AMSTERDAM, OCTOBRE 1996

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AMSTERDAM

OCTOBRE 1996

Grâce au Thalys, j’ai pu rejoindre Amsterdam en quelques heures. A peine le temps d’apercevoir Bruxelles par la fenêtre du train que nous étions arrivés.

Il est venu me chercher à la gare, a attrapé mon sac, et nous avons sauté directement dans un tramway. Il a démarré et nous nous sommes observés sans échanger un mot, étonnés l’un comme l’autre de nous retrouver, loin de Londres, de Paris, de nos repères. Je me sens un peu intimidée. Je ne sais pas quoi dire. Il me serre contre lui, mutique lui aussi. Le corps collé au sien, je regarde la ville défiler par la fenêtre. Un rayon de soleil éclaire les maisons, qui ressemblent vraiment à celles qu’on voit sur les cartes postales. Je crois rêver. Paul et moi. Ensemble. A Amsterdam. Cela semble trop pour être vrai. Je refuse de me pincer pour briser le charme. Tant pis. Rien ne me fera renoncer à ce moment, et même s’il ne s’agit que d’une création de mon esprit, je veux continuer à rêver. Mon amoureux parait dans le même état hébété que moi. Son bras enroulé autour de ma taille, comme pour s’accrocher à moi, se convaincre que je suis bien là.

Nous sommes arrivés. Dans une rue ombragée par de grands arbres Il me désigne une maison, accolée à ses semblables, toute en hauteur. Il y a quelques marches pour accéder au perron et à la porte. La clef tourne dans la serrure. Elle s’ouvre et nous nous retrouvons dans une petite entrée qui donne directement dans le salon. Il y a un manteau qui traîne, une paire de chaussures, oubliée dans un coin, une plante fanée dans son pot, des journaux sur la table. C’est un endroit chaleureux, plein de vie.

Paul connaît bien la maison, Il n’a pas grandi là, mais y vient régulièrement depuis que ses parents, à la retraite, ont pris la décision de s’installer aux Pays-Bas. Partis pour quelques temps en vadrouille à l’autre bout du monde, il lui ont confié les lieux. Il en profite pour écrire sur ce pays qu’il aime et m’a proposé de l’y retrouver. Pour quelques jours. Une semaine. voire deux. Un mois. Tout le temps que tu voudras.

- Tes parents seront certainement ravie de trouver un française installée chez eux quand ils rentreront.

Il me fait visiter, me raconte quelques anecdotes sur sa famille. Il me montre la cuisine vaste et lumineuse, la grande salle à manger, le coin bureau et le salon qui donne sur un balcon, le petit bout de jardin auquel on accède par une échelle de meunier. Les chambres et la salle de bain sont au sous-sol, éclairées chacune par la fenêtre d’un immense soupirail. Je le sens à la fois fier et intimidé. Ce séjour marque une nouvelle étape de notre histoire. Lui qui n’a jamais vécu qu’avec Janet, comment réussira-t-il s’adapter à mes petites manies ? Et moi? Je n’imagine même pas que quoique ce soit puisse remettre en cause ma félicité, le bonheur dans lequel je nage depuis qu’il m’a proposé de le rejoindre.

Il rit, heureux lui aussi que nous passions enfin du temps ensemble. Pour ma part, je vais manquer la rentrée universitaire mais j’ai prévenu que j’étais malade, que cela risquait de durer un peu… Ma copine Véro a promis de m’envoyer les cours que je ne prenne pas de retard et commencer à étudier. Et puis, ce n’est que le début de l’année, j’aurai largement le temps de me mettre à jour d’ici les partiels. Cette occasion est trop belle pour la manquer. Être avec Paul, juste nous deux, loin de Matthew, de Londres, de tout ce qui pourrait nous séparer.

Il me fait entrer dans sa chambre. Je pose mon sac près de la porte. Je regarde autour de moi et remarque qu’il n’a pas fait son lit. Je trouve ce détail à la fois charmant et déroutant. Je pénètre pour la première fois dans une intimité que je ne connais pas. Que je n’ai partagé avec personne. Son regard suit le mien, voit lui aussi le lit aux draps chiffonnés. Il sourit.

