Cannelle (5/5)

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III

Les inspecteurs semblent confiants, derrière leurs sourires polis. Enfin, celui du mec est poli ; celui de la meuf, en revanche, ressemble plus à de la provocation.

Mélanie fait l’effort de sourire à son tour.

Ils se présentent succinctement, puis lui posent quelques questions préliminaires. Nom, lieu de résidence, profession. À la question « Pour quelle raison séjournez-vous ici ? », elle a répondu, tout sourire :

— Pour leur piscine de rêve.

La femme n’a pas goûté la blague, la lardant d’un sale regard.

Sans crier gare, le mec – l’inspecteur Crelès – lui montre la photo d’une fille, cheveux plutôt courts, dans la vingtaine. La question qui va avec : « Est-ce que vous la reconnaissez ? »

L’incompréhension tord les tripes de Mélanie ; bloquée, elle fixe intensément la photo.

— Jamais vue, finit-elle par lâcher, après s’être ressaisie.

— Vous en êtes sûre ? insiste Crelès.

— Certaine. Pourquoi ?

Il ne prend pas la peine de répondre. Il tire plutôt un autre cliché d’une pochette cartonnée, et frappe presque la table au moment de la-lui ficher sous le nez.

Mélanie sursaute.

C’est – sans aucun doute – une photo de scène de crime. Dessus, un corps, face contre terre, allongé sur un lit d’herbes maussades, plusieurs entailles sanguinolentes visibles sur son tee-shirt.

— Pardon, s’excuse Crelès qui attrape une autre photo dans la pochette, les yeux tout de même rivés sur Mélanie. On ne voit pas bien son visage sur celle-ci.

De nouveau, il claque la table du plat de la main, un deuxième cliché collé à sa paume. Il s’agit d’un gros plan morbide du visage de Pierre, enfoncé dans l’herbe. L’œil fixe, la peau malade, le nez écrasé.

Mélanie détourne le regard. L’enfouit dans une plante verte, posée sous un éclairage grossier.

— Et lui, vous le reconnaissez ?

La voix de l’inspecteur est dure. Polaire.

À côté, sa collègue affiche la même rage contenue.

Mélanie a l’impression d’avaler de l’acide, avant d’ouvrir la bouche :

— Oui. C’est Pierre.

— Depuis quand le connaissiez-vous ? demande toujours Crelès.

Là, Mélanie a la vague envie de l’étrangler ; elle sait qu’ils savent très bien depuis combien de temps ils se connaissent, avec Pierre.

— On a failli se rentrer dedans à la cafet’, hier.

— Comme c’est mignon, commente l’inspectrice, qui ouvre enfin sa – visiblement – grande gueule. On dirait le début d’une comédie romantique à deux balles.

Les envies de meurtres convergent en direction de Berroui, dans la tête de Mélanie, qui gratifie la fliquette d’un regard plein de poignards.

— Et ensuite ? la relance Crelès.

— Ensuite on a discuté.

— De quoi avez-vous parlé ?

— En quoi est-ce que ça concerne la PJ serinoise ?

— Votre Pierre a reçu onze coups de couteau dans le dos. Par voie de conséquence, tout ce qu’il a pu faire ou dire, et avec qui il l’a fait « concerne la PJ serinoise », comme vous dites.

Mélanie la boucle, agacée.

Alors l’inspecteur Crelès reprend la parole :

— Vous vous souvenez des Royand ?

Il tire une troisième photographie de sa pochette infernale. Un vieux cliché, une image presque poussiéreuse. Debout derrière tout le monde, un homme, grand, séduisant, bien propre dans son joli costume. À côté de lui, un gosse, pré-ado, les cheveux bien coupés, cintré dans un costume, lui aussi. Deux copies quasi conformes, mais plus jeunes, se tiennent devant eux. Assise dans une bergère ouvragée, une femme, stupéfiante dans sa beauté discrète, la coiffure travaillée, un tout jeune garçon sur ses genoux.

Portrait de famille. Père, mère, et quatre fils.

