Bonbons

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I


Son enceinte bluetooth mugit dans la chambre, tandis que Joanna gesticule. Elle saute, plie les genoux, balance ses bras, ondule des hanches. Mouvements verticaux, latéraux, rotatoires. Plus de repères nets. Un corps comme une vague vorace.

La mécanique de Joanna.

Volets entrouverts, chaleur soupirante, Sean Paul et son Get Busy, des souvenirs de discothèque plein la tête. Un été, lointain, déjà, résonne tout particulièrement. Les lumières clignotantes des boîtes de nuit, la danse puissante, les lieux déserts, le béton, les verres, amers, les mecs, amènes, la chaleur, encore, la chaleur, partout.

Là, dans sa toute petite chambre d’hôtel, Joanna replonge dans cette frénésie – mémorielle, désormais. Elle sautille. Roule des épaules. Descend, remonte, explose. La respiration forte, les pieds nus sur le parquet rêche, la peau luisante.

Elle bat des mains, secoue les fesses. La chanson se termine.

Alors elle se laisse tomber. En étoile de mer par terre, le sourire large, les muscles acides.

C’est elle, ça.


II


La chaleur vibre entre les arbres. Les bois, peu denses, offrent une balade agréable à qui s’y aventure.

Anton s’arrête, assoiffé. Son sac à dos glisse sur son épaule, et il l’éventre pour en sortir sa gourde. Il se désaltère par petites gorgées, consulte l’heure. Midi passé de vingt minutes. La cabane l’attend à deux cents mètres, dans la clairière qu’il aperçoit déjà.

Au moment d’engloutir cette dernière distance, Anton se fige. Et puis il cherche du regard. Trouve. Les deux ormes penchés l’un vers l’autre. Au milieu, sous les tas de feuilles et de brindilles sèches, une cachette.

Il reste là, sans bouger. Comme si des tiges d’acier perçaient ses talons, pour remonter le long de ses jambes, pointues à souhait, et le retenir. L’enraciner. Son sang, son mauvais sang, bout dans ses veines. Il sait, pourtant, que ce n’est que dans sa tête.

Tout.

Est.

Dans.

Sa.

Tête.

D’un coup, c’est comme si les tiges se rétractaient, apeurées, et Anton se met à courir en direction de la cabane, son sac à dos serré contre son torse, entre ses bras, très contractés, quasi brûlants. Il se cogne violemment contre la porte ; le bois vibre, et envoie Anton s’écraser au sol. Sa réception, catastrophique, meurtrit son sacrum, réverbérant la douleur dans ses lombaires. Il grimace, gémit, puis roule sur le côté pour se relever.

Il éventre de nouveau son sac, pêche le trousseau de clefs, isole celle qui l’intéresse, et ouvre proprement la cabane.

L’odeur, authentique, identique, le gifle avec fureur. L’intérieur est bien agencé. Fonctionnel. Un clic-clac contre le mur ouest, une mini-cuisine dans le coin nord, une énorme armoire à l’est, juste à côté d’un enfoncement aménagé pour une petite salle d’eau, puis, pile au milieu, un escalier en fer qui monte jusqu’à une mezzanine où trônent deux lits de camp séparés par une table de chevet.

Son sac chute sur les planches poussiéreuses. Rien n’a bougé. Il s’accorde quelques minutes pour s’en persuader, puis commence à lister les tâches devant lui. Remettre la cabane en état prendra un certain temps.

Anton oublie son mal de dos.


III


Son téléphone vibre sur la table. SMS entrant.


ce soir

fais-le


Ce n’est pas vraiment son téléphone, d’ailleurs. C’est l’autre, celui qu’on lui a déposé. Elle qui pensait qu’il ne sonnerait pas. Exténuée, Mélanie tape une réponse du bout des pouces.


les flics planquent sous ma fenêtre


L’autre réplique rapidement.


on emmerde les flics


Un rire nerveux lui échappe. Et, comme si son interlocuteur l’avait entendu, un autre message illumine l’écran du téléphone.


ils ne sont pas là pour toi


IV


Pierre passe une main sur son visage, visse un peu plus sa casquette sur son crâne, et en réajuste la visière. Le soleil brûle, et ses lunettes aux verres fumés ne constituent plus qu’un lointain souvenir.

Il a émergé deux heures plus tôt, doucement. La lumière chaude qui baignait sa chambre a caressé ses paupières. Il a entendu de la musique, aussi, un peu étouffée. Un truc dynamique, puissant, au rythme marqué ; les notes graves grondaient contre les murs.

