaire LaClue se fait désirer, pendu au téléphone dans l’étroitesse de son bureau.

Lorsqu’il se pointe, dix minutes plus tard, la mine lessivée, la réunion peut commencer.

— Bien, lance Samia Berroui, captant l’attention des policiers. On vous a tous convoqués aux aurores pour faire le point. Et, avant de s’attaquer au neuf, on va reprendre l’ancien…

D’un geste de la main, elle invite son binôme à dérouler les faits, plans larges de scènes de crime et photos d’identité des victimes à l’appui.

Cinq semaines plus tôt, découverte d’un sur les berges du lac des Trois-Frères, fermement ligoté à un arbre. La victime, un « sale con » de Serins-sur-Lacs, dixit sa jeune veuve, présentait un certain nombre de contusions sur les bras, le buste et le visage. Blessures défensives, d’après le légiste, qui a également rapporté une alcoolémie de cirrhotique ainsi que deux jolis trous dans la poitrine, creusés par des flèches en bois, vieilles, travaillées, des flèches de compétition que personne ne parvient à tracer.

Un peu plus de deux semaines plus tard, un deuxième malheureux a été retrouvé dans un état similaire, sur une aire de pique-nique en pleine forêt, à un kilomètre de Pavonis. Comme la première victime, il présentait de nombreuses contusions, et se trouvait ligoté à une table. Puis, dix jours plus tard, c’est au cadavre d’une femme d’être découvert à l’extérieur d’un local de stockage du lac des Fosses ; une semaine après ça, c’est de nouveau un homme, près d’un chantier ; puis un quatrième, cinq jours après, sur un sentier de randonnée.

— Et, hier matin, deux cadavres nous attendaient au Logis du Clérain : Catherine Gautrois, assassinée selon le même mode opératoire, et Pierre Royand, poignardé dans le dos à onze reprises. En tout, ça nous fait six victimes confirmées de celui que la presse locale a surnommé « le chasseur », et une septième potentielle, tout ça en moins de deux mois.

— Les scènes de crime sont éparpillées autour de Pavonis, rebondit Berroui. Elles sont parfois difficiles d’accès, mais toujours plus ou moins fréquentées, de sorte que les corps sont rapidement découverts. Cependant, cet étalement géographique a induit quelques conflits juridictionnels : le dossier a échoué à la PJ serinoise il y a seulement deux semaines, après que la gendarmerie ait plus ou moins choisi de se retirer…

Murmures dans la salle de réunion ; la gendarmerie des Saints-Lacs est mal équipée pour traiter les affaires criminelles, mais a compétence pour intervenir sur trois des scènes de crime – dont la première.

— L’arme du crime est ma foi peu commune, embraye Berroui, ce qui vaut à ce tueur toute sa renommée. Entre ça et son rythme soutenu – qui tend par ailleurs à s’accélérer – tout le département est sur les dents. Niveau indice matériel, c’est la dèche : pas de fibres, pas d’empreintes, pas d’ADN. Les victimes ont toutes été aspergées de détergents en grande quantité, parfois même d’essence, ou encore d’alcool. Au vu des précautions qu’il emploie, il est possible que notre tueur soit déjà présent dans le système : son empreinte génétique est peut-être fichée. Et, si c’est le cas, il se traîne un casier. Gardez ça en tête au moment de vérifier les antécédents judiciaires des suspects potentiels…

— Jusqu’à la victime numéro cinq, les investigations ratissaient très large, reprend Crelès. Les labos ont mis le paquet sur tout un tas d’analyses, les proches des victimes ont été longuement auditionnés, leurs emplois du temps passés au peigne fin. On sait que la première victime n’était pas un enfant de chœur : multiples condamnations pour différents actes de violences volontaires. Trois des victimes étaient de sortie, dans des bars ou des boîtes de nuit de la région les soirs où elles ont été tuées, mais aucun témoignage probant n’a pu être recueilli dans ces différents lieux. On s’est aussi intéressé aux compagnies de tir à l’arc dans le secteur : il n’y en a pas à Pavonis, mais il y en a trois à Serins-sur-Lacs, et deux à Saint-Christian. On vérifie encore les casiers judiciaires des adhérents, mais c’est un travail titanesque ralenti par quelques lourdeurs administratives. Et puis, il y a six jours, un nouvel élément est venu bousculer tout ce laborieux travail d’enquête…

Ménageant son effet, Crelès rejoint sa veste, proprement posée sur une chaise, puis en sort la pochette en plastique qu’il a montrée à LaClue la veille. Les flics de Pavonis se penchent, curieux, et parviennent à distinguer les contours d’un rectangle coloré.

