Angèbre

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 A environ sept lieues de là, dans les bas fonds d’Angèbre, Helenor comptait minutieusement les pièces de son maigre butin récolté la veille. Perchée sur les toits de chaume du quartier pauvre de la cité, elle dominait les rues marchandes, grouillantes déjà de monde à cette heure matinale. Elle s’emmitoufla un peu plus dans sa cape de daim, remontant son col jusqu’à son nez rougi par les températures fraîches de la nuit précédente. Elle avait durement acquis une pièce d’or, sept pièces d’argent, et quelques deniers. Mine de rien, c’était suffisant pour manger chaud jusqu’à Mabon, soit dix jours. Helenor était une jeune femme farouche, d’une vingtaine d’année, sans nom ni famille. Elle maîtrisait le vol et les arnaques à la perfection tel un Maître nain. Sa petite taille et son agilité lui permettait de passer inaperçue dans la foule, se glissant derrière ses proies pour les dérober de leurs bourses, bijoux, ou tout autres objets de valeurs qui pouvaient être troqués par la suite. Ses belles mains blanches aux doigts fins se baladaient de poches en poches, sans interruption, des journées entières.

 Plusieurs fois elle avait gagné le gros lot. Pierres précieuses, bijoux en or, ou épices rares et chers qu’elle s’empressait de revendre. La voleuse exerçait aussi la séduction. Lors de périodes de grande misère, elle déambulait en tenue légère dans les quartiers de débauche, afin d'attirer de malheureux idiots qui tombaient immédiatement sous son charme à la vue de ses formes généreuses. Helenor jouait de ses beaux yeux couleur noisette, pétillants et coquins, pour envoûter les hommes qui l’approchaient. Ensuite, elle en guidait un, de préférence celui au physique le moins ingrat ou à l’apparence fortunée, dans une quelconque auberge ou taverne. Elle s’imbibait discrètement les lèvres de Belladone, cette plante mortelle à haute dose, mais juste soporifique en petite quantité ingérée. Une fois enfermée dans une chambre à l’abri des regards, elle se ruait sur l’imbécile pour l’embrasser langoureusement, ne le laissant pas le temps de réagir. Elle prêtait bien attention à ce que ses lèvres embuées de Belladone soient bien en contact avec celles du pauvre homme. Avec le temps, Helenor avait développé une résistance physique à la plante, l’empêchant de tomber de sommeil comme sa victime. Il fallait seulement quelques minutes avant d’être étourdi, puis de tituber, et de finir par s’étaler sur la couche, complément endormi, et donc vulnérable aux mains de la voleuse. La plupart du temps, ceux qu’elle piégeait ne se rendaient pas compte du subterfuge, et s’endormaient même le sourire aux lèvres, rêvant sûrement aux délicieux péchés charnels dont elle les privait.

Helenor n’avait jamais laissé un homme pénétrer son intimité. Elle n’en avait ni le temps ni l’envie, trop concentrée dans ce pénible labeur. Elle s’était perfectionnée dans l’art du baiser mais ne connaissait rien au plaisir charnel. Une fois sa victime profondément assoupie, il ne restait plus qu’à lui dérober sa besace, ses habits, ses bottes, puis de s’éclipser de la chambre par une fenêtre.

 Angèbre était son terrain de chasse. Nobles, Chevaliers, palefreniers ou marchands, la jeune femme n’accordait aucune importance aux personnes qu’elle volait, si ce n’est de ne jamais approcher des Sorcières ou des Druides, qui de toutes façons, ne se mélangeaient quasiment jamais à la foule. Ceux-ci préféraient se tapir au calme à l’extérieur de la ville pour pratiquer toutes sortes de magies et autres rituels. Cependant, la voleuse faisait preuve de scrupules envers les jeunes enfants, et pauvres mères ayant à peine de quoi nourrir leurs progénitures. Elle-même connaissait cette calamité.

Helenor avait grandi dans la rue, entourée d’autres orphelins, se battant plus d’une fois pour un bout de pain rance, et affrontant chaque hiver à la morsure fatale sans pouvoir se réchauffer au coin d’un feu. On ne voyait d’ailleurs jamais d’enfants âgés de plus d’une dizaine d’années dans les rues, la plupart mourraient de froid, de faim ou de maladie. Ceux qui survivaient étaient les plus robustes, et rejoignaient à l’adolescence de sombres commerces d’esclaves ou des Ligues d’assassins.

