Tarte (3/3)

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Le châtaignier baigne le cadavre d’une ombre lourde. Allongé face contre terre, la main droite repliée près de son visage, l’homme semble fixer ses doigts.

— Ce sont les premières équipes arrivées sur les lieux qui l’ont trouvé, indique LaClue, en retrait. Le doc a dit que le légiste situera sûrement l’heure du décès dans la même tranche horaire que celui de la fille. Du coup, on se disait que le tueur avait peut-être éliminé un témoin gênant…

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? le questionne Dorian, qui change de paire de gants.

LaClue observe la manœuvre, intrigué, puis se décide à répondre, pointant le corps ravagé du doigt :

— Voyez par vous-mêmes : pas de flèche. Ce pauvre gars a été poignardé dans le dos.

Samia fronce le nez ; Dorian s’approche un peu plus du cadavre.

— Le gérant de l’hôtel l’a reconnu, indique le commissaire.

— Ah bon ? s’étonne Samia, se penchant un poil pour tenter d’apercevoir un bout de visage.

Dorian, bien plus proche, se penche également, avant de fermer les yeux et de secouer la tête.

— Eh merde, jure-t-il. C’est le type de la photo.

— M’sieur Maigrelet ? Oh non…

— « Le type de la photo » ? répète LaClue, perdu. Le type de quelle photo ?

Tandis que Dorian continue d’examiner minutieusement le corps, Samia se tourne vers le commissaire, fait écran au soleil de sa main gauche, puis déroule les faits.

Trois jours plus tôt, une cliente de l’hôtel s’est vue glisser une photo sous sa porte. Un gaillard musculeux en jeans troués, débardeur crado et casquette motif camouflage a joué les coursiers furtifs en son absence. Planqués dans leur 207, Dorian et Samia ont tout vu.

La cliente étant absente, et le type étant louche, les deux inspecteurs ont décidé de jeter un œil à la livraison avant que la fille ne revienne. C’est Samia qui s’y est collée : avec l’air autoritaire qu’elle sait se donner, et son grand sens de la persuasion, elle a agité sa brème sous le nez du concierge et lui a assuré qu’elle pouvait légalement pénétrer dans la chambre de la fille en question.

Quelques phrases dures, une ou deux menaces sourdes, et elle avait le pass entre les mains pour déverrouiller la chambre qui l’intéressait. Avec Dorian au bout du fil pour la prévenir d’un éventuel retour de la donzelle, elle s’est discrètement glissée à l’intérieur, a soulevé la feuille en papier glacé, pris une photo de ce qui y était imprimé, avant de repartir fissa.

— Et dessus, y avait la tronche de ce type, devine LaClue.

— Yep, confirme l’inspectrice Berroui. Ça avait été pris à la dérobée, mais c’était de bonne qualité.

— Et vous savez pourquoi quelqu’un a glissé sa photo à cette fille ?

— On pense en avoir une petite idée, oui, indique Dorian. En tout cas, on sait d’où ça vient.

— Ah oui ? D’où ?

— Du gang des apothicaires, fait tomber Samia.

Le commissaire pavonicien lève bien haut ses sourcils.

— Vous connaissez ? devine Samia.

— Si je connais la bande criminelle qui contrôle un tiers du marché des stupéfiants dans les Saints-Lacs ? Bien sûr, c’est même à cause d’eux que j’ai été nommé à ce poste ! Ils détenaient le monopole sur les substances hallucinogènes jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Leur truc, c’est de multiplier les fournisseurs, et les substances. Les rois des nouvelles drogues de synthèse qui inondent le marché, c’est eux. Mais ce n’est qu’un réseau de distribution : qu’un tas de dealeurs vaguement commandés par des chefs qui jouent aux chaises musicales.

— Ils sont réputés pour leur violence, aussi, non ? intervient Dorian.

— Pour leur ultraviolence, rectifie LaClue. Y compris envers les clients.

— Que les aspirants doivent d’ailleurs buter pour espérer intégrer le gang, termine Samia.

Un silence succède à cette affirmation farouche. LaClue prend le temps de lorgner ses deux lointains collègues, dégoulinant de scepticisme.

— C’est ce qu’affirment les Stups de Serins, en tout cas, concède-t-il au bout d’un moment.

L’info provient en effet de la brigade des stupéfiants de la PJ serinoise. Autrement dit, elle provoque une méfiance tenace. Mais Berroui et Crelès pensent qu’il s’agit là d’un renseignement authentique.

— Avouez que ça collerait bien, rebondit Dorian. Le meurtre comme « rite initiatique » a l’avantage de leur assurer qu’ils ne recrutent pas un flic infiltré par erreur, en plus de leur donner un moyen de pression sur leurs membres, au cas où l’un d’eux voudrait se barrer pour jouer les balances.

— D’accord, mais un meurtre lié à un gang, ici ? Là où un tueur en série maniaque a déposé sa dernière victime ? La même nuit ? La coïncidence paraît un peu grosse non ?

— Pourquoi vous dites ça ? rebondit Dorian, qui tâte les poches du mort.

