Le labyrinthe 1 : La fuite en roue

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 Aussitôt après le coup de feu, les deux garçons s’accroupirent derrière le parapet pour ne pas être repérés et prirent leurs jambes à leur cou. Après trois cents mètres de cette course inconfortable, Gibraltar prit l'escalier accroché au rempart qui menait à une petite place envahie par la végétation. Toujours suivi par son compagnon, il détala entre les maisons à travers le dédale des rues. Les deux fuyards coururent à en perdre haleine et ne furent stoppés que par une escouade de gardes noirs entassés dans des transports de troupes. Les véhicules se dirigeaient vers le bâtiment où on procédait aux interrogatoires des émeutiers du matin. Plus loin, d'autres flânaient près de leur casernement. Une effervescence les saisit quand le capitaine leur annonça qu'on avait tiré sur le jeune rebelle et qu'il fallait rechercher le tireur. Matéo blêmit.

— Il faut rejoindre les remparts, chuchota Gibraltar. Il est interdit de bâtir trop près. Il y a donc un espace de cinquante centimètres où on peut se faufiler. Avec les rebelles, on utilisait cet espace pour passer inaperçu ou pour échapper aux gardes. Tu vois ce que je veux dire ?

— Pas trop non !

— Ça fait rien. Suis-moi !

 Il fit demi-tour, contourna la place qui donnait sur les baraquements des vigiles et passa loin derrière le bâtiment. Gibraltar semblait très à l’aise dans les lacis des ruelles de la ville basse. Il avait appris à connaître tous les coins et recoins lorsque, mineur isolé, il vivait de rapines et de larcins avec d'autres. Ses jeunes compagnons d'infortune lui avaient permis d'acquérir une grande expérience dans l'art de semer les gardes ou les municipes. Ces bandes errant s'étaient aménagé des caches et savaient où se réfugier en cas de besoin. Ces expériences lui donnaient un avantage appréciable lors d'opérations d'infiltration effectuées pour les rebelles. Elles lui permettaient à présent de sauver son compagnon.

 Celui-ci avait pris un très gros risque en tirant sur Elliot. Gibraltar était reconnaissant pour son geste qui lui épargnait une conscience troublée. C'était lui qui aurait dû se retrouver à la place d'Elliot sur le pilori. Il décida donc d’aider Matéo à se sortir de ce mauvais pas.

 Les deux garçons parvinrent, après maints détours pour éviter les gardes et les drones de recherche, au pied du mur extérieur, plus massif et moins décoratif que l’enceinte intérieure. Avec l’assurance d’un guide touristique, Gibraltar se dirigea vers un bâtiment en briques envahi par les ronces et la végétation. Il présentait une architecture symétrique sur six étages, surmonté dans sa partie centrale d'un dôme à moitié effondré et devait abriter des services officiels au temps de sa splendeur.

— Il paraît que ça a été construit avant le Grand Chaos, expliqua Gibraltar. On l’a laissé tel quel et personne n’ose y habiter.

 Il se faufila dans l'interstice qui le séparait du mur d’enceinte et disparut derrière la végétation. Matéo lui emboîta le pas. Tous deux se glissèrent dans le vide sanitaire et rampèrent jusqu’à une ouverture dans le plancher au-dessus de leur tête. Matéo constata qu’on ne construisait plus de cette manière et se demanda pourquoi les ancêtres mettaient des tiges de fer dans le béton. Sa tête émergea dans le bâtiment après quelques contorsions.

— On va attendre ici, le temps qu’ils se calment un peu à l’extérieur, expliqua Gibraltar.

 La pièce était vaste avec un plafond haut orné de moulures. Des colonnes gisaient à terre au milieu des statues vermoulues. La végétation prospérait dans les fissures du sol. Des plantes grimpantes montaient à l’assaut des murs. De grandes ouvertures laissaient entrevoir d’autres salles. Les rideaux de lierre filtraient la lumière et procuraient une protection rassurante.