Il s’est dilué dans la réalité sans se presser. Traînassant, s’étirant dans son lit, roulé dans la chaleur serpentine.

Pierre aime la chaleur.

Puis, une soudaine envie de sentir une odeur de savon l’a extirpé des draps ; il s’est engouffré dans la mini salle d’eau. La veille, il a fait une razzia de gels douche au supermarché, avant de se fournir en substances intangibles – ainsi qu’il appelle ses shoots réguliers.

Il a pris une douche, donc, bien tiède, bien longue. Les derniers relents de rêves chimiques se sont enfuis dans les canalisations, avec la mousse abondante.

Sur les étagères de l’armoire grinçante, il a déniché un short cargo beige, de vieilles chaussures de rando ayant appartenues à son père, un tee-shirt pourvu d’un large système d’équations, sur fond blanc, ainsi qu’une casquette vert kaki.

La lumière qui l’a si chaleureusement réveillé deux heures plus tôt le malmène à présent tandis qu’il déambule dans la cour de l’hôtel. Pas de restaurant dans l’établissement, mais une cafétéria minuscule, trop climatisée et équipée de quelques distributeurs à sucreries. Dans un coin traîne aussi une machine à espressos toute équipée – un alien, dans le décor.

L’employée préposée à cette cafétéria bancale somnole à moitié, dans la fraîcheur de la pièce. La petite vingtaine, les traits tirés, les cheveux crasseux mais l’air aimable, la jeune femme – Cléa, d’après son badge – se redresse à sa vue. Ils se saluent poliment, puis Pierre lui commande un café, qu’il attend en se rapprochant de la fournaise, au dehors.

Lorsqu’il se plante sur le seuil, il manque de percuter une cliente de l’hôtel, qu’il a déjà vaguement croisée. Petite et nerveuse, les sourcils trop froncés, le corps trop frêle. Un souffle, et elle part avec le vent.

Un peu comme lui.

La fille mâchonne une excuse, le regard léchant le sol. Pierre sourit. S’excuse à son tour, puis laisse passer la donzelle. Ses cheveux fauves bataillent dans son dos, se balançant au rythme de sa marche dure.

Cléa hèle Pierre ; son café est prêt. Le jeune homme le récupère d’un pas souple, calant la mini tasse entre ses mains. Un petit shoot de caféine achèvera de nettoyer sa cervelle des dernières vapeurs d’irréel.

— C’est quoi, sur votre tee-shirt ? l’apostrophe l’autre cliente, plantée devant un distributeur.

Pierre lorgne ledit tee-shirt.

— Des équations, répond-il simplement.

La fille lève un sourcil, qui dit « non, sans déc, mon salaud ? »

— Et elles décrivent quoi, vos équations ?

Pierre hausse les épaules.

— La gravité quantique à boucles ?

— Vous n’en êtes pas sûr ?

— Je ne suis jamais sûr de rien.

— Et ça existe, au moins, ça, « la gravité quantique à boucles » ?

Il hoche la tête.

— C’est un modèle qui a de la gueule.

Alors la fille baisse les yeux, ravalant des miettes de rire.


V


Dorian se dévisse le cou, à l’avant de la Peugeot 207.

— Eh, le type, là, m’sieur Maigrelet, c’est pas le gars de la photo ?

À côté de lui, le coude calé contre sa fenêtre ouverte, Samia fronce les sourcils. Dorian lui désigne une zone étroite, à l’ombre des châtaigniers, en face d’une des sorties de l’hôtel. La porte arrière de ce qui leur sert de cafétéria.

Une blonde, épaisse comme un cahier de brouillon, discute avec un type, pas bien épais non plus. Lui sirote un espresso dans une minuscule tasse, tandis qu’elle picore dans un paquet de bonbons. Ça bavarde gentiment. Ça semble léger. Estival.

Samia ouvre la boîte à gants, en sort leur paire de jumelles noires, puis les visse à ses orbites. Le type, taille moyenne, d’une maigreur marquée, lui présente les trois quarts de sa tronche. Belle gueule, un peu pâlotte. Des cheveux cendrés, chaotiques sous sa casquette, et un léger tremblement dans les mains.

Dorian lui tend le cliché. Ça correspond : celui qui papote avec la blonde apparaît sur le papier glacé.

Samia soupire.

— Bon, c’est quoi ce bordel ?

Dorian hausse les épaules.

— Quelqu’un lui a donné la photo d’un type à qui elle est en train de parler, constate-t-il simplement.

— Oui, mais pour faire quoi ?

— J’en sais fichtre rien. Mais ça sent pas très bon pour le gus.

— Ni pour nous.

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