La jeune femme y avait échappée, grâce à la clémence d’Ulrig, un vieil aubergiste qui l’avait recueillie des années plus tôt. Il lui avait offert un toit dans son établissement réputé, en échange de quelques pièces qu’elle volait, ou d’aide occasionnelle en tant que serveuse. C’était un échange de bons procédés. Ulrig ne la considérait pas du tout comme sa fille, et Helenor ne le voyait pas comme une figure paternelle. Tout juste étaient-ils des amis, par intérêts mutuels. Ils ne se livraient jamais l’un à l’autre, Helenor savait seulement qu’Ulrig avait perdu son épouse de maladie, et n’ayant pas d’enfants il devait tenir seul son auberge. Il était borgne, et personne ne savait comment il l’était devenu. De nature calme et peu bavarde, les clients se contentaient de lui commander des verres sans entamer de longues conversations inutiles.

Helenor rangea ses pièces dans neubourse attachée à sa taille. Fatiguée, elle se releva péniblement sur son toit, et resta là quelques secondes à admirer le soleil qui perçait l’horizon d’Angèbre. Seuls quelques nuages gris voilaient le ciel, il allait certainement pleuvoir au crépuscule, pensa-t-elle. Qu’importe, elle pourrait dès aujourd’hui se prélasser à l’auberge, au chaud et à l’abris de la pluie, sans se soucier de qui voler les prochains jours. Elle bailla fort à s’en décrocher la mâchoire. Ses longs cheveux châtains flottaient dans l’air autour de son visage. La jeune femme avait des sourcils légèrement froncés sur des yeux noisette, une bouche aux lèvres charnues sous un petit nez retroussé, au milieu d’un visage fin et hâlé à la moue, en ce moment, boudeuse. Ses courbes voluptueuses venaient équilibrer sa petite taille et lui donnaient un air plus âgé. Elle saisit ses cheveux et les tressa par dessus son épaule. Elle descendit de son toit à pas de chat, faisant bien garde à ne pas poser le pied sur une gouttière glissante. Le col de sa cape cachait encore la moitié de son visage. Ses mains s’agrippèrent à la corniche de la bâtisse, et elle se laissa suspendre dans le vide, avant de lâcher prise, puis d’atterrir sur le sol pavé, un étage plus bas. Derrière elle, un Nain, supposément Maître forgeron, la dévisageait tandis qu’elle réajustait sa cape.

  • Qui regardes-tu de la sorte, vieux nain ? cracha-t-elle.

 Le nain se retourna vaquer à ses affaires, grommelant des mots dans sa barbe crasseuse. Helenor dissimula avec précaution sa bourse sous son corset de lin. Elle se méfiait maladivement des nains. Des êtres fourbes et avares, indignes de confiance qui pullulaient en ville comme des larves alors que leurs terres dans le Nord se christiannisaient, ou disparaissaient.

Elle se faufila dans la foule pour remonter la rue pavée qui abritait de vieilles boutiques d’artisans, semblables à des taudis. Le bois des devantures était rongé par les intempéries, et la peinture s'écaillait. Tanneur, sculpteur, couturier, troqueurs, il y en avait pour tous les besoins. Chaque ouvrier était précieux à la ville. C’était la rue des artisans. Un peu plus haut, une large avenue traversait le quartier. C’était l’endroit préféré d’Helenor. La rue des brasseries. Une longue allée d’un demi lieu dans laquelle on pouvait se régaler des spécialités de tous le pays. Des odeurs d’épices, de pains, de viandes rôties, de fruits confits, mais aussi de miel, d’hydromel, de vin chaud et de bière planaient au dessus des gens. On y voyait les cheminés crachant la fumée des restaurants bondés de clients, ainsi que des gueulards devant leurs échoppes ameuter la foule pour acheter leurs produits. La voleuse s’arrêta devant une petite boulangerie, et pencha la tête au travers de la porte du porche qui donnait directement sur les fourneaux qui laissaient échapper d’enivrantes odeurs de pains cuits.

  • Hey ! Berach, tu es là ? gueula-t-elle pour couvrir le bruit de la foule derrière elle.

Un visage enfariné au sourire franc et à la voix enjouée apparu aussitôt.

  • Helenor ! Ravi de te voir, que puis-je pour toi ? demanda le boulanger.
  • Bonjour Berach, il te reste des miches de deux livres ? J’en prendrai volontiers une.

 Il retourna dans sa cuisine quelques instants, puis revint avec une grosse miche de pain dans les mains. Il la complimenta avec gentillesse sur sa mine radieuse et son teint frais. Elle sourit, gênée, car elle avait passé la nuit à amasser des pièces, aux quatre coins de la ville sans se reposer un seul instant.

  • Merci, toi aussi tu as l’air en forme. C’est ce beau soleil qui vient illuminer ta journée ? reprit-elle chaleureusement.