— Au fait, je m’appelle Gibraltar

— Matéo

 Le silence s’installa à nouveau entre eux. La montée d’adrénaline et la course à travers la ville avaient demandé beaucoup d’énergie. Tous deux éprouvaient le besoin de se poser un instant. Gibraltar appréciait le mutisme de son compagnon. Il trouvait ridicules les gens qui se sentaient obligés de combler un vide gênant par des banalités sur le temps qu’il fait ou des questions comme « Tu fais quoi dans la vie ? ».

 D’un tempérament taciturne et introverti, il avait passé une bonne partie de ses vingt-quatre ans renfermé sur lui-même, se construisant une prison mentale et psychologique à sa mesure, une bulle dans laquelle il oubliait la réalité de son existence et le sort funeste que la fortune lui avait réservé.

 Lui revint en mémoire l’époque lointaine où il était un petit garçon heureux, jovial et amène, dont le caractère aimable, le tempérament malicieux et la personnalité attrayante suscitaient la fierté de ses parents et le faisaient aimer de tout le personnel. Chacun lui prédisait un règne prospère et glorieux. Avec le recul, il perçevait la vanité de ces propos et s’efforçait d’oublier cet épisode révolu dont le souvenir lui était douloureux.

 Il jeta un regard à Matéo, se demandant quel genre de personne il était, quelle avait été sa vie, quelles pensées le hantaient en ce moment. Il remarqua que son compagnon était vêtu avec sobriété et avait de bonnes manières, différentes de celles des enfants des rues. Gibraltar se surprit à s’intéresser vraiment à quelqu’un, ce qui ne lui était pas arrivé depuis… depuis bien longtemps.

 Il ne se doutait en aucune manière que cette façon de vivre, qui constituait son quotidien à ce jour, devait être nouveau pour Matéo. Celui-ci, loin de penser à sa propre sécurité, se souciait avant tout de la réaction de son oncle. S’il restait bloqué jusqu’au soir, ce dernier s’inquiéterait à coup sûr, dans la crainte permanente que le Messager découvre son existence. C'était un homme sensé et pragmatique, mais cela ne l'empêchait pas de lui rappeler sans cesse son importance ainsi que la nécessité de ne pas attirer l'attention, ce qu'il avait du mal à comprendre et de plus en plus de difficulté à accepter.

 Ne pas attirer l'attention ! En l’occurrence c'était raté. Matéo ignorait pourquoi, mais il éprouvait de façon viscérale le besoin de se mettre en évidence, de s'affirmer par des actes singuliers, hors norme. En revanche, il convenait qu'il fallait éviter d'être pris.

 Par bonheur, son compagnon connaissait son affaire même si ses capacités à faire tourner en bourrique les vigiles le rendaient louche à ses yeux. Son oncle lui avait appris à éviter la compagnie des délinquants. Cependant, celui qui prenait des risques pour abréger les souffrances de son coéquipier ne pouvait que posséder un bon fond. Il l’aimait bien en fin de compte.

 Il le laissa inspecter les autres pièces. Gibraltar traversa avec circonspection l'immensité de cette bâtisse et jeta un œil à l’extérieur. Tout semblait calme. Au bout de vingt bonnes minutes, sa silhouette gracile réapparut.

— On peut y aller, décida-t-il. D’habitude, au bout d’une heure ils arrêtent les recherches.

 Il passa par le vide sanitaire et emprunta l’étroit passage entre l'immeuble et le rempart. Tous deux parcoururent quelques centaines de mètres avant d’être arrêtés par des containers métalliques éparpillés comme par une main négligente. Après une discrète inspection, Gibraltar ne dénombra qu'un seul garde pour surveiller tout ce fourbi.

— On va voir si on trouve du matériel qui peut nous servir, des armes entre autres. Mais avant il faut neutraliser le concierge.

— Le concierge ?

— Le garde tiens ! Voilà ce qu’on va faire...

 Quelques instants plus tard, Matéo, pas très rassuré, s’approcha de l'homme et se racla la gorge.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? s'exclama le soldat, sidéré par cette présence incongrue.

