Bière cassis

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I

Changement d’ambiance dans la chambre 25 du Logis du Clérain. Joanna parcourt le goulot de sa bouteille du bout de l’index. Le geste, délibérément lent, accompagne ses réflexions. Son enceinte beugle toujours, mais clignote en rouge : batterie faible. Bientôt la musique s’arrêtera. Mais, pour l’instant, Thirty Seconds To Mars continue de jouer son Night Of The Hunter envoûtant.

La voix chuchoteuse de Jared Leto est régulièrement coupée par la sonnerie du téléphone, qui braille en sourdine depuis l’enceinte. Il ne cesse de l’appeler, depuis une bonne demi-heure. Une ténacité que Joanna aurait salué en d’autres circonstances.

Dix appels. Chacun espacé par quelques minutes de répit, parfois moins. Joanna l’imagine un instant ; Kyle, assis à la table de la salle à manger, sans doute, à regarder nerveusement la touche d’appel, à l’écraser, puis à écouter les sonneries qui défilent, qui le narguent presque. Elle l’imagine ; elle le ressent. Elle espère qu’il en souffre, de son absence, de son silence.

Kyle ne démontre pas autant de détermination, d’habitude.

Onzième appel, soupir. Ce petit jeu commence à l’agacer. D’un geste tout mou, démotivé, elle porte la bouteille à ses lèvres, et descend la dernière moitié de bière aromatisée au cassis en une longue rasade. Ensuite, elle se lève, éteint son enceinte, débranche la lampe de chevet, branche le chargeur sur la prise ainsi disponible, le connecte à son enceinte bluetooth, et met son téléphone en mode silencieux. Dehors, la lumière commence à décliner.

Il doit bien être l’heure de sortir.


II

La nuit gronde dans son corps. Anton masse ses tempes, cligne plusieurs fois des yeux.

Mais la nuit gronde toujours.

Dans sa tête.

Dans ses mains.

Dans son ventre.

Nauséeux, il s’appuie contre un lampadaire sale, à quelques mètres des bois, juste en face de son utilitaire, garé sur le parking du triste Logis du Clérain. Des images, brillantes, agressives, raclent le fond de sa cervelle.


La course, compliquée, dans les bois. À fracturer des brindilles, à éviter des racines, à buter sur des cailloux massifs, granitiques, pointus et sournois.

Le tapis végétal, humide, fourni, nu par endroit.

Le soleil, victorieux.

La pointe, au bout de ses bras, qui vise, qui se relâche, et même

il voit son père

enfin, il croit

tout s’emmêle

il n’y a jamais rien compris, de toute façon, et d’un coup, une douleur plus forte, qui déchire plus franchement, comme des doigts qui fouillent et tirent et arrachent —


— il claque ses paumes contre le coffre de son utilitaire, les yeux clos. Appuie ses phalanges contre la peinture blanche.

La nuit gronde toujours dans son corps, mais tandis qu’il griffe son coffre du bout des doigts, il se promet que ça ne durera pas.


III

Mélanie tire sèchement sur sa porte pour la fermer. Nerveuse, elle parcourt la poignée du bout des doigts. Des sentiments contradictoires l’étreignent. Appréhension. Excitation. Elle hésite à quitter sa chambre, ce soir. Mais Pierre l’attend. À vingt-trois heures trente, sous les châtaigniers.

En fourrant sa clef dans la poche arrière de son jean, elle se rend compte que ses mains tremblent. Petites secousses pathétiques.

Elle se met à rire.

Son téléphone vibre. C’est bien le sien, cette fois-ci. Elle l’attrape, regarde son correspondant, jure, puis décroche :

— Arrête de m’appeler.

— Ne fais pas ça.

La voix de Céline s’écoule avec lourdeur du combiné. Ça la glace. Dans cette chaleur épouvantable, une claque givrée aurait pu la soulager.

— Je sais bien pourquoi tu es là-bas, continue Céline.

— Ah oui ?

— Tu n’as pas à le faire.

— C’est bien vrai.

— Pourquoi est-ce que tu fais ça ?

Pourquoi est-ce que tu es comme ça ?, veut-elle sans doute ajouter. Mélanie l’a déjà entendue, cette question, dans la bouche de Céline. Ça n’a même pas fait mal. Ça aurait dû, pourtant, Mélanie le sait. Tout ce que cette phrase a engendré, c’est une colère immense, mais une colère qui ne venait pas de la douleur. Une colère bien plus viscérale que ça, plus profonde. D’un niveau qui relevait du domaine de l’inaccessible.

— Je t’ai assuré un autre avenir, reprend Céline.

Son discours sur le sacrifice recommence, comme une vieille bande abîmée par les ans qu’elle s’échine à passer encore et toujours.

Mélanie en a marre des rediffusions.

— Tu devrais être fière de moi, attaque-t-elle alors. Je suis tes traces, j’emprunte ta voie. Pourquoi ce serait mal ?

Pourquoi ce serait mal ? Pour ce que tu t’apprêtes à faire, déjà…

— Comme si tu ne l’avais jamais fait, toi.

Silence. Tenace et révélateur. Il arrache un sourire à Mélanie. Clouer le bec de Céline relève toujours du défi.

— Certainement pas pour une raison aussi vide, contre cette dernière. Tu te rends compte que c’est sordidement absurde ? Un acte aussi grave… pour intégrer une bande de minables, d’imprudents, et d’indisciplinés !

— Oh, donc le problème c’est que je rejoigne la concurrence ?

