Objectivation

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Je suis né de parents brillants. Mon père était ingénieur de recherche en physique appliquée au Commissariat à l’Énergie Atomique. Ma mère était directrice de recherche en neurosciences au Centre National de la Recherche Scientifique.

Quant à moi, je n’étais rien.

Ou, tout au moins, c’est ainsi que mes parents m’ont appris à penser. Pendant toute mon enfance, on m’a répété jusqu’à saturation que je n’étais qu’un accident, le résultat vain et insensé d’une molécule qui, plusieurs milliards d’années auparavant, avait commencé à se répliquer, par le biais d’une chimie organisée.

Et c’était tout.

Cette molécule, soumise à la pression de l’environnement, et finalement même pas capable de se répliquer correctement, avait engendré d’innombrables séries de répliques dégénérées. Et puis, à l’extrémité phylogénétique d’une branche évolutionnaire régie par le hasard et la contingence, il y avait l’homme. Un siècle plus tôt, certains auraient encore écrit « Homme » avec un grand H mais aujourd’hui, à la veille de mon cent-onzième anniversaire, notre majuscule a depuis longtemps disparu.

Je suis vieux, et pourtant il me reste encore une bonne trentaine d’années à vivre, d’après mon terminal de santé sans cesse actualisé. J’ai beau avoir joué avec ma biochimie plus que de raison pendant ma jeunesse, et jonglé avec mes organes comme s’ils étaient remplaçables – ils l’étaient réellement, en fait, mais je crois que je n’arrive toujours pas à l’accepter –, la vie n’est pas prête à me lâcher. Assis sur mon bureau, avec les embruns de la mer du Nord sur mon affichage tête haute numérique à ma droite et le Sahara à ma gauche, je me dis que j’ai vraiment tout manqué. Je vis à Nouméa. J’ai quitté la grisaille de la vie parisienne il y a bien longtemps pour le réconfort d’un climat délicieusement exotique et, finalement, je me morfonds dans mon affichage numérique et je me fais livrer des litres de solution nutritive en intraveineuse par l’antenne pacifique de la Roboposte mondiale. Quel gâchis.

J’en suis arrivé là à cause de mes parents. Clairement. À leur décharge – et ils seraient les premiers à l’expliquer en détails s’ils étaient encore de ce monde –, ils n’étaient finalement rien d’autre que le produit de leur époque. Des milliards d’années d’évolution, puis quelques milliers d’années de culture, tels étaient les véritables « coupables » de ma situation actuelle. Je mets « coupables » entre guillemets car, bien sûr, l’évolution de la vie et de la société n’ont aucunement conscience de ce qu’elles m’ont fait subir, car elles ne sont que la conséquence impersonnelle de la mécanique de l’univers. Cela dit, et je crois que je ne leur pardonnerai jamais, mes parents étaient l’exemple type de l’extrémisme matérialiste. Le monde était devenu matérialiste, à n’en point douter, mais eux faisaient partie de l’élite qui prenait plaisir à désacraliser l’univers jusque dans ses moindres et ultimes petits détails. Pour ça, je leur voue une haine sans borne, mais une haine sans colère.

Je suis bien au-dessus de tout ça.

Car j’ai cédé à l’appel de la réalité objective il y a quelques années maintenant.

J’ai fait refaire tout mon câblage neural. Il s’agit d’une réorganisation d’une grande partie du cerveau à l’aide de nanomachines capables de reprogrammer les voies neurales. Cette reprogrammation consiste en l’élimination d’une grande partie des fonctions instinctives de l’encéphale, limitant très fortement nos tendances fondamentalement évolutionnaires, c’est-à-dire tout ce qui a trait à la survie de nos gènes : reproduction et alimentation, ainsi que tous leurs épiphénomènes (socialisation, hiérarchisation, soumission, etc.). Le basculement n’annihile aucunement ces fonctions – le monde n’est à mon grand étonnement pas encore devenu fou à ce point –, mais il les régule de sorte que le cerveau n’en soit plus esclave. Le désir sexuel est toujours présent, la faim et le plaisir de s’alimenter aussi, mais d’une manière très détachée. Ainsi, nous pouvons choisir de faire l’amour ou d’aller dans un bon restaurant, nous pouvons choisir d’entrer dans une communauté sociale, mais nous n’en ressentons aucunement le besoin, lancinant, qui a piloté l’humanité pendant les milliers d’années passées. En somme, le basculement vers l’objectivité délivre complètement l’homme de l’asservissement aux processus et comportements qui ont abouti à ce qu’il est.

L’Objectivation ne détache pas l’homme de ces phénomènes.

Elle l’en libère.

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