 Il n’eut pas le temps d’en dire davantage et s’écroula, laissant apparaître Gibraltar, un large sourire sur le visage et un gourdin à la main.

— Ah ! La journée a mal commencé mais elle se termine bien. J’adore ma nouvelle vie !

 Il pénétra d'un pas enthousiaste dans le container et s’écria :

— C’est exactement ce qu’il nous faut !

 Piqué par la curiosité, Matéo le rejoignit et écarquilla les yeux, ébahi de la trouvaille.

— Tu as vu ? C’est le dernier modèle sorti, commenta-t-il en fin connaisseur. Un dix-neuf pouces, pneu tubeless ultra large. Tu te rends compte, il monte à cent kilomètres à l’heure et grimpe sans problème des pentes de quarante pour cent. La batterie au graphène permet une autonomie de deux mille kilomètres.

— Ouais ! C’est là qu’ils ont entreposé les roues pour la course de demain, on dirait. En plus, ils ont même prévu les tasers qui vont avec. On fait le ménage et on se tire. Inutile de traîner, conclut Gibraltar avec pragmatisme.

 Les deux compères prirent chacun une roue électrique, un chargeur, deux tasers et un microphone émetteur qu’ils fixèrent au col de leur tunique. Ils s'assurèrent de leur bon fonctionnement, déployèrent les pédales, chevauchèrent l'engin et, après une accélération foudroyante, déguerpirent sans demander leur reste.

 Le petit salon pour les audiences privées exhibait des couleurs du défunt Vladimir Sangamouji. Sur les murs, des colonnes romaines en pierres de taille et des moulures vieil or sur fond crème contrastaient avec les rideaux vert sapin aux passementeries dorées. Slau contemplait par les larges baies vitrées à petits bois les jardins d'agrément du duc. Mais il n'admirait pas la perspective élégante où se succédaient terrasses, plans d'eau et parterres multicolores.

 Il se concentrait sur le malaise qu'il avait ressenti avec une intensité presque douloureuse lors de l'exécution du jeune Elliott. Pour la première fois, quelque chose échappait à son contrôle. Une inquiétude mêlée à une rage sourde grandissait en lui.

— Monseigneur !

 Le Messager sursauta mentalement, se retourna avec un calme qu'il n'éprouvait pas.

— Ah ! C'est vous ma chère ! Vous venez m'annoncer l'arrivée du commandant de la Garde prétorienne je suppose.

— Il attend depuis une demi-heure dans l'antichambre.

— Je vous remercie d'avoir fait diligence.

— Monseigneur, s'enhardit Cunégonde. Je vous prie de bien vouloir pardonner ma témérité, mais vous semblez préoccupé. Que puis-je faire pour apaiser votre inquiétude ?

 Il lui tendit le bras.

— Suivez-moi voulez-vous ?

 Slau l'invita à passer devant lui et la rejoignit sur le balcon, hors de toute écoute clandestine.

— Savez-vous pourquoi j'ai voulu me remettre aux affaires ?

 Il n'attendit pas la réponse, posa les mains sur la balustrade et poursuivit.

— Admirez le désordre étudié de ce jardin d'agrément. Voyez comme le soleil miroite dans les bassins dans une mitraille d'étincelles changeantes. Ce duc avait du goût. Toute cette gloire commmençait à lui monter à la tête. Il voulait rompre sa vassalité et aurait fini par me trahir. Cependant, une autre raison impérieuse m’amène à prendre les rênes de la gouvernance. Dix-sept ans auparavant, j'avais ressenti cette angoisse indéfinissable que je crus disparue, mais qui s'est réveillée cet après-midi. Je réussis alors à en déterminer la source : un nouveau-né dans un village à l'est d'ici. Je n'ai éprouvé ce malaise qu'en présence des autres messagers. Mais un humain ne peut provoquer une telle anxiété. J'ordonnai d'exécuter tous les enfants de cette bourgade et aussitôt, mes affres disparurent. Je conclus à juste raison m'en être débarrassé. Or, mes sensations de ce jour m'avertissent qu'il est toujours en vie. C'est un jeune homme à présent. Il est très spécial mais je ne sais pas pourquoi. Je veux découvrir sa véritable nature. Si mes soupçons se vérifient, il représentera un réel danger pour moi.