— C’est assez sordide, continue Crelès. Un des plus célèbres fait divers de la région. Les Royand et leur fortune familiale dans la pétrochimie, leur belle demeure, leurs vacances de luxe en bord de mer. Une semaine après que cette photo ait été prise (fait-il en tapotant ladite photo du bout de l’index), cinq des membres de cette famille ont trouvé la mort dans ce qui reste l’un des pires message envoyé par le milieu serinois à leurs associés. Car, voyez-vous, l’entreprise des Royand a toujours plus ou moins fricoté avec le crime organisé. Mais quand le père de Pierre s’est retrouvé dans de sales draps, il a décidé de passer un marché avec la justice pour s’en tirer à bon compte. Le milieu n’a pas apprécié. Ils ont envoyé un tueur professionnel pour massacrer les Royand. Tout le monde y est passé, histoire que les autres mesurent ce qu’il en coûte de balancer. Ça vous dit quelque chose ?

Oui, ça lui dit quelque chose, très vaguement. C’est lointain et poussiéreux, dans sa cervelle, mais c’est là.

— Je comprends, assure le flic devant son silence. Ça remonte à loin, cette histoire.

Mélanie craint de comprendre où le policier veut en venir.

Ce dernier glisse de nouveau une main dans sa pochette, en sort une quatrième photo, qu’il dépose délicatement par-dessus les autres. Les geste est lent, dramatique, chargé de gravité.

Un sourire, un visage de bambin, une chemise blanche et des yeux espiègles. Portrait d’école.

— Pierre Royand avait onze ans au moment des faits, reprend Crelès. S’il a été épargné par l’assassin, c’est pour souligner l’ampleur du traumatisme que le milieu est prêt à infliger aux innocents pris dans les dommages collatéraux. Après ça, son oncle paternel l’a plus ou moins élevé. Son parcours jusqu’à l’âge adulte est un peu chaotique. À ses dix-huit ans, il apparaît dans quelques rapports des Stups, à Serins-sur-Lacs. Consommateur de divers psychotropes et autres substances hallucinogènes.

Eh merde, pense Mélanie.

Le policier joint ses mains, sur la table, le regard amarré à l’empilement de clichés. Puis, après une petite inspiration, il retourne à Mélanie, et poursuit l’interrogatoire :

— Je ne me doutais pas qu’il fallait se plier à l’exercice de la sélection sur concours pour intégrer un gang, de nos jours.

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire, balaie-t-elle.

— Ah non ? réplique Berroui, acide. Je croyais que la petite bande criminelle à laquelle cet individu appartient était dotée d’un rite initiatique obligatoire ?

À elle de lâcher une photo sur la table, celle d’un type dont elle ne connaît même pas le nom, mais dont elle reconnaît bien la tronche. Sur la photo, prise depuis leur 207 pendant qu’ils planquaient sous ses fenêtres, sans aucun doute, on voit le gars jouer les coursiers tandis qu’il glisse une enveloppe kraft sous sa porte.

Avec la photo de Pierre à l’intérieur.

— Je vous en prie, inspecteurs, tente-t-elle d’un ton moqueur, on est pas dans une série à la con…

— Non, c’est vrai : on serait plus sexy dans une série à la con, pointe l’inspectrice, tout sourire.

— Dites, je croyais que vous étiez là pour attraper le chasseur ?

Les flics se regardent, impassibles. Puis, feignant la surprise, Berroui jette :

— C’est qui, ça, « le chasseur » ?

— Vous foutez pas de ma gueule : c’est le tueur en série qui vous pète les roubignoles depuis un mois, au bas mot.

— Ah, ce chasseur… non, c’est pas son mode opératoire. On peut pas non plus mettre tous les meurtres non élucidés sur son dos, le pauvre, ricane l’inspectrice.

— Mais, et la fille alors ?

— Quelle fille ?

— Bordel, mais celle dont vous m’avez montré la photo y a pas deux minutes !

— Ah, cette fille… je croyais que vous ne la connaissiez pas.

— Oui, c’est vrai : je ne la connais pas. Mais vous êtes là parce que le chasseur l’a butée, non ?

