John et la télé

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« En fait, il suffit de la mettre comme ça, là, direction sud-ouest… 48°… là comme ça… et normalement… Ah ! Et là ? C’est bon ?

… Ah !… Ah non, toujours pas...»

Cela fait déjà trente minutes que John et Patricia tentent de réparer l’antenne de leur télé par satellite. Après cet énième échec, John quitte le balcon et rejoint sa femme dans le salon. Patricia est affalée sur le canapé. Ou Patricia est le canapé lui-même ; John n’arrive pas à le savoir.

« Fallait que ça arrive aujourd’hui quoi, le jour de la finale! Non mais je te jure ! Crie-t-il à personne.

- Attend, chut… »

Patricia remit en marche leur radio à pile, cherchant la bonne fréquence :

Oh, but, but de l’équipe de … scrotch brrrrr ….
Juste avant la mi-temps …. Brrrr prouuu… Piouf !

« - Piouf ? Reprit en cœur John.

- Oui. C’était clairement un Piouf. C’est pas un remplaçant ? M’bapiouf ? Ou un... Attends… Ça pue le cramé non ? »

Patricia appuya sur les boutons de la radio.

Piouf, piouf, piouf !

« - Et la fumée là, c’est quoi ? Observa John

- Ou ça ?

- Là, la fumée qui sort de la radio.

- Ah la cata, ah la cata ! »

Le couple se regarde avec un drôle d’air. Ils viennent de comprendre qu’il n’y avait chez eux ni écran, ni radio pour suivre le match. Patricia brise le silence :

« On va faire comment ? Il nous reste quinze minutes avant la seconde mi-temps, pas une de plus.

- Bon. Calmons-nous. Soyons logiques et calmes… On peut aller chez les voisins !

- Quels voisins ? On n’a pas de voisins !

- C’est pas faux. Internet ? On a internet non ?

- Bah non, tu as versé de la bière sur la box lors de la demi-finale chéri...

- Oui. Bon. On peut prendre la voiture pour aller à un bar en ville non ?

- La voiture est au garage mon amour, la voiture est au garage, au garage, la voiture….

- Oui… Bon... Bon… bah… Panique, Panique !

- Quoi ? Ah ! Panique, panique ! »

Patricia se mit à tourner sur elle-même, alors que John frappe frénétiquement en rythme dans ses mains ; de façon à ce que les pieds de Jessica dansent eux aussi du même rythme. Dans son tourbillon, elle prit John dans ses bras et le fit tournicoter pendant de longues minutes. D’un coup, pris de fatigue, ils tombent sur le sol dans les bras l’un de l’autre. Leurs souffles ne fait plus qu’un ; leurs visages à quelques centimètres l’un de l’autre.

« Qu’est-ce qui nous arrive ma Patricia ?

- Tu… Tu te souviens, cet été il y a douze ans ? Le chat avait fait tomber le lecteur de vinyle dans la baignoire, on avait plus rien à faire et d’un coup, plein de choses bizarres se sont DING !

- … Ding ? Pourquoi ding ? Ah, non, c’est la porte, c’est la sonnette de la porte ! »

DING ! DING ! DING !


« - Ça recommence John !

- Je ne sais pas de quoi tu parles Patricia. Calme-toi un peu. Je vais ouvrir, peut être que le visiteur a une radio portable à vendre, qui sais ! »

John se lève et ouvre la porte de la maison. Un grand homme un peu lourdaud, les cheveux longs et les vêtements laineux entre sans rien dire dans la maison, une belle guitare dans la main.

« Bonjour, je suis John ! Auriez-vous une...

- Chuuuut ! » lui répond l’étranger, qui déjà installé sur une chaise, accorde sa guitare

Mir…. Miu…. Mio…. Mi… Mi La Ré Sol Si Mi…

John et Patricia s’assoient par terre, côte à côte, captivés par leur invité impromptu. Une fois sa guitare prête, il prit la parole :

« Il paraît qu’il y a un match ce soir, c’est ça hein ? Pfff. Tu parles. A mon époque il n’y avait qu’un piano dans le HLM pour passer le temps. Bah quoi ? On valait mieux qu'une télé putain. Ouais. Ouais putain ! Celle-là c’est pour tous ces enfoirés de banquiers qui nous ont fait acheter des télés ! »

Et là, le bougre se mit à chanter :

« Un verre de Whisky !

