Tarte (2/3)

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Le trajet, depuis leur gîte jusqu’à l’hôtel devant lequel ils planquent depuis peu, prend une quinzaine de minutes. Excentré de la commune de Pavonis, Le logis du Clérain bénéficie d’un calme tout forestier, enclavé à l’orée des bois. Le lierre recouvre tout un pan du bâtiment, enlaçant des briques granuleuses dans une étreinte solide. Indomptés, les bois débordent sur le parking au béton fracturé, dégueulant une herbe qui tire la tronche sur les places – libres – qui précèdent la forêt.

Samia et Dorian connaissent bien ce parking, à présent qu’ils y passent leurs journées. Mais ils ne l’avaient pas encore vu bouclé, assailli de bagnoles tricolores et des fourgons du service médicolégal.

Ils doivent montrer patte blanche en dégainant leurs brèmes au planton pour franchir le cordon de sécurité. Dix secondes plus tard, ils se garent à leur place habituelle, pour l’heure à l’ombre.

Lorsqu’ils émergent de la 207, un type un peu nerveux les accueille promptement. Grand, bien bâti, la trentaine un peu tassée, jeans droits, tee-shirt d’une blancheur exceptionnelle, son brassard « POLICE » bien visible à son biceps gauche, celui qu’ils supposent être l’OPJ de permanence du petit commissariat de Pavonis leur tend une main calleuse.

— Vous devez être les inspecteurs dépêchés par Serins ? devine-t-il aisément.

— C’est bien nous, confirme Dorian en serrant sa main, un sourire amical placardé sur son minois. Je suis l’inspecteur Crelès, et voici ma collègue, l’inspectrice Berroui.

— Ravi de vous avoir parmi nous, affirme le flic de Pavonis en serrant la main de Samia. Je me présente : commissaire LaClue.

Les flics serinois ne cachent pas leur surprise à la mention de son grade.

— Vous n’êtes pas l’OPJ de permanence, laisse simplement tomber Samia, le détaillant une nouvelle fois.

LaClue a un sourire gêné.

— Pas ce matin, non, mais je ne pouvais que me déplacer au vu… eh bien, au vu des faits.

— Excusez les manières de ma collègue : nous avions l’habitude de traiter avec votre prédécesseur, rattrape Dorian. À ce propos, qu’est devenu le commissaire Gilsig ?

— Parti en retraite il y a six mois. Je le remplace depuis.

— C’est votre première affectation à ce grade ?

— En effet.

— Donc vous sortez tout juste de l’école ? rebondit Samia.

— Non. J’ai passé les concours en interne… je les ai eus il y a deux ans. J’étais loin dans le tableau d’avancement, mais quand Gilsig a quitté ses fonctions, la direction centrale avait besoin d’un commissaire avec mon profil pour reprendre le poste.

— Vous avez grimpé les échelons par le bas, et vous êtes déjà à la tête de votre commissariat ? s’étonne l’inspectrice, impressionnée. Vous bossiez à la Verrière, avant ?

LaClue secoue la tête, encore un poil gêné.

— Dans les brigades spéciales de Saint-Christian.

— Ah, je vois, se rembrunit quelque peu Samia. Quelle brigade ?

— Narcotiques. Et c’est pour ça qu’ils ont besoin de moi ici : depuis quatre ou cinq ans, Pavonis est devenue une plaque tournante du narcotrafic. Donc, comme je vous l’ai dit, on est vraiment contents de vous avoir avec nous sur ce dossier : je forme mes équipes à la lutte anti-drogue, pas à la traque de tueurs en série.

— Puisqu’on en parle, reprend Dorian en scannant les environs d’un regard circulaire, qu’est-ce qu’on a ?

Le commissaire tout neuf de Pavonis prend une grande inspiration, avant de les inviter à le suivre ; le trio évolue sur le parking, pour rejoindre le mur extérieur de l’hôtel. À son pied, affalée contre les briques grises, le menton tombant entre ses clavicules, la robe très courte et très tachée, la pochette à strass à deux mètres de sa main gauche, et une flèche dépassant entre deux côtes, gît une femme. Grande, épaules larges, cheveux mi-longs, dégradés avec ferveur.

— Le gérant de l’hôtel l’a trouvée à son réveil, aux alentours de six heures trente, débute LaClue, calepin à l’appui. Il sortait de son logement pour rejoindre le bâtiment principal. Il nous a appelés tout de suite. Elle avait ses papiers sur elle, dans sa pochette (ajoute-t-il en pointant l’horreur en strass de l’index). Une certaine Catherine Gautrois, vingt-six ans. Sa carte d’identité mentionne une adresse à Pavonis : mes effectifs sont en train de vérifier ça.

— Un médecin a pu l’examiner ? s’enquiert Dorian.

— Le doc d’astreinte a déclaré le décès il y a une heure et demi, mais il a dû repartir d’urgence. Les équipes du légiste viennent d’arriver, et on a préféré vous attendre avant la levée de corps…

— Charmante attention, commente Samia, réellement reconnaissante. Donc, en dehors du médecin, personne n’a touché au corps ?

— Un ou deux techniciens détachés de Serins, comme vous. Ils ont fait des relevés, ont pris des photos. Ils sont arrivés en même temps que mon OPJ de permanence.

Dorian tire sur un pan de sa veste, plonge sa main dans une poche intérieure pour en sortir une paire de gants en nitrile, qu’il enfile dans la foulée. Déjà équipé de sur-chaussures, chopés dans la boîte à gants avant de sortir de la 207, il s’accroupit près du corps, concentré.