- Pas eu le temps de m’en occuper ce matin me dit-il et puis rajoute-t-il en me poussant pour que je bascule, à quoi bon le faire pour le défaire ensuite ?

Je ris, je me cache dans des draps qui sentent son odeur. Je suis comme enivrée, tous mes sens en alerte. Mon corps entier est emporté par une sensation inconnue. Je flotte dans une bulle. Quelques secondes à peine et il me rejoint dans le lit qui grince sous notre poids.

Nous célébrons nos retrouvailles dans la pénombre de sa chambre, qui, à cet instant, devient notre chambre. Nous avons du temps, tout le temps nécessaire, pour nous caresser, nous explorer. Sans fin, enfin.

Le soleil est presque couché lorsque nous décidons de nous lever, J’ai envie d’aller découvrir la ville. Il fait un peu froid mais il ne pleut pas.

- Ici on circule à vélo m’explique-t-il. C’est le meilleur moyen pour se déplacer. Même de nuit.

Dans un garage proche, nous en récupérons deux, le sien et celui de sa mère. Je me demande si un jour je ferai sa connaissance. Paul m’a raconté qu’il lui ressemble beaucoup, tandis que son frère est le portrait de leur père. Je ne suis pas certaine d’être prête à franchir cette étape. Je n’ai jamais rencontré la mère de personne.

Nous voilà partis à la découverte d’Amsterdam. Je pédale avec énergie pour suivre Paul, alors que lui semble avancer sans effort. Il va falloir que je me mette au sport si je veux pouvoir être à son niveau. Je découvrirai le lendemain matin, que contrairement à moi qui adore traîner au lit, il se lève systématiquement aux aurores et entame toutes ses journées par une heure de footing. Voilà qui promet.

Et comme annoncé, à 6h, un bruit strident me vrille les tympans. Je n’ai pas assez dormi, peu habituée à partager mon sommeil avec qui que ce soit, fut-il l’amour de ma vie. Lovée contre son flanc, j’ai somnolé, goûtant au plaisir simple de l’entendre respirer. Puis j’ai fini par sombrer. Je grogne. Il est bien trop tôt. Paul dépose un petit baiser sur mon oreille et, d’un mouvement énergique, sort du lit. J’ouvre un œil pour admirer la rondeur de ses fesses mais mon envie de dormir est plus forte que ma lubricité. Quoique. Je tend la main pour l’attraper. Quitte à être réveillée, autant commencer la journée de façon plaisante. Mais il ne remarque pas mon bras tendu, sort de la chambre et ferme délicatement la porte. Dommage. Je me rendors aussitôt, le nez enfoui dans son oreiller.

Une agréable odeur de café me tire finalement du sommeil un peu plus tard. En ouvrant les yeux, il me faut quelques instant pour comprendre où je suis, ce que je fais dans ce lieu inconnu, seule. En m’étirant j’éprouve certaines douleurs à des endroits inhabituels. Je souris, Je suis comblée et pas uniquement sexuellement. Ce n’est pas la première fois que je me réveille dans un lit étranger, après une nuit torride mais jamais auparavant je n’avais ressenti ce sentiment de contentement Ce n’est pas seulement mon corps qui est repu et satisfaisant, mon cœur aussi. Je prend mon temps, peu pressée de rompre cette plénitude que je sais éphémère.

Finalement, l’odeur du café est la plus forte. L’envie de voir Paul également.

Je le retrouve dans la cuisine. Il a le teint cramoisi de ceux qui ont couru dans l’air froid du matin et les cheveux mouillés par la douche. Je ne peux m’empêcher de le trouver séduisant. Non, ce n’est pas le mot juste. Il n’est pas seulement attirant. Certains hommes croisés dans la rue sont séduisants, une silhouette désirable, un regard captivant. Là il s’agit de bien autre chose. Je l’observe alors qu’il ne m’a pas encore remarqué, et j’essaye de mettre des mots sur ce que je ressens en le regardant préparer le petit déjeuner. Le café, les tasses, les œufs, du pain, de la confiture. Il est concentré sur ce qu’il fait, les sourcils froncés. Je cherche mais ne trouve pas. C’est sans doute cela qu’on appelle l’amour.