— Qu’est-ce qui vous dit qu’elle est morte ? intervient alors Crelès.

Mélanie se sent piégée dans une mauvaise pièce de théâtre. Les deux flics soignent leurs tronches interloquées, c’est certain.

— Pourquoi me demander si je la connais, sinon ?

— Pour tout un tas de raisons, répond Berroui.

— Vous pensez qu’elle est morte, enchaîne Crelès.

— Quoi ? J’en sais rien, moi !

— Donc vous pensez qu’elle n’est pas morte, continue Crelès.

— Je vous dis que je n’en sais rien.

— Vous n’êtes pas passée devant son corps sans vie cette nuit ?

— Hein ? Bien sûr que non !

— Comme ça, vous auriez pu voir que c’était l’œuvre du chasseur – ce que vous souteniez il y a quelques instants.

— Je vous répète que je n’ai pas vu cette fille, ni cette nuit, ni jamais…

— Même pas après avoir envoyé Pierre Royand retrouver les siens ?

Ça lui coupe le sifflet. Le regard du flic s’aiguise ; celui de Mélanie se ternit.

— Parce que, voyez-vous, reprend l’inspecteur, les circonstances qui entourent le meurtre de monsieur Royand ressemblent beaucoup à l’initiation du gang des apothicaires.

— Je ne suis dans aucun gang, nie Mélanie.

— Maintenant, vous l’êtes.

Elle serre les mâchoires, durcit son visage lessivé, et secoue la tête. Au fond, ils n’ont pas grand-chose, ces deux flics de Serins. Une discussion, une histoire triste, et des circonstances.

Alors Mélanie débite son démenti, assure avec vigueur ne rien savoir de la fille, d’en savoir si peu sur Pierre, et de n’avoir tué personne. Les enquêteurs écoutent, tapotent leurs doigts sur la table, fixent les photos, se fixent, puis Crelès lui pose une dernière question :

— Vous êtes sûre de ne pas savoir ce qu’il s’est passé ?

Alors, elle le regarde droit dans les mirettes, et assure :

— Je ne suis jamais sûre de rien.


*


Mélanie s’appuie à la balustrade et respire à grandes goulées. Un entretien tardif avec la PJ serinoise ne peut qu’être éprouvant. Malgré sa mauvaise réputation, elle traîne des éléments d’exception. Tous ne sont d’ailleurs pas pourris jusqu’à la moelle, surtout en ce qui concerne les enquêtes criminelles.

En face, le parking s’anime. Une grosse Citroën C4 s’y engage, et se gare sans égard. La grande perche de la chambre 25 – Joanna, si sa mémoire ne la trompe pas – en sort, un air patibulaire scotché à son minois. Dans les températures écrasantes de la soirée, la donzelle porte un jogging large et un long trench par-dessus. Elle contourne sa caisse, la verrouille, puis se dirige vers l’escalier extérieur qui mène à son balcon.

Il mène aussi à Mélanie, cet escalier.

Cette dernière tire un sourire sardonique. Joanna remarque sa présence au bout de la sixième marche, et alors elle soupire, exténuée.

Salut l’asperge, lance Mélanie. T’en fais, une tête… qu’est-ce qu’il y a ? Ton chéri t’a retrouvée, ou quoi ?

Ladite asperge plisse les yeux, serre les mâchoires. Un air patibulaire, c’est certain.

— Non, t’es trop futée pour qu’il te retrouve, pas vrai ? continue Mélanie, tandis que Joanna atteint le balcon, et vient s’accouder à la balustrade. Mais il a fait un truc, c’est sûr.

Joanna balade les bois du regard.

— Il m’a envoyé une vidéo, dévoile-t-elle alors.

Mélanie grimace un sourire lubrique.

— Oh, chouchou est du genre sextape vengeresse ?

La grande perche la lorgne avec curiosité.

— Laisse tomber, soupire Mélanie en secouant la tête. Y avait quoi, sur cette vidéo ?

De nouveau, Joanna perd ses rétines dans les bois.

— Ma fille, lâche-t-elle enfin. Qui me souhaitait un joyeux anniversaire.