— Jolis talons, commente-t-il en indiquant les godasses de luxe aux pieds de la morte. Pas cassés, pas abîmés.

— Y a peu de chances pour qu’elle ait fui avec des escarpins pareils, rebondit Samia. Du moins, pas en se cassant la cheville, ou en pétant une de ces merveilles dans la manœuvre.

— Pas d’égratignures sur les jambes, ni sur les bras, continue de lister Dorian. Pas d’hématomes évidents. J’ai pas l’impression qu’il y ait eu lutte.

— Les autres macchabées n’étaient pas aussi soignés.

— En effet… tu sens ça ?

Samia lève un sourcil ; renifler des cadavres, c’est pas son délire. Elle s’approche tout de même, fait battre ses narines, puis fronce le nez.

— Pouah, elle sent encore bien l’alcool ! s’exclame-t-elle. On dirait qu’elle s’est baignée dedans : faudrait pas craquer une allumette…

— Je trouve aussi, abonde Dorian.

— Regarde-moi son style de fêtarde : la robe, les talons, la pochette, les paillettes. L’abus d’alcool, ça va avec, non ? Elle était peut-être trop saoule pour se défendre.

— Ça en faisait une proie facile. Contrairement aux victimes précédentes, celle-ci n’est pas ligotée, mais peut-être que le tueur n’a pas eu besoin de le faire.

Bien que ses collègues opinent vigoureusement, quelque chose semble chiffonner l’inspecteur, qui renifle une fois de plus le cadavre. Puis, il passe le bout de ses doigts gantés sur la veste noire qui couvre les épaules de la fille, et les renifle à leur tour.

— Je crois que si elle pue autant l’alcool, c’est parce que le tueur l’en a aspergée, balance-t-il ensuite.

— Oh non, il recommence… se plaint Samia.

— Quoi donc ? ne suit guère le commissaire.

— Il efface ses traces, indique l’inspecteur. Il a déjà balancé des détergents, et même de l’essence sur d’autres cadavres. Ça a tendance à bousiller les relevés.

LaClue tire une moue ennuyée.

— Eh, Dorian… t’as vu ce qu’elle a sur le dos de la main gauche ? l’interpelle Samia.

Les paumes de Catherine Gautrois étant tournées vers le ciel, l’inspecteur Crelès doit se saisir délicatement du poignet gauche de la donzelle afin d’examiner la peau contre le béton. Du sang coagulé, en rigoles dans le creux de sa main, a attiré l’attention de sa collègue.

Et à raison : sur le dos s’étale une très large écorchure rectangulaire. Deux centimètres par trois de tissus saccagés.

— Les autres victimes ont été mutilées, aussi ? demande LaClue.

— Non, répond Dorian. Certaines ont lutté. On a vu des mains cassées, des poignets foulés, des côtes fracturés, des égratignures, et même une mâchoire disloquée. Qui que soit notre tueur, il sait maîtriser ses victimes. Mais on n’avait jamais vu de telles mutilations…

— On dirait qu’il a retiré la peau à cet endroit-là, observe Samia qui s’approche, le nez plongé dans le creux de son coude replié.

La chaleur appuie les odeurs d’alcool et de sang dégagées par la victime, soulevant les relents mortifères jusqu’à régurgitation de tarte aux pommes. Samia préférerait ne pas la goûter une seconde fois en sens inverse.

— La blessure a pas mal saigné, tu crois que ça a été fait ante-mortem ? soulève ensuite l’inspectrice.

— Sans doute…

— Pourquoi il a fait ça ? intervient LaClue. Pourquoi lui avoir prélevé un bout de peau ? Il voulait quoi ? Emporter un trophée ?

Dorian se fend d’un sourire, avant de se relever, les yeux plissés sous la lumière violente.

— Vous regardez trop la télé, commissaire, le taquine-t-il en s’éloignant du cadavre avec précautions.

Il se dirige vers la pochette à strass, la soupèse, tire sur la fermeture éclair, y glisse deux doigts en pince, puis extirpe une pochette plus petite, en cuir souple, usée. Dedans, un permis de conduire, la carte grise d’une Twingo de 2007, deux cartes bancaires au nom de leur victime, et la pièce d’identité mentionnée par LaClue.

— Alors ? s’enquiert Samia.

— Tous ses papiers sont là. Mais y a pas de liquide.

— Elle n’en avait peut-être pas besoin, suppose LaClue. C’est devenu plus simple de payer par carte.

— Certes, sauf qu’aucune de nos victimes n’avaient d’espèces sur elles, le contredit Samia.

— On pense que le tueur leur fait les poches ; il laisse les cartes bancaires, mais prend le liquide, développe Dorian en se relevant.

— Pourquoi ?

Samia lève un sourcil, amusée.

— Il doit être dans la dèche, ricane-t-elle. Jouer les tueurs en série et être en manque de thunes n’est pas incompatible.

— L’un de vous a vu une Twingo sur le parking, en arrivant ? demande alors Dorian.

— Nope, pourquoi ? répond Samia, tandis que LaClue secoue simplement la tête.

— Parce que si elle était de sortie, elle a peut-être utilisé sa voiture.

— Sauf si elle pensait se mettre une murge, pointe son équipière.

— Si on ne trouve pas sa voiture chez elle, on lancera un avis de recherche, balaie LaClue

— Bon, je pense que l’équipe du légiste peut procéder à la levée de corps, conclut Dorian.

Puis, les yeux toujours plissés sous la lumière chaude, il lorgne les environs.

— Où est la seconde victime ?

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