Il m’a vu. Me sourit. Je réponds à son sourire, heureuse moi aussi.

- alors la marmotte ? Bien dormi ?

Je regarde la pendule au dessus du frigo. Il est à peine 8h !

Je ne peux m’empêcher de le lui faire remarquer, ce qui le fait rire. Il me tend un café et m’annonce fièrement que demain, il m’emmène courir avec lui.

- A 6 heure ?

- A 6 heure !

Même pas en rêve ! 6 heure c’est soit l’heure à laquelle je rentre de soirée pour me coucher, ou celle où je dors profondément. Hors de question de me lever, et pour aller trotter en plus !

Ma résistance semble l’amuser mais je n’ai pas dit mon dernier mot.

Pour ma première journée à Amsterdam, il a fait en sorte de pourvoir rester avec moi. Il veut me faire découvrir la ville. Il m’a concocté un programme digne du meilleur tour opérateur : la place du Dam, le rijkmuseum, une pause au Vondelpark pour déjeuner, une croisière sur les canaux, un détour par un coffee-shop, une petite balade dans le faubourg branché de Negen Straatjes et pour finir un dîner au Foodhallen, un marché où se côtoient toutes les spécialités du monde. Et si j’ai encore un peu de courage, nous irons faire un tour dans le célèbre quartier rouge.

Il ne manque que la visite de la maison d’Anne Franck pour que je sois comblée mais il faut réserver plusieurs semaines à l’avance et mon arrivée ne s’est décidée qu’à la dernière minute. Il me propose de passer au Westermarkt 20 où elle se situe et d’en profiter pour m’acheter un billet.

- Comme ça je suis certain que tu resteras un peu me murmure-t-il à l’oreille en me prenant dans ses bras. Comment peut-il douter ? Comment peut-il seulement imaginer que je veuille partir ? Être, ne serait-ce qu’un instant, loin de lui ?

Je n’ai pas compris à quel point lui aussi était fragile. Il me semblait alors invulnérable, indestructible. J’étais convaincu que moi seule doutait, m’inquiétait, craignait de le perdre. Pourquoi n’ai je pas senti qu’il avait peur ? Peur que je me lasse, que je le quitte. Peur de cette vie nouvelle qui s’offrait à lui, loin de tout ce qu’il avait bâti jusque là. Que chaque pas que nous faisions ensemble l’éloignait un peu plus de l’existence qu’il avait construit, à force de travail et de persévérance. Qu’il doutait de mes sentiments, de leur profondeur. Et moi qui essayait de ne pas lui montrer à quel point je tenais à lui. Aurais-je été capable de le rassurer ? Lui faire comprendre que nous aurions pu tout affronter ? Batir une vie meilleure ensemble ?

J’étais trop jeune, trop naïve et bien trop amoureuse pour réaliser à quel point c’était, de nous deux, lui qui avait le plus à perdre. Jusqu’à son identité, l’essence même de sa personne. Pour tous, ils étaient inséparables. Depuis leur adolescence, on ne les avait jamais vu l’un sans l’autre. Paul et Janet. Janet et Paul. Une seule et même entité. Le poids du regard des autres. Mais pas uniquement. Je comprends maintenant, mais seulement maintenant, la force titanesque qu’il lui aurait fallu déployer pour s’extirper de sa propre vie et en commencer une nouvelle. Même s’il m’aimait – et je ne doute pas qu’il m’ait sincèrement aimé – cela n’était pas suffisant. Il s’est retrouvé déchiré entre ce qu’il avait toujours été et ce qu’il pouvait être. Ce qu’il aurait pu être s’il avait réussi à briser le cocon.

