Cannelle (3/5)

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II

Anton se masse les tempes, le pied battant frénétiquement le parquet pourri de la cafétéria. Ça sent la cannelle, non : ça empeste la cannelle, et il ne sait pas d’où l’odeur vient, mais elle lui retourne l’estomac.

En face, les deux flics l’observent, attentifs. Puis le type – l’inspecteur Crelès – finit par ouvrir la bouche :

— Vous allez bien ?

Anton ferme les yeux une seconde, les rouvre. Le monde tremble, visqueux.

— J’ai juste la migraine, balaye-t-il, les mâchoires serrées.

— Vous voulez qu’on vous trouve un cachet pour vous soulager un peu ? propose Crelès.

— Non, j’ai déjà pris ce qu’il fallait. Il faut juste que ça fasse effet… alors, qu’est-ce que vous voulez savoir ?

Silence. Les deux collègues communiquent par l’intermédiaire de regards entendus. Puis la femme – l’inspectrice Berroui – chope le téléphone de son équipier, et lui fiche la photo d’identité d’une femme sous le nez.

— Vous la reconnaissez ? demande-t-elle alors.

Anton se penche, détaille l’écran en plissant les yeux, puis se renfonce dans sa chaise. Une image, comme ça, perturbante, vrille dans son crâne, une fille, un club, son prénom crié à travers la porte d’une petite salle d’eau.

— Non, désolé.

— Est-ce que vous l’avez déjà vue par ici ? s’obstine Berroui.

Encore une image, persistante cette fois-ci, un arc, lourd dans ses paumes.

— Je vous dis que je ne la reconnais pas, donc, non, je ne l’ai pas vue, se reprend-il. Ni ici, ni ailleurs.

— Très bien, et lui ? fait la flic en passant à une autre photo.

De nouveau, Anton se penche, plisse les paupières, mais cette fois-ci, il ferre le regard des deux inspecteurs.

— Lui, oui, affirme-t-il, catégorique. C’est Pierre. Chambre 27. Qu’est-ce qu’il a ? Il va bien ?

Piquée par le soudain intérêt d’Anton, Berroui enchaîne :

— Navrée de vous l’apprendre, mais il est mort dans la nuit.

— Quoi ? Comment ?

— Il semblerait qu’il ait été victime d’un homicide, avance Crelès, levant les yeux de son calepin. Vous le connaissiez bien ?

Sonné, Anton retombe contre le dossier de sa chaise, le regard dans le vague, les sourcils froncés.

— Pas tellement. On s’est vus quelques fois au moment du dîner. Il y a un petit resto à cent mètres qui sert de cantine aux clients, ici. On se saluait quand on se croisait. On a discuté deux ou trois fois. Il était plutôt sociable.

— Vous savez pourquoi il séjournait dans cet hôtel ? demande Crelès.

— Il disait qu’il était nomade. Que peu importait où il créchait. Qu’il n’avait pas besoin de s’ancrer dans ce monde. Allez savoir ce qu’il voulait dire par-là…

— Et vous ?

— Et moi ?

— Pourquoi séjournez-vous dans cet hôtel ?

Anton reste muet un instant, déstabilisé par la question.

— Dégâts des eaux, il fallait que je quitte mon domicile le temps des travaux.

— Oh, donc vous habitez dans le coin, rebondit Berroui, intéressée.

Il acquiesce, prudent.

— À Pavonis, pas très loin de l’hôtel.

— Vous devez être tranquille, appuie la flic, un sourire aérien cloué aux lèvres.

— Plutôt, oui.

Un ange passe, étirant un moment de latence, avant que Crelès reprenne :

— Vous savez si Pierre se droguait ?

Absolument surpris par la question – à la fois par le fait que l’enquêteur se désintéresse de son cas, et par le contenu en lui-même –, Anton hausse bien haut les sourcils, avant de les froncer, taquiné par un pic douloureux derrière son œil droit.

— Aucune idée. Il ne m’a rien dit qui pourrait le laisser croire.

— Et vous n’avez rien remarqué ? insiste Crelès. Des tremblements dans les mains, les yeux rouges, les pupilles dilatées, de l’irritabilité, de l’anxiété… ?

— Je sais pas… peut-être les yeux rouges ?

— Et est-ce qu’il vous a parlé de problèmes qui l’inquiétaient, ou alors de relations qu’il a pu avoir ? reprend Berroui.

Anton réfléchit une minute.

— Non, je vois pas. Écoutez, ce type était sympa, mais je le connaissais à peine. Je ne crois pas que je puisse vous apprendre grand-chose à son sujet. Il avait l’air tout à fait normal, tout à fait sain d’esprit, et tout à fait heureux d’être là où il était. Il n’était ni irritable, ni anxieux.

— D’accord, opine Crelès en griffonnant son calepin. Parlez-nous donc d’hier soir : vous avez fait quelque chose ?

— Comment ça ?

— Est-ce que vous êtes sorti, est-ce que vous avez vu quelqu’un… ?

— Non. Enfin, j’ai fait une randonnée. Dans la forêt juste derrière. Je suis rentré aux alentours de dix-neuf heures.

— Et ensuite ?

— Ensuite je suis allé dans ma chambre. Je suis descendu dîner vers dix-neuf heures trente, et je suis remonté dans ma chambre à peu près une heure plus tard.

— Vous dîner toujours à cette heure-ci ?

— Plus ou moins : j’essaie de ne jamais dîner plus tard que vingt heures.

