Radical

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Les premières recherches dans le sens de l’Objectivation de l’homme furent traitées avec tout le dégoût auquel il fallait s’attendre de la part d’une humanité encore très fortement empreinte d’éthique et de religiosité. On peut légitimement se demander comment l’on a pu en arriver là, comment on a pu permettre à un tel procédé d’exister. Mais la Science étant ce qu’elle est – la prospection vers la connaissance – rien ne pouvait empêcher la marche vers l’émancipation de l’homme. Tout au plus les objections sociétales pouvaient-elles la ralentir, mais en aucun cas l’enrayer.

Puis arrivèrent les premiers cobayes.

Tout le monde se passionna pour l’évolution et l’insertion dans la société des premiers « Objectivés ». Tout le monde trouvait ça ignoble, mais tout le monde ne parlait que de ça. Un peu comme lors de l’avènement de la téléréalité en son temps : l’arrivée des Objectivés suscita tout à la fois engouement, émoi, rejets, condamnation et fascination.

Les résultats furent fulgurants. Les Objectivés étaient des surdoués. Et ils n’étaient absolument pas inaptes aux relations sociales. Ils étaient simplement un peu détachés, au-dessus de toutes les provocations et de toutes les querelles. Ils faisaient preuve de beaucoup d’esprit et d’un humour délicieux. Ils ne créèrent jamais de problèmes, ils n’engendrèrent jamais aucune criminalité, sauf à leur égard (un certain nombre d’entre eux furent sauvagement assassinés par des extrémistes et des fondamentalistes de tous bords). Les Objectivés étaient brillants, dans quasiment tous les domaines, scientifiques, politiques ou artistiques. Très vite, certains firent des découvertes scientifiques majeures, tant dans les sciences fondamentales que dans les sciences appliquées. Le Prix Nobel fut très vite systématiquement attribué aux Objectivés. De même que le Prix Goncourt. Et tant d’autres suivirent.

La révolution était en marche.

Il ne fallut pas longtemps pour que l’Objectivation soit la nouvelle mode. Mais, évidemment, cela entraîna une forte tension sociale. Le prix de l’opération était d’un coût exorbitant, et seuls les plus riches pouvaient se la payer. Belle ironie du sort : ce furent les socialistes et l’extrême-gauche, d’abord les plus virulents opposants éthiques à l’Objectivation, qui menèrent le combat pour que celle-ci soit accessible à tous. Le Parti socialiste européen parvint même à faire inscrire dans la Constitution européenne que « l’accès à l’Objectivation » était « un droit inaliénable ». La suite n’était plus qu’une formalité : l’Objectivation devint une opération de routine, fortement recommandée par tous les médecins, et intégralement remboursée par la Sécurité sociale.

Avec l’Objectivation, la Démocratie a triomphé. L’humanité a cessé de voter pour des abrutis. Le temps des arrivistes et des opportunistes qui faisaient campagne autour d’une poignée d’idées démagogiques est terminé. Aujourd’hui, les candidats ne sont plus élus pour leur charisme ou pour leur éloquence, mais sur leurs propositions, leurs actions et leurs bilans objectifs. La dette publique a été effacée depuis longtemps. L’Emploi, l’Éducation, la Santé et la Recherche sont les piliers de notre nouvelle société. La transparence est devenue le maître mot des gouvernements. Budgets, dépenses, logistique, notes de frais, moyens de transports : aucun élu n’échappe aux rayons X de l’honnêteté intellectuelle. Les cumulards de l’Assemblée, les planqués du Sénat et les tricheurs de tous bords ont été éjectés.

Et, fait admirable, aux États-Unis, il n’est plus nécessaire d’être croyant pour être élu. Il faut juste être compétent.

Il est aujourd’hui clair que l’avènement de l’Objectivation fut un évènement historique majeur.

Comme l’immense majorité des gens sur cette Terre, je suis désormais un Objectivé. En fait, au moment de mon opération, ce n’était pas la première fois que je « basculais » dans l’objectivité. Mais les quelques fois précédentes où je l’avais fait, j’avais systématiquement opté pour la formule réversible de l’opération. Mon neurochirurgien était un robot muni d’une IA performante, programmé par une assemblée collégiale d’experts neurologues, et il s’était exécuté sans broncher. La dernière fois, j’avais opté pour la forme irréversible – et donc plus profonde, plus « parfaite » – de l’opération. Après tant d’années passées à osciller entre objectivité et simple humanité, j’avais décidé d’arrêter les frais.

L’Objectivation globale de l’humanité, désormais presque réalisée, était pourtant loin d’être acquise au début. Les principaux obstacles étaient la morale, l’éthique et, bien évidemment, la religion. La morale et l’éthique, terriblement mouvantes, ne résistèrent pas longtemps devant cette promesse d’une nouvelle humanité.