— Ne sois pas ridicule, bien sûr que le problème n’est pas là, Mélanie ! Tu t’imagines vraiment te compromettre avec des gens qui prennent ce genre de choses à la légère ? Et, crois-moi, je suis bien consciente que te dire tout ça, dans ma position, a quelque chose d’hypocrite. Sauf que tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour nous, parce que c’était nécessaire. Et oui, je savais déjà que c’était un raccourci, une facilité ; je savais que c’était couper par des chemins détournés, mais ça t’épargnait, toi. Parce que tout ça te permet à toi de ne pas prendre de raccourcis, mais d’emprunter la bonne voie. Alors, je me répète : pourquoi est-ce que tu fais ça ?

Mélanie revoit les mornes tranches de son existence. Les longs jours qui ont ponctué son enfance. Seule dans leur petit appartement, la télévision allumée pour chasser le silence, la lumière grise au travers des épais rideaux. Seule. Toujours. Pas de père — un inconnu, un connard sans visage qui a mis les voiles en entendant le mot magique —, une mère à peine présente. Doit-elle leur en vouloir ? À ses parents encore adolescents, rejetés par tous, dédaignés par la chance, boudés par le bonheur. Laissés pour compte.

Bien sûr qu’elle leur en veut. Ils auraient pu se débarrasser d’elle, d’une manière ou d’une autre. Ne jamais l’éjecter dans ce monde, ou bien l’abandonner à plus compétents qu’eux. C’est ce que son daron a fait, au fond.

Mais sa mère s’est accrochée à elle. Un petit bout de rien, un sale sursaut de vie. Céline le lui a souvent répété, qu’elle avait agi pour elle, pour subvenir à ses besoins, et lui assurer un avenir qu’on lui avait refusé. Alors, armée de ces belles intentions, la jeune mère a appliqué une pression sourde, mais constante, sur les épaules d’une gosse qu’elle a pourtant délaissée. Parce qu’un avenir, ça prend du temps à se construire, et que l’assurance de la subsistance est tout aussi chronophage.

Mélanie a grandi seule. Avec ses peurs, sa haine et ses tourments.

Pourquoi est-ce que tu fais ça ?

Elle sait bien pourquoi :

— Parce que je ne veux pas de ton avenir durement construit, maman. Je ne veux pas du fruit de ton sacrifice. Garde-le, parce qu’au fond, c’est bien pour toi que tu as fait tout ça. Je ne compte pas, pas vraiment. Personne ne compte dans ce monde. C’est bien tout ce que j’aurais appris avec toi. Alors non, je ne veux pas de tout ce que tu veux m’offrir maintenant. Après des années de sacrifice… tu te rends compte, toi ? Que tu m’as sacrifiée. Avec tout le reste. Je suis ce que tu as fait de moi, maman, et je n’ai aucune envie de lutter contre ma nature.

Sur ce, elle raccroche. Inspire. Bloque l’air dans ses poumons dix longues secondes. Recrache tout dans un nouveau rire. Le soir exhale ses odeurs d’été. Tout est calme.

Parfait pour un rencard.


IV

Pierre laisse la porte de sa chambre claquer. Il fredonne, de très bonne humeur. Il a rencard. Avec une fille mignonne. Ils ont déjà bien discuté, plus tôt dans l’après-midi, derrière la cafétéria.

Il l’aime bien, cette fille. Mélanie. Elle possède une jolie symétrie faciale, et des yeux dans lesquels bataille la mer.

Pierre aime bien la mer ; de bons souvenirs de vacances l'y renvoient, dans ses songes intangibles. Les vagues écumeuses, le sable foulé, les rires de ses frères. Maman qui garde les affaires échouées sur la plage, Papa qui joue à chat avec ses bambins hilares.

Petite famille parfaite.

Il ne va plus à la mer, plus vraiment.

Juste en rêve.

Il les retrouve, figés dans sa mémoire pour toujours. Ses frères. Ses parents. Éclaboussés d’allégresse.

Les rires, le soleil cogneur, le sel de la mer qui rend sa peau rêche.

Il voit tout ça dans les yeux de Mélanie ; il peut repartir à la mer sans substances illicites.

Canicule oblige, les températures sont toujours excessivement hautes. Mais ça lui convient, à Pierre. Fredonnant toujours, il traverse le Logis du Clérain, descend jusqu’au niveau de la cafétéria, puis la contourne pour passer à l’arrière de celle-ci. Là, le grand châtaignier l’attend, nimbé de l’étrange lueur d’un lampadaire.

Pierre hume les odeurs de forêt chaude, de nuit grouillante. Ses mains tremblotent depuis son dernier trip, fourmillantes au bout de ses bras. Et, tandis qu’il s’inquiète légèrement de son aspect général, il entend des pas, courts et pressés.

Il sourit : Mélanie est ponctuelle. Il s’apprête à se retourner lorsque –

une douleur aiguë lui déchire le dos. Un hoquet dans lequel se mêlent surprise et terreur dévisse ses mâchoires, sans qu’un son jaillisse de sa gorge nouée. Ce qui lui fait tellement mal glisse hors de son dos, pour s’y replonger aussitôt.

Les coups pleuvent dans ses reins, et bientôt, Pierre sent la terre sèche craqueler sous sa joue. La respiration laborieuse, il tente de se traîner sur un lit d’herbes cassantes. La douleur enflamme ses chairs, violemment.

Il n’y a que ça, que

l’odieuse douleur qui

lui tord les viscères

et puis

le vent souffle et

l’herbe se mue en quelque chose de plus chaud,

de plus doux,

de granuleux sous sa peau et

le soleil crame ses rétines,

l’eau fraîche lèche son visage et

il entend

des cris

de joie

les voix

de ses frères

qui l’appellent

alors

il sourit

caressé

par

la

mer

.

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