 Il gloussa d’un rire franc qui vint secouer son embonpoint au ventre. Sous ses traces de farine aux joues, Helenor pouvait apercevoir qu’il rougissait chaque fois qu’ils se rencontraient. Le boulanger Berach avait l’âge d’être son père. Il l’avait connu alors que la jeune femme était encore une enfant fraîchement sortie de la rue. Elle savait qu’il n’était pas insensible à son attrait. Mais pour lors, elle n’avait besoin que de pain, non de compagnie.

  • Tu sais bien que tes beaux yeux suffisent à rendre mes journées agréables ! Cela fera deux deniers tout rond s’il te plait.

 Elle lui tendit la monnaie, et récupéra le pain tout en le remerciant. La bonne journée fut souhaitée pour l’un comme pour l’autre, et tous deux retournèrent à leur occupation.

 La jeune femme se promena longtemps dans le quartier. Elle dégusta son pain encore chaud par petite bouchée, et observa la vie s’agiter dans toutes les ruelles d’Angèbre. Elle aimait cette ville autant qu’elle la détestait dans les pires moments. Elle y avait vécu des périodes difficiles dans son enfance, mais le peu de chaleur qu’elle retrouvait auprès de ses habitants lui en faisait oublier ses mauvais souvenirs. Elle en connaissait chaque recoin, et était au courant des dernières nouveautés et des prochains spectacles à venir. Au loin retentit la cloche du midi. Le soleil était haut dans le ciel. Helenor rangea son pain dans une poche de sa cape. L’auberge d’Ulrig se dessinait au coin d’une rue plus calme que les autres. Elle baissa son col, dégagea quelques mèches rebelles de son front, et entra à l’intérieur de la belle auberge aux larges fenêtres soigneusement lavées et au décor accueillant. A peine eut-elle franchit le seuil de la porte que l’odeur du feu de cheminée vint lui chatouiller les narines. L’auberge était peu remplie. Quelques habitués siégeaient aux tables de chêne, et buvaient goulûment leurs pintes. C’était une auberge de bonne fréquentation. On y accueillait principalement d’honnêtes marchands, quelques nobles, et parfois des groupes de nains quand ceux-ci n’étaient pas trop ivres pour y semer la discorde. La bière y était bonne, et la nourriture correcte, quand on n’était pas trop difficile. Ulrig ne sachant pas cuisiner, c’est Helenor qui s’occupait parfois des recettes, y apportant sa touche personnelle de plantes et d’épices dérobées lors de ses escapades. Au dessus de la lourde porte en bois était gravée la rune d’Esus, une sorte d’épée cruciforme, qui protégeait l’auberge des sortilèges et de l’infortune, symbole du dieu Esus, père des artisans et protecteur des voyageurs.

La jeune femme traversa la salle et se rendit derrière le comptoir. Ulrig était là à essuyer des verres et servir les clients. Dans la cinquantaine, il avait des cheveux gris argentés, longs, attachés en queue de cheval à la nuque, le cou et les épaules larges qui le rendait redoutable aux bras de fers. Les traits de son visage étaient durs, et n’inspiraient aucune sympathie, cette impression était d’autant plus renforcée par le cache œil en cuir noir qu’il arborait au visage. Il lui adressa tout de même un regard de son œil valide.

  • Salut toi. La nuit fut bonne ? adressa-t-il tout en astiquant ses verres avec minutie.
  • Pas assez bonne pour le temps que j'y ai passé. Combien veux-tu ? S'enquit-elle de demander tout en déposant sa miche de pain sous le comptoir pour la manger plus tard.
  • Cette semaine je ne te demande pas d’argent, seulement du temps pour servir les clients. Les oiseaux annoncent la pluie dans la soirée, l’auberge sera vite remplie.

  • D’accord pour ce soir, mais avant je dois me reposer, je n’ai pas dormi. À plus tard.

 Ulrig acquiesça d’un signe de tête sans rien dire. Elle se dirigea vers le petit escalier situé au fond de la salle et replaça sur son passage les chaises sous les tables inoccupées. Elle monta le petit escalier et disparue. Arrivée à l’étage, Helenor se dirigea vers sa chambre, au bout du couloir, qui lui était exclusivement réservée. C’était la plus petite chambre disponible de l’établissement. Elle entra dans son logis de fortune, refermant doucement la porte derrière elle. La jeune femme s’écroula sur son lit disposé sous une lucarne. C’était une petite chambre. On pouvait juste y glisser un lit, sous le toit, et face à la porte se trouvait une table de chevet surplombée d’un petit miroir. Helenor, affalée sur sa couche, retira les cuissardes de ses pieds, et se débarrassa de sa cape. Encore habillée de ses braies, la voleuse se glissa sous son édredon et s’assoupie aussitôt, recroquevillée comme un petit animal. Épuisée, elle n’entendit pas la pluie qui commença à s'abattre contre la vitre de sa lucarne.

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