La religion fut beaucoup plus difficile à surpasser.

En fait, elle semblait vraiment insurmontable. Dans les premières années de l’Objectivation, il y eut un nombre considérable de meurtres des premiers Objectivés. Certains furent crapuleux. Et souvent commis par des extrémistes religieux. L’Objectivation fut un effroyable catalyseur de haine. Les intégristes musulmans, qui multipliaient déjà les attaques contre les chrétiens occidentaux, devinrent encore plus violents. En effet, il s’agissait pour eux non plus de combattre une autre religion, mais de combattre l’athéisme même.

Car l’Objectivation conduisait inéluctablement à la mort de toute religion.

Même avant l’Objectivation, la société et la science avaient beaucoup évolué. En Occident, à part peut-être aux États-Unis où les gens restaient encore souvent croyants, la religion était sur le déclin. Après tant et tant d’années, les idées de Darwin avaient enfin progressé. Il est bon de rappeler que nous sommes, en tant qu'Homo sapiens, d'une affligeante banalité biologique et génétique. Sur le plan du génome, notre proximité avec les grands singes est considérable. Elle atteint 98.7% avec le chimpanzé et est encore de 80% avec la souris (et de 50% avec la levure). Par ailleurs, les primates du genre Homo et de l'espèce sapiens ne comptent même pas parmi les mammifères qui ont évolué le plus vite. L'évolution humaine a même été beaucoup plus lente que pour celle de nombreuses autres espèces.

Nous sommes non seulement d'une grande banalité mais, d'un point de vue génétique, nous n'avons pas même été particulièrement innovants.

Ainsi, l’être humain, comme toutes les autres formes de vie, n’est finalement rien d’autre qu’un assemblage de cellules englobant des gènes opportunistes uniquement capables de se répliquer, et qui se fichent éperdument des corps qui les portent, pourvu qu’ils puissent passer dans une autre enveloppe charnelle. Nos sentiments et nos pensées ne sont que des réactions chimiques dans notre cerveau, espèce d’éponge informe façonnée par l’environnement et nos besoins physiologiques. Même nos sentiments les plus nobles comme le courage ou l’empathie ne sont finalement que des manifestations subtiles d’un égoïsme génétique latent. Quant à l’ « amour », habile subterfuge inventé par les gènes pour appâter et récompenser leur substrat en vue de la reproduction, il remporte sans contestation possible la palme de l’illusion la plus totale.

En parallèle de ces tristes révélations sur nos origines biologiques, les physiciens ont de leur côté fini par unifier la théorie de la Relativité générale avec la Mécanique quantique, qui se sont fondues dans une nouvelle théorie, finale et supersymétrique, que l’on a simplement appelée « Théorie de la Grande Unification ». Cette nouvelle description du monde a révélé la nature profonde de l’univers : un jaillissement (d’origine purement mathématique) d’énergie qui s’est condensée en entités appelées « supercordes », dont le mode de vibration fondamental prend « l’apparence » de noyaux d’hydrogène. Ce nuage de matière primaire s’est ensuite collapsé sous l’effet de la gravitation quantique à boucles, enclenchant le processus de nucléosynthèse primordiale puis de nucléosynthèse stellaire. Enfin, dans la déflagration titanesque des premières supernovae, furent constitués les derniers et les plus lourds composants atomiques du tableau de Mendeleïev.

Ces composants – parmi lesquels le carbone, l’argon, l’uranium, etc. – ne sont finalement que des nouveaux harmoniques vibratoires des supercordes s’agitant frénétiquement dans un simulacre d’espace-temps à quatre dimensions, alors que l’univers en contient en réalité onze, repliées sur elles-mêmes, dans un superespace fini mais sans la moindre frontière. De son côté, l’univers s’est avéré être en expansion accélérée, poussé par le champ d’interaction fondamentale généré par la matière « exotique ». Cette matière compte pour 95% de la masse totale de l’univers, elle était partout sans que l’on puisse la voir, mais on avait fini par la détecter dans les gigantesques capteurs relativistes du LHC. Les simulations numériques, réalisées sur superordinateurs quantiques capables de calculer dans le plurivers via le phénomène de superposition des photons, furent sans appel : l’accélération de l’expansion de l’univers est telle que le tissu même de l’espace-temps, dans lequel baigne l’indissociable dualité matière-énergie, finira par se disloquer, comme une nappe qui se déchire. À toute vitesse, l’univers est en marche vers l’anéantissement, et cela arrivera bien plus tôt qu’on ne l’aurait pensé. La tension exotique est tout simplement trop forte pour que le tissu de l’univers puisse la contenir. À l’échelle d’une vie humaine, la mort de l’univers est encore très lointaine, mais elle aura lieu avant même l’extinction de notre Soleil. Inutile d’essayer de coloniser la galaxie pour échapper à la mort de notre étoile : l’univers lui-même va se déchirer bien avant, dans un gigantesque Big Rip, et retournera au néant.