— Ah… t’as une fille ?

Question débile – fait souligné par le regard moqueur de la mère en fuite.

— Quel âge ? demande-t-elle, histoire de retrouver une contenance.

— Sept ans.

— C’est moche.

— À qui le dites-vous.

Les petits bruits, alentours, les bousculent, tandis qu’elles s’enlisent dans un mutisme partagé.

— Joyeux anniversaire, plante Mélanie.

Parce qu’elle ne sait pas quoi dire d’autre, dans l’immédiat. Et puis elle s’en fiche. De sa maladresse sociale, de son mépris des autres, de la peine qu’elle peut causer. Rien. À. Foutre. Que la grande perche se vexe si ça lui chante.

Cette dernière n’en fait rien, pourtant. Au contraire, elle lui sourit, la remercie, et ça déstabilise Mélanie.

— Çe te fait quel âge ? demande-t-elle alors, pour chasser le malaise qui la prend à la gorge.

— Devinez.

— Ah non, c’est relou ça !

Joanna se marre franchement ; elle éclate d’un rire gras, profond. Ça change de la tronche qu’elle tirait en arrivant.

— Ça me fait trente-cinq ans, finit-elle par lâcher. Au fait, l’interpelle-t-elle, plus guillerette. Qu’est-ce que la « PJ serinoise » a de si particulier ? Vu la manière dont vous en parliez ce matin, ça semble être quelque chose…

— Alors toi, t’es vraiment pas du coin !

— Vraiment pas, en effet.

Mélanie la fixe longuement, ébahie.

— Nan mais, pour de vrai, t’en as aucune idée ? insiste-t-elle.

Pour de vrai, j’en sais foutre rien.

— Bah ça alors… Ok, sois attentive, je t’explique le bordel : ici, on est à Pavonis, département des Saints-Lacs. Bon vieux village morvandiau, cerné par les bois, décor de carte postale. Et, à moins d’une heure de route de ce cadre d’exception, tu as l’agglomération titanesque des deux grandes villes du département : Saint-Christian, d’une part, et Serins-sur-Lacs, d’autre part. La première est le chef-lieu des Saints-Lacs, la deuxième en est plus ou moins son pôle économique. Bien, maintenant, va falloir suivre : le siège de la PJ départementale devrait échouer dans son chef-lieu sauf que, au moment de la refonte de la police nationale, le conseil général a cru bon de resserrer les liens entre les deux villes en répartissant certains des services déconcentrés de l’État, et le siège a atterri à Serins-sur-Lacs. Et c’est là que ça part en sucettes…

— Comment ça ?

— Le problème, avec la PJ serinoise, c’est qu’elle s’est corrompue, très vite, et très profondément. Les brigades dédiées à la lutte contre le grand banditisme et le crime organisé, tout d’abord, puis les Stups, la répression du crime… aujourd’hui, tout le monde sait que c’est des pourris. Y a plus que la brigade des enquêtes criminelles qui est à peu près épargnée. Chez eux, soit ils font l’autruche, soit ils se serrent les coudes avec leurs collègues ripous, en tout cas en ce qui concerne les homicides qui touchent au milieu criminel dans son ensemble. Mais, le plus intéressant, c’est ce qui a fini par émerger à Saint-Christian…

— Le chef-lieu, donc ?

— C’est ça : là-bas, au moment où toutes les merdes sur la PJ serinoise sont sorties, ils ont eu les pétoches. Faut savoir que le crime se sent bien, à Serins. Mais Saint-Christian, c’est beau, c’est propre, c’est blanc comme neige, et la préfecture ne voulait pas que ça s’arrête. Alors ils ont monté leur propre police judiciaire.

— Vraiment ?

— Vraiment. Les « brigades spéciales » de Saint-Christian ont compétence sur tous les Saints-Lacs. Ils font le taff que les serinois ne font pas, en gros.

— C’est assez… débute Joanna, qui peine ensuite à saisir pleinement son propos.

— Bordélique ?

— Je pensais plutôt à théâtral, mais bordélique convient aussi.

Elles pouffent. Devant, les bois avalent leurs rires.

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