Café

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I

Joanna gare sa Citroen C4 Picasso à la périphérie du parking plein air, sous les branches grasses d’un châtaignier. Toutes vitres baissées, l’habitacle se plombe d’un air lourd et chaud. L’autoradio débloque ; il grésille douloureusement, comme une bête à l’agonie.

Joanna abrège les souffrances de l’animal en coupant le contact. Distraite, elle consulte ses textos.

Où es-tu ?

Au milieu de nulle part, pense Joanna. Là où il ne la trouvera pas ; là où il ne pourra pas venir la chercher. Non pas qu’il puisse la rejoindre si elle se trouvait ailleurs. Dans un bref soupir, elle verrouille son téléphone. Elle doit ensuite se battre avec la boîte à gants pour y extirper son portefeuille.

Cette bagnole dépérit, il est temps d’en changer.

Moyennement ravie à cette idée, Joanna ouvre sa portière – mouvement accompagné d’un couinement sinistre –, pose le pied sur le goudron lacéré, et soupire une seconde fois. Sa chemise à carreaux colle contre son dos transpirant, tandis que son jean accroche sa peau moite.

Devant elle, le châtaignier resplendit. Entre le goudron du parking, le plâtre de l’hôtel, et la forêt grouillante, il semble éclater d’une santé qui écœure presque Joanna.

Les yeux rivés sur le feuillu, elle verrouille la C4, avant de s’en détourner pour se diriger vers le bâtiment. La façade n’inspire pas tant de pitié que ce que le type de l’office de tourisme avait laissé croire ; son beige granuleux dégage un certain calme. Des balcons communicants, disposés de chaque côté de l’entrée principale et constitué d’un bois sombre et mat, semblent s’incruster comme des doigts griffus à l’édifice ; des escaliers, en bois également, infestés par du lierre, y mènent. Demeure forestière au rabais.

Mais ça convient à Joanna.

Ce qui la fait profondément suer, c’est cette foutue chaleur.

II

Anton déverrouille sa chambre d’un brusque mouvement du poignet. À l’intérieur, une ombre fraîche, confortable. Il a fermé volets et fenêtre avant de partir ; la chaleur reflue encore sur le seuil de la pièce au décor suranné. Un lit simple vissé au centre, une armoire en pin dans un coin, une table de chevet, une salle d’eau, et des tableaux bucoliques mais inélégants cloués un peu partout.

Harassé, Anton tire son tee-shirt trempé de sueur, le plie avec soin, puis le pose tout aussi soigneusement au fond de l’armoire, sur sa pile de linge sale. Il fera un saut à la laverie dans l’après-midi. Pour le moment, il doit dormir.

Tandis qu’il se passe un coup d’eau fraîche sur le haut de son corps, du sang se met à goutter dans le lavabo. Les larmes rouges glissent sur l’émail, et il pense mauvais sang. Rapidement, il se reprend, porte une main à son nez qui saigne, attrape un mouchoir, et attend que l’hémorragie cesse.

Derrière son œil droit, une douleur pulse, familière. Très vite, son nez cesse de colorier le mouchoir de rouge. Anton le met à la poubelle, puis il nettoie le  lavabo, minutieusement, surtout ne rien laisser, ne pas souiller, avant de revenir dans la chambre en elle-même. Il ouvre le tiroir de la table de chevet, attrape la tablette de paracétamol bien rangée à l’intérieur, et en avale un gramme avec un filet d’eau.

La chaleur l’accable. Il s’étend doucement sur le couvre-lit à motifs floraux. Surtout, pas de brusquerie, pour sa tête. Le coton le rafraîchit un peu plus.

La journée, il dort bien mieux.

III

Mélanie déchire la photo qu’on a glissée sous la porte de sa chambre d’hôtel en son absence. La réduit en confettis grossiers, qu’elle éparpille sur la table calée contre l’unique fenêtre. Par-delà la vitre, le parking fissuré crame sous le soleil.

Une seconde lui a suffi pour reconnaître la personne immortalisée sur le papier glacé, à la dérobée. Une seconde, un coup d’œil, et la pression qui monte en flèche.

Son téléphone sonne, elle regarde le nom de son correspondant, ignore l’appel. Elle en a reçu un autre, de téléphone, la veille. Posé sur son palier par une ombre fugace. Celui-là ne sonne pas encore. Il ne sonnera jamais, d’ailleurs ; du moins, pas sans un premier contact de sa part.