C’est après ces découvertes que certains ont fini par comprendre qu’il n’existe personne « là-haut » qui nous aurait créés, et encore moins personne qui pourrait bien « tenir à nous ». L’humanité s’est progressivement faite à l’idée que la nature est indifférente, que l’univers se fiche éperdument de nous, qui ne sommes que des cloportes à la dérive sur un caillou perdu dans l’immensité, sous la botte d’un univers aveugle courant à sa fin. Certains ont fini par comprendre que l’existence de Dieu était absolument improbable, ils ont compris que sa fabrication était purement humaine et ils ont fini par ouvrir les yeux sur le mal fait en son nom. Ceux là ont fini par comprendre que la religion ne causait que haine et conflits et que son maintien ne dépendait, en dernière analyse, que de l’ignorance et de la superstition. Mais tout le monde n’a pas compris cela au même moment. L’Objectivation a beaucoup contribué à la mort de la religion, mais il s’est passé quelque chose de décisif dans le courant de l’année 2087.

Quelque chose de radical.

En 2087, donc, les États-Unis décidèrent de se retirer du Pakistan, d’Iran et d’Irak, après y avoir une nouvelle fois perdu une guerre insurrectionnelle contre l’islamisme fondamental. Après des centaines de milliers de musulmans tués, et bien que les États-Unis n’aient souffert d’aucune perte humaine grâce à leurs armées de drones et autres robots de combat rapproché, le Congrès américain avait voté le retrait des troupes robotisées car cela avait suffisamment duré. Et alors que les fondamentalistes hurlaient la victoire du Jihad, un porte-avions américain s’embrasa soudainement dans le Golfe Persique. Quelques minutes plus tard, trois autres porte-avions explosèrent avec une violence inouïe et coulèrent en quelques secondes. Le monde entier regarda, stupéfait, l’armée américaine se faire anéantir sans la moindre explication. Il ne fallut qu’une poignée d’heures à une équipe d’astronomes pour comprendre ce qui s’était passé : une pluie de météorites avait frappé la flotte américaine. Les jihadistes y virent immédiatement une punition d’Allah contre l’impérialisme américain, ce qui ne fit que renforcer leur foi. Certains analystes tentèrent bien d’expliquer que ce n’était qu’un malheureux coup du sort et que, s’il fallait absolument tirer une explication divine du phénomène, on aurait tout aussi bien pu penser que c’était Dieu et non Allah qui punissait les américains pour avoir abandonné leur lutte contre l’extrémisme musulman. Ignorant le bon sens, les troupes du Jihad continuèrent de proclamer la victoire de leur Dieu.

Mais cela ne dura pas longtemps.

Quelques heures plus tard, une seconde pluie cosmique vint anéantir Bagdad avec encore plus de violence que la flotte américaine n’avait été détruite. Devant l’évidence de la conclusion (un nuage de débris galactiques totalement indifférent aux querelles humaines était venu nous frapper en plein cœur sans distinction aucune), ce fut la fin de l’Islam.

Et cet événement entraîna avec lui presque toutes les autres formes de religion.

Ainsi, lorsque je naquis en 2109, ce fut dans un monde presque entièrement athée. Bien sûr, la religion ne disparut pas totalement, ne serait-ce que pour des raisons culturelles. De nombreuses familles continuèrent ainsi à vivre « religieusement », même sans vraiment y croire, par simple respect de la tradition. Les écoles religieuses ne fermèrent pas. Moi-même, je fus placé dans une école primaire, puis dans un collège et dans un lycée catholiques. Mes parents, totalement athées, avaient l’esprit de contradiction. Ils m’avaient dit qu’ils voulaient que je me rende compte par moi-même de toutes les absurdités de la religion. Mais, comme tout gamin de mon âge, je fis exactement le contraire de ce que me demandaient mes parents.

Par pur esprit de contradiction, je décidai de croire en Dieu.

Et, très vite, je découvris que j’aimais ça. J’aimais l’idée qu’il existait un être bienveillant autour de nous. J’aimais l’idée qu’Il nous avait créés à Son image. J’aimais l’idée qu’il existait une vie après la mort, que tout le monde serait jugé, et que la miséricorde du Tout-Puissant était infinie. En fait, la vision religieuse du monde me semblait terriblement belle, comparée à la froideur de mon quotidien, par opposition à ce que mes parents me décrivaient.

C’est ainsi que, pendant toute mon enfance, je m’appliquais à croire en Dieu en lieu et place de l’athéisme prôné par mes parents et toute la société dans laquelle je vivais.

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