— Le chasseur nous a laissé un message, clarifie Dorian.

— C’est une carte postale ? demande une flic au premier rang.

— En effet, et pas n’importe laquelle, confirme Samia. Elle vient du Logis du Clérain, qui n’est pas le plus glorieux de vos hôtels, pas idéalement situé non plus, ce qui, au final, nous facilite la tâche en attirant peu de clients.

— Il y a en quatre qui y séjournaient jusque-là… commence Crelès, avant d’être coupé par un collègue.

— Excusez-moi, mais comment vous savez que c’est le chasseur qui vous l’a laissée, cette carte ?

— Elle se trouvait bien en évidence sur le cadavre de la cinquième victime, et était aspergée de détergent – donc, le tueur l’a déposée avant d’en finir avec ses contre-mesures médicolégales, explique Dorian.

— Vous croyez qu’il vous prévenait de la future scène de crime ? lance un autre flic au fond de la salle. Vu que Le Logis du Clérain est l’endroit où vous avez trouvé vos dernières victimes ?

— C’est possible, admet Samia.

— Et donc, quoi : il joue avec vous ? Ou bien il veut vraiment que vous l’arrêtiez ?

— Ça, il n’y a que lui qui peut le savoir, balaye Crelès. Quoi qu’il en soit, nous avons placé l’hôtel sous surveillance.

— C’était pas du 24h/24, pointe-t-on.

— En effet : nous n’avions pas les équipes pour installer un tel dispositif, alors on s’y est collés, et ça a merdé, admet l’inspectrice, détachée. Quelqu’un a un autre commentaire du même style à faire ?

Ton rigolard mais tranchant ; Berroui parvient à dompter l’assistance. Habitué aux mises au point salées de son équipière, Crelès se dirige vers un second tableau blanc – qui présente sa face en liège au parterre policier – et le retourne dans un mouvement très fluide. Dessus, les tronches des clients de l’hôtel, leurs noms, et une foule de clichés de surveillance.

— Comme je vous le disais, quatre personnes séjournaient jusque-là au Logis du Clérain, enchaîne l’inspecteur. Tout d’abord, Joanna Ploignel, trente-cinq ans, sans emploi, elle occupe la chambre 22 depuis deux semaines. Elle chercherait à s’installer dans la région. Après, nous avons…

— Anton, complète un flic au troisième rang.

La cinquantaine bien tassée, cheveux coupés à ras, lunettes à monture en écaille, les sourcils fournis et très froncés. Il gratte nerveusement son pantalon d’uniforme, au niveau de son genou gauche.

— Vous le connaissez ? demande Samia.

Le flic la regarde quelques secondes, muet, avant de répondre :

— Oui. Il est ferronnier. Un brave gars. Il habite dans les hauteurs, pas très loin du lac des Trois-Frères.

— En effet, on a là le seul résident de Pavonis, rebondit Crelès. Anton Arkitt ; il a trente et un ans, il est donc artisan, et il occupe la chambre 25 depuis cinq jours à cause d’un dégât des eaux à son domicile. Puis, jusqu’à son meurtre sauvage hier soir, nous avions également Pierre Royand, vingt-six ans : héritier rebelle d’un empire colossal, sans emploi, toxicomane notoire – il occupait la chambre 29 depuis une semaine.

Il marque une pause, se décale légèrement sur sa droite afin de pouvoir désigner la dernière photo aimantée au tableau, avant de poursuivre :

— Ensuite, nous avons Mélanie Myrthon, vingt-deux ans, officiellement sans emploi. Mais on la soupçonne fortement d’avoir intégré une bande que vous devez connaître : le gang des apothicaires. Elle occupe la chambre 21 depuis trois jours, sans autre motif qu’un peu de tourisme local. Jusqu’à présent, nous traitions ces quatre clients comme des suspects potentiels, sans négliger que l’un – ou plusieurs – d’entre eux pouvait également constituer une cible à un moment donné.

— Attendez, attendez, tempère le flic aux lunettes écaillées. Pourquoi les traiter en suspects ? À cause d’une carte postale ? Ce n’était pas juste une manière tordue de vous faire savoir où il allait frapper la fois d’après ?