 Slau débita ces souvenirs presque à voix basse, le regard perdu dans le lointain. Il se tourna vers Cunégonde.

— Veuillez faire entrer le commandant de la garde je vous prie.

 Sans un mot, elle accompagna l'officier qui s'avança jusqu'au milieu de la pièce. Ses pas assurés claquaient sur les dalles de marbre blanc. La jeune femme se tint quelques mètres plus loin, encore abasourdie des révélations portées à sa connaissance, mais elle n'en laissa rien paraître.

 Elle servait le Messager depuis un peu plus de dix ans, dès sa majorité. Il la prit sous sa protection quand, encore enfant, à peine une adolescente, elle venait de perdre ses parents dans un attentat rebelle. À force de compassion et de sollicitude, il l'aida à panser les plaies de son âme. Aussi, elle lui manifestait une fidélité et un attachement sans borne. Elle le connaissait mieux que quiconque et, jamais, elle ne l'avait vu ébranlé par quoi que ce soit.

 Le commandant Judicaret Emmanuel posa un genoux à terre et baissa la tête à l'approche de Slau.

— Levez-vous commandant. Je vous charge de retrouver le tireur du rempart de cet après-midi ainsi que ses éventuels complices. Je le veux vivant. A présent, faites moi votre rapport sur les recherches que vous avez déjà entreprises.

— Monseigneur, nous savons maintenant qu'il a un complice. Ils ont volé des roues de course dans leur fuite. Pour échapper à notre contrôle, leur seule issue est de se réfugier dans le labyrinthe pour rejoindre une organisation appelée le Réseau. C'est un ensemble complexe de tunels où nos troupes ne s'aventurent jamais. Des drones les ont repérés. J'ai posté des gardes à toutes les entrées connues par lesquelles ils pourraient pénétrer dans ces couloirs souterrains.

— Excellente initiative ! Je suis satisfait des mesures que vous avez prises. Vous serez seul responsable devant moi. Merci de bien vouloir m'amener les deux fugitifs. Le temps nous est compté. Je ne vous retiens donc pas plus longtemps.

 Après un demi-tour réglementaire, l'officier sortit d'un pas martial et les huissiers fermèrent les deux vantaux de quatre mètres de haut rehaussés de moulures et de sculptures dorées.

— Cunégonde, accompagnez-moi je vous prie dans le Grand Salon d'apparat pour la cérémonie de remise des clés.

 Gibraltar zigzaguait avec grâce dans les rues sinueuses. Il savait très bien chevaucher ces machines dont le pilotage faisait partie de la formation rebelle. Cet engin facile à transporter et d'une grande mobilité s'avérait idéal pour les opération d'infiltration. Il suffisait de le cacher sous une cape pour se fondre sans problème dans la foule.

 Malgré un entraînement intensif et une pratique régulière, il ne parvenait pas à maîtriser cette roue en particulier. À petite vitesse, il prenait les virages sans difficulté. Mais au-dessus de vingt kilomètres à l'heure, elle refusait de virer, telle un cheval rétif qui demanderait à être dompté.

— Matéo ! On s'arrête. J'ai un problème avec ma roue, fit-il dans le microémetteur.

 Matéo rebroussa chemin et tous deux s'arrêtèrent dans la cour intérieure d'un immeuble désaffecté comme il en existait de plus en plus à mesure qu'ils s'approchaient des zones industrielles où se situaient les centrales de production de l'électricité et de recyclage des eaux usées. Au-delà on déversait les ordures de la ville haute dans des décharges à ciel ouvert.

— Tu n'as pas de problème pour tourner avec ta roue ? La mienne vire mal.