Je ne sais pourquoi, ce sentiment d’impuissance me saute au visage vingt-cinq ans plus tard, alors qu’ assise sur la jetée, je le regarde abasourdie, descendre du bateau et avancer vers moi. Il a le regard triste et sombre. Contrairement aux autres passagers qui débarquent joyeusement, heureux d’être là, émerveillés par la beauté de l’île, charmés par la clarté de l’air, il ne regarde pas autour de lui. Le nez baissé, il marche. Il est encore loin mais je crois deviner de la peine, une certaine lourdeur dans son pas. Je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’il a bien pu devenir toutes ses années, s’il a été heureux. S’il a accompli ses rêves. Et s’il m’a oublié. J’ai parfaitement réussi moi, jusqu’à cet instant, à le faire sortir de ma vie, à l’effacer de ma mémoire. Enfin c’est ce que je croyais.

J’adore Amsterdam. Je rentre totalement éreintée de notre première journée mais fascinée par la beauté de la ville, son patrimoine architectural et artistique, la décontraction de ses habitants. Il n’y a que le quartier rouge qui m’a laissé comme un arrière goût désagréable. Ce n’est pas tant de voir ces femmes s’offrir dans des vitrines qui m’a mise mal à l’aise mais le regard libidineux des hommes venus les reluquer, certains commentant à haute voix, d’autres, comme dans les allées d’un zoo, les photographiant en s’extasiant sur des particularités physiques qui leur semblent distrayantes. Et que dire de ceux qui déambulent, avec épouse à leurs côté et gamins dans la poussette!

Toujours pédalant, nous rentrons à la maison. Je ne sens plus mes jambes, ni mes bras et peine à garder les yeux ouverts. Paul, lui est en pleine forme, heureux comme un gosse d’avoir pu me faire partager son amour pour cette ville. Il m’installe dans le canapé du salon, me tend un verre et m’ordonne de me détendre pendant qu’il prépare le dîner. Je me laisse faire, bercé par sa voix. Je ne le vois pas mais je devine ce qu’il bricole aux différents sons que j’entends. La porte du frigo qui s’ouvre, le four qui s’allume, l’eau qui coule. De contentement je ferme un instant les yeux.

Pendant que je somnole, épuisée par la journée à vélo, il me raconte tous les endroits qu’il rêve de m’emmener découvrir. J’aime son enthousiasme à me faire partager ses passions. Il a choisi d’écrire pour un magazine de voyage, lui qui aurait pu postuler pour de grands quotidiens et travailler dans des domaines prestigieux comme l’économie ou la politique. Je sais qu’à l’époque où il a fait ce choix, il a beaucoup hésité. Qu’il n’est jamais certains des articles qu’il va réussir à vendre, de l’argent gagné chaque mois. Mais la passion des voyages a été la plus forte.

Janet n’était pas d’accord m-a-t-il alors avoué. Elle trouvait cette décision trop risqué, pas assez sûr financièrement. Et puis je ne suis pas souvent à la maison…

Je n’aime pas quand il me parle d’elle. J’ai envie de dire tout le mal que je pense de cette femme mais je me tais. Je suis convaincue qu’elle l’a brimé, qu’elle a voulu lui couper les ailes pour le garder près d’elle. Moi, je désire être celle qui lui rendra sa liberté, le laissera accomplir ses rêves les plus fous. Je tombe dans le piège de me croire meilleure qu’elle.

Je sens la bonne odeur du bacon qui rissole dans la poêle. Je ne sais pas ce qu’il prépare mais je meurs de faim.

- D’abord nous partirons pour Barcelone. Je suis certains que tu vas adorer la Sagrada Familia. Et le musée Picasso. Et las ramblas. Et puis nous irons à Tolède. Tu verras c’est très beau. Il y a aussi Sintra, au nord de Lisbonne. Et Cracovie qu’i ne faut surtout pas manquer. Et Prague ! Vienne, Tu as déjà été Vienne ?