LaClue se tortille sur son siège, lorgnant les inspecteurs serinois d’un regard prudent.

— Si les clients du Logis du Clérain sont suspects à nos yeux, c’est parce que le chasseur nous a dit qu’il en faisait partie, lâche alors Berroui.

Stupéfaction générale.

— Vous voulez dire… commence une flic.

— Il a écrit quelque chose au dos de la carte, développe Crelès. Il disait de venir le chercher. Voilà pourquoi nous traitons ces clients comme de solides suspects potentiels.

— Vous pouvez déjà rayer Royand de la liste, fait-on remarquer.

— Pourquoi ça ? demande l’inspecteur.

— Bah… parce que le chasseur l’a descendu ?

— Peut-être pas.

Avant que quelqu’un d’autre réplique, Dorian pointe un cliché sur le second tableau ; une image un peu furtive, prise à la dérobée mais bien cadrée, de l’infortuné Pierre Royand, penché au-dessus d’une Mercedes-Benz.

— Cette photo a été glissée par un coursier dans la chambre de Mélanie Myrthon il y a trois jours, explique l’inspecteur. On pense qu’elle était chargée de l’assassiner.

— Attendez… vous croyez que ce meurtre-ci est lié à une histoire de drogue ?

— Pas exactement. Le gang des apothicaires, fort de son quasi-monopole sur la vente d’hallucinogènes, ne se sent pas obligé d’avoir un minimum d’égard envers ses consommateurs. Il n’a même pas le moindre respect pour eux, étant donné que le concours d’entrée dans ses rangs consiste à piocher un toxico dans le lot de ses clients pour lui faire la peau. En plus de s’assurer que ses sbires sont mouillés dans le crime au dernier degré avant de les embaucher, le gang tient un moyen de pression contre eux en cas de pépin. Ce devait être au tour de Mélanie de faire ses preuves…

— Et elle aurait décidé de s’en charger un soir où le chasseur se sent aussi d’humeur meurtrière, à cinquante mètres de là où il a abandonné sa dernière victime ?

— C’est bien pratique, en effet, accorde Berroui.

Le flic de Pavonis gratifie les inspecteurs serinois d’un air de bah alors, vous voyez bien que j’ai raison, auquel Samia s’empresse de répondre :

— Mélanie Myrthon a approché Pierre Royand plus tôt le même jour. Si la thèse du témoin gênant est vraisemblable, quelques éléments ne cadrent pas. Le chasseur a l’habitude de maîtriser ses victimes avant de les abattre d’une ou plusieurs flèches : pourquoi est-ce qu’il n’a pas agi ainsi avec Royand ? Mais, admettons que le seul moyen pour le maîtriser était de le tuer, ou que – soyons fous – il n’avait plus de flèches ; le chasseur détrousse systématiquement ses victimes. Et ça, c’est un motif qui semble purement financier : si le chasseur a besoin d’argent, pourquoi serait-il passé à côté des trois cents euros que Pierre Royand trimballait sur lui ?

— D’autant plus que sa dépouille n’a été aspergée d’aucun liquide incommode, ajoute Crelès. Et, puisqu’il s’agit a priori d’une contremesure médicolégale, ça aurait été dans l’intérêt du chasseur de le faire…

L’assemblée médite ces paroles, semblant accepter lentement l’hypothèse de la PJ.

— Donc, vous pensez vraiment que la petite Myrthon a refroidi Royand ? appuie un briscard au fond de la salle.

— C’est, pour l’instant, notre hypothèse de travail, confirme Crelès. Le tout est de savoir si elle aurait pu croiser le chasseur, et donc, si elle peut l’identifier.

— Mais rien n’est moins sûr, tempère Berroui. Du reste, on n’a pas de preuves concrètes contre elle ; même si on a un mobile – à savoir son « initiation » – et une opportunité – elle a elle-même admis sa présence sur les lieux, sans fournir le moindre alibi. Pour ce qui est des moyens, le meurtre de Pierre Royand était très expéditif, le tueur l’a visiblement eu par surprise, sans compter qu’une arme blanche est on ne peut plus ordinaire, et facile à faire disparaître. L’autopsie nous en dira peut-être plus.

LaClue embraye sur les missions à accomplir, puis disperse ses effectifs. Réunion terminée.

Quelques fondants restent encore dans les assiettes.

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