— Normal, expliqua Matéo. Elle ne se pilote pas comme les autres roues. C'est une roue de course. Le pneu est très large et de ce fait elle est très stable. Du coup, elle a tendance à se redresser lorsque tu veux la pencher pour tourner. C'est pourquoi elle prend mal les virages. Il faut changer ta façon de piloter. Si tu te contentes de pivoter des hanches, tu n'y arriveras pas. Tu dois l'aider en te penchant du côté où tu veux tourner et ça le fait tout seul. C'est une roue de course, n'oublie pas. Le pilotage est plus physique.

 Pendant que Gibraltar prenait des leçons de conduite, le commandant Judicaret examinait avec son état major la carte des entrées du Labyrinthe.

— Messieurs, le Messager les veut vivants. Ne perdons ni notre temps ni notre énergie à vouloir les poursuivre coûte que coûte. Ils connaissent très bien la ville basse où nous n'avons pas l'avantage. Nous manquons de contingent et ils sont trop mobiles pour les intercepter. Capitaine Camaret, vous connaissez cette entrée juste avant la décharge ?

— Oui, Commandant. C'est un tunnel de plusieurs kilomètres de long. Nos ancêtres l'utilisaient pour se déplacer dans des machines. Les archives montrent qu'elle s'arrêtaient dans des stations disposées le long des tunnels. Celle où se trouve l'entrée s'appelle Fellbach.

— Comment le savez-vous ? s'étonna Judicaret.

— C'est indiqué dessus, commandant, expliqua le capitaine avec une logique imparable. Il paraît qu'il y en a encore beaucoup sous la ville et au-delà. Ce tunnel est isolé par rapport aux autres. Il est inhabité et sert parfois de passage pour les membres du Réseau. On ne sera pas dérangé et on pourra facilement les piéger.

— Camaret, vous prendrez une escouade de dix hommes que vous tiendrez en embuscade dans cette station. Pour les autres, vous positionnerez vos effectifs tout le long de la rue Reitzensteinstrabe et de la rue Neckarstrabe qui lui est parallèle depuis Heinrich Strabe ici jusqu’à Villastrabe. Le but est de les amener à rester sur cette large avenue Cannstatter jusqu'au fleuve Neckar. Vous les maintiendrez ainsi dans un entonnoir qui les obligera à venir sur Fellbach. Là, Camaret et sa troupe les interpelleront en attendant mon arrivée. Si vous pouvez les arrêter avant, faites-le. Ne tirez qu'avec les tasers. Pas question de les blesser. Ceux qui savent piloter les roues pourront les utiliser. Il faut les harceler sans cesse et si possible les faire tomber de leur véhicule sans les blesser, je vous le rappelle.

 Il montra un endroit de la carte et poursuivit :

— À cet emplacement, vous avez le fleuve Neckar que traversent deux anciens ponts, enfin ce qui en reste. Quatre pipelines pénètrent en terre à cet endroit. Elles viennent de la station d'épuration de Bas Cannstatt sur l'autre rive. C'est notre dernière chance de les arrêter avant Fellbach. Ne prenez pas de risques inconsidérés. Utilisez les transports aériens pour prendre vos positions. Messieurs, exécution !

— Assez perdu de temps, conclut Gibraltar. Je crois que j'ai compris. Il faut y aller.

 Il leva les yeux et vit deux transporteurs évoluer dans le ciel. Ils se mirent dans un même réflexe à l'abri d'un porche. Les engins n'avaient pas le comportement de patrouilleurs à leur recherche. Néanmoins, il restait prudent, animé d'une forme de paranoïa qui lui avait sauvé la mise plus d'une fois.

— Ils ne lâchent pas le morceau on dirait. Ça commence à urger. Il va falloir rejoindre le labyrinthe avant qu'ils ne déploient tout ce qu'ils ont sous la main.

 Ils reprirent la route à vive allure. Gibraltar effectuait des zigzags pour s'assurer de la maniabilité de sa roue à grande vitesse. Bien lui en prit car un tir de taser le manqua de peu. Quatre soldats apparurent sur des roues de course. Ils accélérèrent avec l'évidente intention de les rattraper. Les deux garçons s'éloignèrent l'un de l'autre et se mirent à slalomer pour éviter les tasers.

