Damien et sa serre magique

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« Pourtant, elle est bien exposée sud. J’ai fait gaffe à bien nourrir le sol argileux en apport organique. Je commençais à avoir une sacrée couche d’humus. L’année dernière mes tomates avaient une bien belle gueule !

- Et il s’est passé quoi ?

- Attendez, attendez, je vous montre. »

Damien le maraîcher ouvrait la voie, Joey l’agronome le suivait. C’était une visite pour le Label bio, voir si tout va bien, si Damien pouvait continuer à mettre ce logo vert sur ses légumes.

« Faites-vite, j’ai pas beaucoup de temps en fait, je dois vérifier trois fermes dans le département ce matin.

- Ouais, ouais, mais attendez, regardez ça. »

Au bout de son doigt, une serre géante aux lambeaux de plastique qui s'agitent aux vents. Joey s’avance, perplexe, jusqu’à pénétrer dans la serre. Damien lui raconte l’histoire qui va avec la visite.

« Toutes mes belles tomates ont viré au noir du jour au lendemain. Le sol a lui aussi noirci, il est devenu sec et dur comme de la pierre.

- Eh bien !

- Y'a des fractures partout et un trou béant de cinq mètres au beau milieu. Et vous avez sentis cette odeur ?

- Ça pue le cadavre en décomposition. Hmmm. Étonnant...

- Ouais et ça fait depuis maintenant dix jours mon vieux, dix putains de jour. C’est quoi à ton avis ?

- Le Mildiou ? »

Joey sourit. Ça le fait marrer ce genre de blagues. Il s’avance et tâte du pied, effrite la pierre et met la poussière dans un flacon transparent remplit d'acide sortit de sa poche.

« C’est vraiment devenu de la pierre. Du granit à ce que je vois. Mais noir. Terriblement noir. Monsieur le maraîcher, vous avez créée du granit volcanique dans votre serre ! Pas mal non ?

- Eh bin ! Puis regarde ça, dis-moi ce que t’en penses. »

Damien désigne du doigt une tomate de 50cm de long, la seule encore rouge. Elle devait probablement peser dans les cent kilos. Mais il y avait un gros rond noir qui se déplaçait entre la chair et la peau. Normal.

« Vous avez vu l’agronome ? Y'a un putain d’œil dans une putain de tomate.

- Ouai, je vois, je vois… Et elle nous regarde en plus, la coquine.

- C’est une tomate curieuse. Et regardez au-dessus de vous. »

Aussitôt dit, une branche se pose sur l'épaule de Joey, gagnant à vue d’oeil des centimètres et des nouvelles feuilles. Il le soulève avec son crayon plume chromé et coupe avec son ciseau qu’il venait de sortir de sa veste. Le bout tombé par terre prend feu, se transforme en cendre et s’envole dans la serre.

« Hmmm. Mouais. Du coup pour le label, je sais pas trop.

- Après j’ai pas utilisé de produit hein, même pas de bouillie bordelaise, pour vous dire.

- Et tout ça, c’est apparu comme ca ?

- Du jour au lendemain, je te jure !

- Mouais…

- Attends, venez voir monsieur l'agronome-inspecteur. »

Ils se dirigent vers le trou au centre de la serre. Plus ils avancent, plus la lumière se fait rare. Au bord du précipice, dans les ténébres, Joey se penche et observe un enchevêtrement infini de corps gesticulants dans un brasier éternel, sous le vacarme de mille lamentations. Il touche du doigt le sol, une sorte de graisse noire composée de sang et de millions de petit vers agités.

« Bon, c’est pas pour te pénaliser hein, mais si on labellise un passage vers l’enfer en Bio, ça risque de porter atteinte à notre crédibilité. Tu comprends ?

- Ouai, c’est ce que je me disais aussi. »

Ils rebroussent chemin et retrouvent la lumière. Joey regarde autour de lui et tente de sortir une carotte du granit. A force de tirer, le sol tremble et une masse orange d’au moins 20kg sort de terre. Elle se relève malgré tout et parvient à se mettre debout du bout de sa racine. La carotte se trémousse pour se débarrasser de la poussière et quitte la serre en saluant de ses fanes resplendissantes les deux hommes restés dans la l'intérieur.

« Après, j’ai pas utilisé de produit hein ! Juste du purin d’ortie !

- Drôle d’histoire quand même. Ça me paraît un peu louche. »

Joey sort de sa veste une pochette, un crayon et des lunettes qu’il pose sur son nez.

« Bon. Questionnaire réglementaire. Avez-vous mis des produits de synthèse sur vos cultures ?

- Nope !

- Bien. Avez-vous fait preuve de précaution concernant la vente de vos légumes ?

- Précaution et amour, c’est notre devise.

- C’est bon pour moi. Avez-vous fait une rotation des cultures incluant la mise en place d’engrais vert ?

- Yep. J’ai même des photos !

- Oh, bien, bien... Bon. Avez-vous procédé à différents rites exorcistes, sataniques ou autres invocations liées aux cultes de la mort, de la souffrance ou de la fin du monde ?

- …

- Hmmm ?

- Euh, ça m’est arrivé d’inviter quelques copains oui...

- Ah ! »

L’inspecteur repositionne ses lunettes sur son nez et fixe d’un drôle d’air le maraîcher en face de lui.

« Je vois. »

L’inspecteur reprend ses lunettes et les glisse dans sa veste.

« Hmm... »

Puis il reprend ses lunettes de sa veste et les repositionne sur le même nez d'où il les avait enlevées dix secondes plus tôt.

« Et cela sans autorisation spécifique ?

- C’est juste quelques soirées entre amis hein, et sans pesticide en plus !

- Hmm... »

Joey prends quelques notes.

« Je vois... »

Un ver de terre, lui aussi démesurément grand, brise d’un coup sec le granit et sort sa tête avant de l’enrouler sur la jambe de l’agronome. Il monte, monte, le petit ver géant...

« Hmm… Pour le label bio, cette année, ça va être compliqué, vous savez, avec la volonté gouvernementale de… »

Pendant cette langue de bois, une tige de courge entreprit de lui recouvrir le corps et de l’emporter avec elle dans les hauteurs de la serre. Le ver de trois mètres, lui, totalement enroulé, ne semble pas vouloir lâcher l’agronome.

« … Tout ceci entrant dans une volonté générale et une planification donc nous sommes, vous et moi à la fois les acteurs et les spectateurs, puisque dans la rigueur qu’impose mon rôle, je ne puis autrement faire mon devoir, c’est-à-dire juger cette parcelle avec le scepticisme dû à... »

D’une fleur de courge apparut un butternut, qui grandi en quelques secondes face à lui, ses grands yeux face à l’inspecteur. Elle ouvrit la bouche et commença à le manger, lui et le ver de terre géant.

« ...Réglementation du sys…. Réforme alimentaire du consensus europ… Mais avec plaisir… Année prochai... »

Bien repu, la courge se détache de sa tige et tombe dans les bras de Damien resté alors bien silencieux. Il recouvre la butternut d’un petit drap blanc sortit de sa veste, puis le berce jusqu’au sommeil. Le maraîcher s’assit en regardant la tomate.

« Quoi ? Faut bien nourrir les courges non ? En plus, on allait perdre le label.

- Ouais, non mais c’est sûr. Je suis d’accord hein.

- Bah ouai. »

Mais la tomate le regardait avec ce même drôle d’air qui fait réagir Damien.

« Bah quoi encore ?

- On va faire comment alors si on est plus en bio ?

- J’en sais rien… On appelle Demeter ? »

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