Et il ne fait plus froid !

Un vers de poésie !

Et déjà, tu le vois,

L’amour qui se met à rire ! »

John le regarde perplexe et chuchote à Patricia

« Drôle de chanson tout de même.

- ... »

John la regarde et se surprit de la voir sourire.

« Quoi ? Tu aimes bien ça toi ?

- Bah oui, ça me fait penser à nous !

- A nous ?

- Quand on était jeune ballot ! On était beaux, non ? On était beaux... »

Ils se regardent avec de doux yeux. Leurs mains sont serrées, depuis longtemps déjà. Il y a là une sincérité éphémère qu’aucun des deux ne comprend vraiment – un incompréhensible plaisir, dont ils cherchent le mystère, admirant l’iris de leur amour.

Patricia chuchote doucement à l’oreille de John :

« Tu te rappelles, quand le chat a fait tomber le DING ?

- Le ? Ah, Ah la porte ! La sonnette ! » Dit John soudainement captivé par autre chose.

John se lève et part ouvrir la porte. Cette fois, c’est un homme en chemise propre et lunettes rondes, très grand qui attendait sur le seuil. Il regarde de bas en haut John avant de murmurer :

« Hmm… Je vois. Veuillez m’excuser »

Il entre dans la maison. Le chanteur l’apercevant, lui balance :

« Et toi là, il y avait un piano dans ton HLM, dis ? »

Sans broncher, le nouveau venu sortit de sa veste une bouteille de whisky qu’il lance par la fenêtre, bouteille que le guitariste suivit en sautant du premier étage, quittant brusquement la maison.

L’homme sérieux s’assit sur la chaise après l’avoir essuyée avec sa manche.

« Bon. Soyons organisés, efficaces, voulez-vous ? Apparemment, vous avez du temps à perdre.

- Ouais, la télé marche plus ! Lui répond John

- Hmmm… Oui, la télé oui. Bon. Savez-vous comment on passe le temps ?

- Je… Non… Je sais pas.

- Il y a une procédure à suivre. On ne s’ennuie pas sans réglementation. Sinon, les clodos guitaristes et autres personnages loufoques et puant de la sorte viennent frapper à la porte. La réglementation c’est l’état. Et moi, je suis représentant de l’état, comprenez-vous ? Voyez cette carte sobre et professionnelle. »

L’homme sérieux leur tend une carte blanche et vierge de toute écriture.

« Dans des cas comme le vôtre, le gouvernement met a disposition des tablettes 4G en attendant de régler la situation, il suffit que je sorte le dossier rose pale et puis DING !… Pardon, je disais: DING !

- Non, c’est pas vous mais la porte ! » rassure John, plein d’assurance.

John se lève tout sourire et vient ouvrir la porte. C’est une troupe de nain qui déboule dans la pièce, sans prêter attention à John. Seul la dernière personne s’arrête devant lui. C’est un presque géant avec une grande barbe blanche. Il vient le saluer :

« Une bonne journée pour qui la nuit précède un jour encore plus grand, n’est-ce pas ? Sauf si on est en hiver, bien sûr !

- Oui, sûrement , sûrement ! Mais je n’ai pas compris grand-chose vous savez ! »

Le grand clochard sourit et se mit à hauteur de John :

« Ça, c’est parce que je suis magicien ! Tu veux voir un tour de magie ? Regarde ça! »

Ce grand monsieur entre dans la maison déjà envahie par les nains. Certains d’entre eux entourent Patricia pour lui faire des nattes, la recouvrir de vêtements de cuir et lui raconter une histoire de montagne et de dragon avec une voix grave.

John restait là, au niveau de la porte, simplement heureux de la voir pleine d’un bonheur authentique. Un bonheur d’enfant.

« Depuis combien de temps ce n’était pas arrivé ? » pense-t-il soudainement.

Le magicien arrive devant l’homme à la chemise et lui tend un papier blanc sans écriture :

« Message reçu de ministère à votre rencontre, ma seigneurie administrative.

- Hmm… Très bien. »

Il prit le papier et se jeta immédiatement par la fenêtre.