 Ils auraient dû emprunter les petites ruelles. Ils avaient choisi cette large avenue parce qu'ils pouvaient rouler à un régime élevé. Par malheur, leurs poursuivants aussi et ils gagnaient du terrain. Soudain, l'un d'eux, n'amortissant pas assez les cahots avec les genoux, perdit l'équilibre. Il s'affala tel un pantin. À soixante dix ou quatre-vingts kilomètres à l'heure, ça ne pardonnait pas.

— Un de moins, jubila Matéo qui s'était retourné en entendant les cris du soldat.

— Oui, mais il y en a d'autres devant, constata Gibraltar.

— Tu t'occupes de ceux devant. Je me charge de nos poursuivants.

 Matéo exécuta un "saut demi" et se retrouva en marche arrière, face à ses poursuivants. Il atteignit deux des wheelers qui ne s'attendaient pas à ce qu'il ait en sa possession des tasers. Gibraltar mitrailla les soldats en embuscade en face.

— Il faut prendre les petites rues latérales, hurla-t-il

— Je te suis, lui cria Matéo.

 À trente mètres des tireurs il tourna à droite, imité par Matéo toujours en marche arrière qui lançait des flashs électriques sur tout ce qui bougeait. Son poursuivant qui entamait le virage reçut un tir précis dans la jambe d'appui qui le déséquilibra. Il réalisa ensuite un demi-tour en pivotant sa roue à cent quatre-vingts degrés pour se retrouver dans le sens du déplacement sans perdre son allure. Tous deux disparurent derrière une maison. Gibraltar s'assura qu'ils n'étaient plus suivis et, rassuré, expira bruyamment.

 Les deux garçons tournèrent à gauche pour emprunter une large avenue. Mais, cinq cents mètres plus loin, un tir de barrage les obligea à ralentir. Gibraltar analysa la situation. Toutes les routes étaient bloquées. Il repéra à gauche un espace de soixante centimètres entre deux immeubles. Il n'hésita pas. Des silhouettes apparurent à la sortie tandis que d'autres se positionnèrent à l'entrée. Ils étaient pris au piège. Matéo prit la direction des opérations.

— Occupe-toi de ceux de devant. Je me charge des autres. Feu à volonté. Ne leur permets pas de riposter.

 Le jeune wheeler effectua un saut en pleine course, pivota de cent quatre-vingts degrés et retomba sur les pédales tout en tirant avec frénésie. Ils émergèrent de l'étroit boyau, tournèrent à droite et se retrouvèrent dans l'avenue qu'ils avaient quittée précédemment, Gibraltar en marche avant et son compagnon toujours en marche arrière qui continuait de tirer sur les soldats postés au milieu de la rue. La roue avait cet avantage que sa conduite laissait les mains libres et les deux tasers ne donnaient aucun répit aux soldats qui, ne pouvant courir aussi vite que les engins de course, abandonnèrent la poursuite.

 Matéo, tout concentré à viser ses poursuivants, ne remarqua pas le trou dans la chaussée. Son véhicule rebondit sur l'obstacle, désarçonna son conducteur et poursuivit sa trajectoire. Les soldats profitèrent qu'il soit à terre pour revenir à la charge. Avec quelques contusions, le jeune wheeler se releva et fonça vers Gibraltar en criant.

 Celui-ci exécuta un demi-tour, freina et descendit de son véhicule. Il se positionna sur le chemin de la roue qui se dirigeait vers lui, courut dans sa direction, sauta et atterrit sur les pédales quand elle parvint à sa hauteur. Il s'élança vers son compagnon qui courrait toujours, sauta après avoir donné une impulsion et la machine maintint sa course vers Matéo qui la chevaucha à son tour d'un bond et rejoignit son compère.