— Parce que, en ce qui concerne leur accès de violence, le gang des apothicaires opère rarement en dehors de Serins-sur-Lacs. Et puis, votre type, là, il a sûrement surpris le tueur de Gautrois. Ok, il n’a pas de flèche plantée dans la poitrine, mais s’il n’était vraiment qu’un témoin qui passait par là, votre tueur a dû improviser, et agir dans la précipitation.

— Donc, récapitule Samia, alors que m’sieur Maigrelet tente de s’enfuir, le chasseur le rattrape, et expédie son meurtre en le poignardant par derrière. Après tout, il doit bien trimballer au moins un couteau de poche, pour avoir pris un bout de peau à la Gautrois…

— Ça va avec la panoplie du bon chasseur, en plus, pas vrai ? souligne Dorian.

— Alors vous l’appelez vraiment comme ça…

Les deux inspecteurs scrutent le commissaire, qui les dévisage, éberlué.

— C’est la presse locale qui l’a affublé de ce surnom, tient à préciser Samia. Mais ça permet de fixer les idées.

LaClue hoche la tête, grave.

— Votre chasseur tue souvent des hommes, non ? rebondit-il.

— À ce jour – et à notre connaissance –, celui que les médias surnomment « le chasseur » a assassiné quatre hommes, et une femme, confirme Samia. Deux si on compte Catherine Gautrois.

— Et cinq hommes si on compte « m’sieur Maigrelet », ajoute LaClue.

— Tout ceci en l’espace d’un mois et demi. Il a une cadence marquée, qui tend malheureusement à s’accélérer.

Ils laissent le silence approuver l’urgence de la situation.

— Pierre Royand, lâche alors LaClue. C’est sous ce nom qu’il s’est enregistré à son arrivée ici. Le gérant de l’hôtel nous a donné le pass pour qu’on puisse accéder à sa chambre.

— Sa clef est juste ici, les informe Dorian, qui, la clef en question coincée entre son pouce et une liasse de billets de vingt, compte la somme totale entre ses doigts. Si c’est bien notre chasseur, alors il est passé à côté d’une centaine d’euros en espèces…

Les deux inspecteurs échangent un regard équivoque, qui n’échappe guère au commissaire.

— Encore une fois, si Pierre Royand a été le témoin du meurtre de Catherine Gautrois, et que « le chasseur » a dû agir dans la précipitation en le tuant, il n’y a rien de surprenant à ce qu’il ait failli à son schéma habituel, suppose LaClue.

— Pourtant, il aurait eu le temps d’user de son mode opératoire, oppose Dorian.

— Yep, rebondit Samia. Il était tranquille, il avait déjà tué ici, et il sait maîtriser physiquement des victimes plus balèzes que m’sieur Maigrelet.

— Attendez une minute… les interrompt LaClue. Vous êtes vraiment en train de sous-entendre que Gautrois et Royand ont été tués par deux tueurs différents ? Quelles sont les chances ?

— Maigres, je vous le concède, soupire Dorian en se relevant. Votre hypothèse est plus séduisante que la nôtre. Néanmoins… on a des raisons de croire que c’est sans doute plus compliqué que ça.

— Et est-ce que ces raisons ont quelque chose à voir avec vos quatre jours de planque sur ce parking ? Parce que la coïncidence est troublante : vous vous plantez ici douze heures par jour, et, bizarrement, le chasseur semble vous suivre en vous fichant deux cadavres sous le nez. Je veux bien croire que l’hypothèse d’un tueur étranger à Pavonis vous ait conduit à suspecter qu’il crèche dans cet hôtel – c’est le moins cher du coin, et vu que vous le soupçonnez de dépouiller ses victimes, pourquoi ne pas chercher dans l’endroit le plus cheap à sa disposition ?

— Vous êtes un malin, vous, le complimente distraitement Samia.

— Mais ça reste un peu gros, non ? s’entête LaClue. Ça vous embêterait de me dire pourquoi vous avez décidé de mettre cet établissement pourri sous surveillance ?

Dorian semble tergiverser gentiment, une petite moue analytique peinte sur sa bouille. Samia, elle, secoue la tête, puis tend une main en direction de son équipier, la mine complice.

— Allez, passe-le moi, il a mérité sa réponse, assure-t-elle. De toute façon, il est trop malin pour nous.

LaClue plisse les yeux ; il peine sans doute à déterminer la part de plaisanterie dans les propos de l’inspectrice.

— T’as pas tort, abonde Dorian en fouillant dans la deuxième poche intérieure de sa veste de costume.

Il en sort un sachet plastique, fermé par des scellés judiciaires. À l’intérieur, un papier de petite dimension, déplié, finit de se défroisser. L’inspecteur Crelès le tend au commissaire, qui l’examine, incertain.

— On a trouvé ça sur la scène de crime numéro cinq, indique Dorian. Vous comprenez notre présence ici ?

LaClue fronce ardemment ses sourcils, avant de les hausser avec autant de vigueur.

— En effet, confirme-t-il, un brin déboussolé. C’est assez… c’est une bonne raison de venir fouiner dans les parages. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

— On va secouer tout ce petit monde, assure Samia, un sourire aérien sur les lèvres.

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