— Donc monsieur Royand dînait aussi à ces horaires ?

— Oui, plus ou moins au même moment.

— Et, hier soir, quand vous être remonté dans votre chambre vers vingt heures trente, vous y êtes resté toute la nuit sans plus ressortir ?

— Je n’avais rien d’autre à faire. J’étais crevé, je me suis couché tôt, mais j’ai pas franchement réussi à dormir.

Froncement de sourcils des deux flics.

— Pourquoi ça ? rebondit Crelès.

Anton hausse les épaules.

— Allez savoir : je suis insomniaque à l’occasion. Et je commençais à avoir mal à la tête, je suppose que ça n’a pas aidé.

— Faire une randonnée par ces températures, c’était peut-être pas une bonne idée, soulève Berroui.

Anton la percute d’un sale regard.

— Vous avez réussi à dormir, finalement ? questionne Crelès, ignorant l’animosité larguée à foison sur son équipière.

— Vers trois heures du matin, j’ai dû faire un cycle complet. Je me suis réveillé vers quatre heures trente, puis rendormi aux alentours de cinq heures, jusqu’à ce qu’un de vos collègues tambourine à ma porte sur les coups de neuf heures.

— Et vous n’avez rien entendu ?

— Quand ça ?

Crelès hausse les épaules.

— Dans la nuit. Des cris, de la bagarre… une voiture, quelque chose ?

— Rien qui m’ait marqué. Donc, pas de cris, et pas de bagarre. Pour les voitures, peut-être, j’en sais rien. Ma chambre est plutôt loin du parking.

Brusquement, un téléphone beugle. La sonnerie – affreusement rétro – vrille les tympans d’Anton, transperce son crâne d’odieux poignards affûtés. Berroui s’excuse, plonge une main dans la poche de son pantalon, se lève, et va décrocher plus loin.

Tentant de contrer la vague douloureuse qui cogne contre ses méninges, Anton enfouit son visage dans ses mains, respirant lentement.

La cannelle envahit ses narines, entêtante. Il pense dégueuler, là, sur la table, en éclaboussant le flic au passage. Ce dernier s’enquiert de son état et, quand Anton lui assure que ça peut aller, il lui pose une ou deux questions supplémentaires.

L’inspectrice Berroui revient bien vite les voir.

— Tout va bien ? questionne Crelès, voyant que sa collègue ne se rassied point.

— C’était LaClue : il a des infos à nous communiquer sur Royand et Gautrois, indique-t-elle. Ce serait pas mal de les avoir avant de parler à Myrthon.

Crelès acquiesce ; poli, il s’excuse pour le dérangement causé par leurs investigations, invite Anton à se reposer, et quitte la cafétéria, accompagné de sa collègue.

Alors, Anton retourne à ses démons migraineux.

V

— Et pour Catherine Gautrois ? demande Crelès, collé au ventilateur, les manches de sa chemise retroussées jusqu’aux coudes, les trois premiers boutons ouverts.

Assis derrière son bureau, dans le petit commissariat de Pavonis, le commissaire LaClue tourne une page de son bloc-notes avant de répondre :

— Avant toute chose, la voiture : pas de Twingo chez elle. D’après les voisins, elle la garait toujours au même endroit, où on ne l’a pas trouvée. On a fait le tour de Pavonis, au cas où, choux blanc là encore. Pour l’instant, on ne sait pas où la victime a pu aller, mais on parie sur le fait qu’en trouvant la voiture, on trouvera l’endroit. Par conséquent, on a émis un avis de recherche… reste à espérer qu’elle n’est pas dans un coin trop paumé.

Bruissement du papier ; LaClue tourne une nouvelle page de son bloc-notes avant de poursuivre :

— J’ai pu joindre son fiancé, un certain Patrice Philippe. Il travaille dans l’informatique à Serins-sur-Lacs. Il était effondré au téléphone : on l’a envoyé à l’IML pour identifier le corps. Ensuite, quand on est allés voir chez Gautrois pour la voiture, les voisins nous ont fait savoir que la victime vivait en colocation. Il y a bien deux noms sur le bail : j’ai réussi à contacter sa colocataire en début d’après-midi.

— Attendez, une colocataire ? s’assure de bien comprendre Samia. Je croyais que Gautrois était fiancée : elle ne vivait pas avec son mec ?

LaClue secoue la tête.

— Non, pas pour l’instant. Philippe dit qu’ils cherchaient une maison à acheter, et qu’en attendant, elle ne voulait pas laisser tomber sa coloc.

— Et qui c’est ? demande l’inspectrice.

— Alice Blein. Elle est, euh… ah oui : architecte d’intérieur. Et elle est absente, pour le moment : en déplacement à Paris, pour un salon de décoration. Ou un truc dans le genre. Elle essaie de prendre un train le plus rapidement possible.

— Elle connaît Gautrois depuis longtemps ?

— Petite section de maternelle.

Samia grimace. Les proches anéantis, c’est pas sa came.

— Et sur Pierre Royand, vous avez trouvé quoi ? relance Dorian, les yeux rivés au plafond, appréciant le vent – certes chaud – charrié par le ventilo.

Les pages du bloc-notes de LaClue se froissent encore.

— Je sais d’où il vient, affirme-t-il. Je ne sais pas si c’est très pertinent dans cette affaire, mais son nom, « Royand », ça me disait quelque chose : je suis sûr que vous aussi, vous vous souvenez de cette histoire…

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