« Tadam ! » lança le magicien à son hôte. John acquiesce d’un hochement de la tête, avec un petit rire. D’un coup, un des nains se mit debout sur la table :

« Et là, le dragon me fit face : son souffle brûlait mes sourcils, son œil était au niveau du mien ! Il me défiait ! Je me croyais perdu, alors je le défiais moi aussi, par honneur ! Par désespoir ! C’est alors qu’un aigle apparut… »

Et alors, les autres nains se mit à chanter et à dansaier au rythme du conte. John prit un peu de recul. Le clochard musicien était revenu depuis peu, tout sourire, tapant sur sa guitare comme un enfant pour animer l’histoire du nain.

Les murs tremblent, l’air est chaud. La musique entre en chacun, et chacun sourit au monde.

Et Patricia danse, et Patricia chante, et Patricia regarde John avec amour.

« Oui, ça faisait longtemps que je ne t’ai pas vu sourire. Au moins douze ans qu’on ne s’était pas aimés… Que s’est-il passé ? » se dit-il à lui-même, d’un ton mêlant gravité et bonheur.

Un autre étranger arrive : grand, maigre, avec une moustache approximative d’au moins cinquante centimètres de long et traînant un lourd marteau. Il regarde autour de lui et aperçoit John seul au fond de la salle. Il lui fait un signe de main bien sympathique et s’approche.

« Ah mon ami ! Mais quelle musique ! Mais quelle histoire ! Mon cœur bat au rythme des héros depuis que je suis ici ! Ne te sens-tu pas toi aussi puissant et libre en un tel moment ? Ah ! Magnifique !

- Libre et puissant, comme si j’avais dormi des années durant !

- Et dire que certains de nos contemporains ne se réveillent jamais. Nous voilà survivants d’une drôle de tragédie ! Pourtant, il suffit juste d’un peu de soi et de temps pour que tout s’arrange. Ah, et dire que certain appellent cela « s’ennuyer », tu le crois-toi ?

- Le bonheur, c’est ce qui vient combler le vide entre le devoir et la feignantise, c’est ça ? »

L’homme à la moustache se mit à rire à pleine voix.

- Oui ! Oui c’est exactement ça ! On ne fait pas un homme sans solitude, sans ennui : on fait des électeurs, des consommateurs, mais sûrement pas des hommes ! Ah ! Mais assez parlé, on gâcherait la musique à trop parler ! Tiens, un cadeau ! Ça te sera utile mon ami. »

Et il lui donne son gros marteau.

« Comme le dis le philosophe : qu’ils aillent tous se faire foutre, hein ? » dit l’homme moustachu au grand sourire, avant de partir rejoindre les autres, gesticulant frénétiquement ses membres dans une folle danse.

Alors John comprit.

Il comprit le temps qu’il avait perdu.

Il comprit ce qu’il aurait dû faire depuis des années.

Il comprit son erreur, son gâchis.

Son erreur… Leurs erreurs...

John est alors prit d’une fulgurante lucidité. Il s’avance, brise la foule, traînant son marteau sur le parquet. Face à la télé, il attend. La musique s’est arrêtée, personne ne parle, tous le regardent. D’un coup, la télé s’alluma.

« Reprise de la seconde mi-temps de la finale de la coupe du monde ! La France contre... »

John attend, sans rien dire.

« Brise la décadence ! Le foot est quelque chose qui doit être surmonté !» lui lance le moustachu.

« Un coup sec et puissant qu’on puisse reprendre la danse ! » crie soudainement un nain.

« Avant, dans mon HLM il y avait un piano et pas une seule télé ! » hurle le musicien, bouteille de whisky à la main.

« Au fond, peut être que tous les bonheurs ne se valent pas ? » murmure le magicien.

A cette phrase, John se retourne vers Patricia. Il plonge alors sans peur et sans honte ses yeux pleins d’espoir dans ceux de sa femme

« Non, tous les bonheur ne se valent pas. ».

Et il sourit.

Et elle aussi, elle sourit.

Pas un de ses sourires gras, un sourire forcé, un sourire d’habitude, non.

Mais ceux imbibés d’intelligence, de conscience, de jeunesse.

Un beau sourire, illuminé par les étincelles d’une télé fracassée par un marteau.

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