— Yahooo ! s'écria Matéo dans un éclat de rire, comme un défi aux gardes noirs qui se tenaient immobiles, tout penauds.

 Il lui offrit un pouce en l'air pour le remercier et les deux jeunes gens poursuivirent leur chemin, liés par le danger qu'ils avaient partagé et surmonté.

 Ils roulaient à quatre-vingt dix kilomètres à l'heure et devaient sans cesse éviter les nids-de-poule, dos d'âne et autres obstacles. Les cahots provoquèrent parfois des vols planés qu'ils maîtrisèrent avec agilité. Gibraltar repéra les canalisations d'eau qui sortaient de terre en pente douce jusqu'à deux mètres de hauteur.

— On y est presque ! annonça-il en désignant un reflet métallique au loin.

 Aussitôt, six wheelers débouchèrent de rues perpendiculaires et les prirent en chasse. Les fuyards accélérèrent dans un même élan, Matéo avec plus de maîtrise. Ils slalomaient pour éviter les tirs de leurs poursuivants. Soudain, un filet s'abattit sur Gibraltar.

 Son comparse entendit le cri qu'il poussa suivi par le bruit de la machine rebondissant sur le bitume. Il exécuta un demi-tour quasi sur place. Avec la vitesse, la roue commença à se coucher et il dut la redresser avec le pied droit pendant que le pied gauche touchait terre et servait de pivot autour duquel il effectua son virage. Lorsqu'il se trouva dans la direction voulue, il donna une impulsion avec le pied à terre tout en prenant appui sur la pédale droite et la roue se redressa.

 Il fonça comme un dératé. La roue montait et descendait, amortie par la souplesse des jambes. Les cheveux au vent, les yeux vers son objectif, Matéo mitraillait les gardes qui entouraient Gibraltar et qui ne s'attendaient en aucune façon à ce qu'il les charge. Les flashs électriques mirent hors d'état deux gardes. Profitant que l'attention des deux autres se fixent sur Matéo, Gibraltar leur fit goûter à son traser.

 Matéo effectua un virage serré pour échapper aux deux derniers wheelers qui, bientôt le rattrapèrent. Ils le titillèrent avec leur courte matraque, réfrénés par l'ordre de ne pas le blesser. Coincé entre les deux soldats, Il se pencha en arrière pour effectuer un freinage brutal.

 Pendant que ses poursuivants effectuaient un large virage, il exécuta un demi-tour sur son engin si bien que l'avant de la roue se retrouvait dans son dos. Il pivota le pied gauche sur la pédale droite et se retrouva dans le sens de la marche, la jambe droite dans le vide et sans appui. Il pilotait sur un pied. Après sa manœuvre, il leva les yeux et n'eut que le temps de saisir la matraque destinée à le déséquilibrer. Matéo la tirait fermement vers lui et de sa jambe libre donna un coup sur la rotule de son attaquant qui lâcha son arme avant de se rétamer lourdement sur le sol. Le dernier wheeler encore valide arrivait sur lui. Il contra son coup avec la matraque qu'il venait de récupérer.

 La violence des chocs des deux armes témoignait de l'acharnement des combattants. Les deux adversaires se poussaient des épaules, se donnaient des coups de hanche et jouaient des poings et des bras. Matéo, plus jeune et moins costaud commençait à faiblir. Gibraltar, s'étant dégagé de son filet, vit la mauvaise posture de son ami. Il lui cria de venir dans sa direction. Quand le garde arriva à sa hauteur, il l'accueillit d'un jet de taser. Il récupéra sa roue pendant que son compagnon dessinait un large cercle pour sécuriser la place, puis tous deux reprirent la route.

 Alors qu'ils parvenaient dans une zone herbeuse, ils virent des soldats prendre position devant les deux pipelines qui desservaient la ville en eau venant de la station d'épuration. Un tir de barrage les força à se laisser tomber. Tous deux glissèrent dans les herbes hautes tout en les arrosant à un rythme endiablé. Les roues butèrent contre les corps tétanisés. Ils se regardèrent, se tâtèrent, surpris de n'avoir pris aucune décharge et éclatèrent de rire.