Nerveuse, elle se relève, se colle à la fenêtre, écarte les voilages grisâtres, et inspecte le parking.

Elle est là, juste sous sa vitre – quoiqu’à quelques mètres, mais dans la même direction. La Peugeot 207, d’un noir astiqué, avec ses deux silhouettes troubles et ses cafés glaiseux.

Elle jure.

Ils sont toujours là, ces fils de chien.

IV

Pierre se laisse aller contre le mur, les jambes étendues sur le lit, des vagues rebondies dans la tête. Son corps se détend à l’extrême.

Il sent une odeur de propre, une odeur de savon, de celui qu’il utilisait, enfant. La senteur exacte lui échappe ; c’est doux, ça chatouille un peu les narines. Tout ce dont il se souvient, c’est du pavé de savon qui glisse sur la peau, qui mousse joliment.

Il se souvient des bulles, qui flottaient, silencieuses.

Il se souvient du carrelage blanc et jaune, de la baignoire bicolore, elle aussi.

Il se souvient des robinets dorés, et des vasques en verre poli.

Il se souvient des lueurs chaudes.

Il se souvient de l’été, des marinières, des maillots de bain, de l’odeur des grillades sur le barbecue, du son des vagues.

Il se souvient des jeux, avec ses frères. Les chats perchés, les caches-caches, les courses-poursuites sur le sable.

Il se souvient de la mer, bleue, cristalline, fraîche.

Il se souvient de ses parents, des balades sur la côte, des terrasses où ils dînaient le soir, des glaces qu’ils dégustaient à quatre heures. Des fêtes foraines, des hôtels scintillants, des parcs aquatiques.

Il se souvient du ciel, dégagé parfois, grondant souvent. Les pluies chaudes, au parfum fort, qui déboulait dans ses narines. Le sable mouillé, après l’orage, qui collait à sa peau.

Il se souvient des bonnes choses, et alors il sourit.

La seringue, elle, glisse de sa main pour reposer sur le lit.

V

Samia remue sur son siège. La Peugeot 207 est garée en plein cagnard ; ils devraient songer à la changer de place, maintenant que le soleil les irradie salement.

— Je crois qu’on est repérés, lâche-t-elle, les yeux rivés sur une fenêtre du premier étage, dont les rideaux viennent de s’écarter.

Côté passager, Dorian hausse les épaules.

— C’était à prévoir, balaie-t-il gentiment.

Il crève de chaud dans son costume anthracite, mais s’entête à barboter dedans, veste comprise. Samia, elle, se contente d’une chemise à manches courtes et d’un pantalon en lin blanc cassé. Ses cheveux noirs sont coincés dans un chignon flou, haut sur son crâne.

À sa ceinture, bien visible, son Sig Sauer pionce dans son étui.

— Tu peux me passer le café, s’il te plaît ? lui demande-t-elle.

Dorian glisse sa main sur le tableau de bord, agrippe le thermos rouge pétant, et le tend à son équipière.

— Coup de barre ? devine-t-il après qu’elle l’ait remercié.

— Le dernier mouvement intéressant remonte à deux heures, se plaint-elle en prenant une gorgée. Tu crois qu’elle va faire quoi ?

Dorian fait la moue.

— Aucune idée. Pas une précise, en tout cas, mais j’ai l’impression que ça pue un peu, quand même. T’as un retour sur la photo ?

Samia consulte son portable, hausse les sourcils, puis lance :

— Ah, oui, j’ai un retour, mais pas sur la photo…

— Sur quoi, alors ?

— Sur le coursier, lui indique-t-elle en tournant son téléphone pour permettre à Dorian de le lire. Et ça sent pas bon…

Il fourre ses doigts dans ses épis blonds. Sur son visage s’étale un coup de soleil, pris la veille, dans une plaine bien dégagée. Ça a été une sale journée, pleine d’un soleil énervé. Bourrée de macabre, aussi.

Dorian et Samia se souviennent tous deux du cadavre. De ses bras en croix, de ses poignets solidement attachés aux arbres. De la grosse corde, rêche et bien tissée. Ils revoient les yeux grand ouverts, la mandibule disloquée sur un cri inaudible. La terre ensanglantée. Les jambes étalées dessus, repliées bizarrement.

Et la flèche, aussi, plantée en pleine poitrine.

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