— C'était chaud !

— Tu trouves ? lui répondit Gibraltar. Je les trouve un peu mous.

 Les moteurs de véhicules en approche les ramenèrent à la réalité. D'autres gardes apparurent à quelques centaines de mètres à bord de trois transporteurs. Les deux jeunes hommes réagirent dans un même élan.

 Ils chevauchèrent leur roue, reculèrent d'une centaine de mètres, exécutèrent un demi-tour serré et prirent de la vitesse pour escalader les pipelines de soixante centimètres de diamètre qui sortaient du sol en pente douce. Elles étaient assez larges mais il convenait de ne pas opérer de fausses manœuvres pour éviter un long et mortel vol plané.

 Les gardes les regardaient s'éloigner avec des cris de victoire sous leurs tirs aussi inutiles qu'inefficaces.

— Mission accomplie ! s'exclama le caporal.

 Gibraltar jeta un regard empreint de curiosité en direction du lit en partie asséché d'un fleuve cent mètres plus bas. Après une dizaine de minutes d'un parcours chaotique, ils parvinrent sur l'autre rive. Les conduites d'eau qui reposaient sur les piliers de l'ancien pont tournèrent à gauche vers Sommerrain. Ils continuèrent tout droit vers ce qui devait être une large avenue, effectuèrent un saut de deux mètres pour atterrir sur le sol ferme. Laissant derrière eux les stations d'épuration, au bout de quelques kilomètres ils débouchèrent dans une vaste zone parsemée de ruines envahies par la végétation. Loin au-delà, vers Waiblingen s'étalait la décharge.

 Matéo imagina les nombreuses constructions dont il ne restait que des pans de murs. Son guide se dirigea vers l'un des buissons, assez touffu pour se cacher. Ils posèrent pieds à terre. Les pédales se rétractèrent et les roues se mirent aussitôt en veille. Derrière les premières rangées d'arbres, ils virent un escalier aux marches crevassées et l'empruntèrent sans se douter un instant du piège qui allait se refermer sur eux.

 Après dix pas dans la station, des silhouettes surgirent de l'ombre et de la fosse où reposaient des tronçons de rail. Les six soldats chargèrent leurs armes dans un cliquetis caractéristique. Les deux fugitifs reculèrent en levant les mains. Quatre gardes appparurent derrière eux et leur coupèrent toute retraite. Ils les menottèrent et les mirent sous haute surveillance dans un renfoncement.

— Ils sont là, annonça simplement Camaret.

— Parfait capitaine, nous serons là dans trois minutes, lui répondit une voix nasillarde.

 Le capitaine assigna deux soldats munis de jumelles pour surveiller l'extérieur de la station et deux autres en bas des marches. Les soldats, tendus, sursautaient au moindre bruit. Il pouvait se passer des milliers de choses pendant ces trois minutes.

 Soudain, deux corps dévalèrent les escaliers. Tous se mirent en position, dissimulés de part et d'autre de l'entrée de la station, le regard tourné vers l'extérieur. Ce n'était pas là mais au-dessus que venait l'ennemi.

 Plusieurs adolescents, presque des enfants, glissèrent des conduits d'aération qui sortaient du plafond et restèrent suspendus un court instant à des filins, quelques sept mètres au-dessus des rails.

— Coucou ! cria l'un d'eux.

 Les gardes se retournèrent et tombèrent, fauchés par une rafale tétanisante. Quatre civils dévalèrent les escaliers et ramassèrent les armes. Une rame de métro apparut, freina vecaun crissement métalique et les portes s'ouvrirent dans un chuintement. Des hommes sortirent, détachèrent les deux captifs qui récupérèrent leurs tasers ainsi que leur roue et la machine les emporta dans les entrailles du labyrinthe. Le bruit de la rame qui s'éloignait était encore audible lorsque le commandant Judicaret parvint à la station, mais il la trouva déserte hormis les corps gisant sur le sol.

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