Nous sommes enlacés, couchés bien au chaud dans notre lit. Épuisée je suis en train de m’assoupir. Je ne connais pas l’Autriche et je serai ravie d’y aller avec lui, mais je n’ai pas la force de lui répondre. Je sens la douceur de ses lèvres sur mon front. Et son sourire. Il me sert dans ses bras. Je réalise que c’est la première fois que nous nous endormons ensemble sans avoir fait l’amour.

Lorsque j’ouvre les yeux, je suis seule. Aussitôt l’idée que je suis sauvée me traverse l’esprit, j’ai échappé au footing à 6 heure du matin ! ! Il a dû partir travailler et n’a pas voulu me réveiller. Il sera de retour dans l’après-midi. « Tu me manques déjà » écrit-il à la fin du message que je trouve posé sur la table, près de la cafetière.

- Moi aussi tu me manques. Ma voix résonne dans la maison vide. Après deux jours entier passés avec lui, je me sens un peu perdue. Mais j’ai besoin de faire le point, de réfléchir à cette tornade qui est en train de balayer ma vie, et de surtout de me reposer. J’ai mal partout ! A ce rythme, je vais avoir une silhouette de rêve, moi qui est toujours rechignée à me mettre au sport.

Je prends une douche brûlante pour me débarrasser des courbatures, sans grand succès.

Installée dans le salon, un café à la main, je remarque sur la table basse, près du plan de la ville qu’il m’a laissé, un petit porte-monnaie avec un mot :« Si tu veux faire quelques courses ».

Je m’en crois pas mes yeux. Il m’a laissé de l’argent. Certes, je ne gagne pas ma vie mais jamais je ne lui ai demandé quoique ce soit. Jamais. Je suis choquée, vexée, humiliée, d’être considérée comme une gamine. Une assistée. Nous n’avons à aucun moment parlé finance. Il sait que mes parents me versent de quoi vivre et que pour les extra je travaille pendant mes vacances.

Un instant, l’idée qu’il puisse payer pour mes services me percute. Mais non. Non. Jamais. Impossible. Mais je suis outrée par ce geste qui certainement se voulait attentionné. J’essaye de me convaincre qu’il a juste pensé à moi. Je réalise que je ne le connais pas. Et que jamais je n’accepterai de dépendre financièrement de quelqu’un. Mes parents c’est autre chose et je suis impatiente de finir mes études et de gagner enfin ma vie. Nous n’avons pas parlé d’argent Paul et moi, ni vraiment d’avenir. Je ne sais même pas si Janet travaille. Peut-être apprécie-t-elle le rôle de femme au foyer ? Si c’est son choix pourquoi pas, mais moi je ne m’imagine pas un instant rester toute la journée enfermée, à contempler mon intérieur, heureuse d’avoir fini de faire les poussières, pressée de passer ma serpillière . Et si c’est de cela que Paul souhaite ? Une épouse à disposition, qui reste sagement à l’attendre pendant qu’il s’occupe de gagner l’argent du foyer ? Qu’en sais-je finalement ? Qui est-il cet homme que je crois aimer à la folie ? Et moi ? Que suis-je prête à accepter ? Jusqu’où suis-je capable d’aller par amour ?

Je sens l’angoisse monter, me serrer la gorge, m’envahir. Il faut que je parte, que je m’échappe avant que le piège se referme sur moi. Déjà la porte de l’entrée rétrécie sous mes yeux, bientôt je ne pourrais plus sortir. Au secours ! M’enfuir ! Vite !

Je dois retrouver mon sang-froid, il faut que je respire, que je reprenne mes esprits. Sur la table, le porte-monnaie semble me narguer. Je finis par me calmer. Je suis descendu par la petite échelle m’asseoir dans le jardin, inspirer puis exprimer puis inspirer à nouveau l’air frais. Le froid me fait du bien. Et dire que je m’étais inquiété avant de venir de savoir s’il ronflait, ce qu’il mangeait au petit déjeuner, s’il prenait sa douche plutôt le soir ou le matin, s’il était du genre ordonné ou bordélique, si nous aimions les mêmes musiques. Je n’avais pas pensé à des interrogations bien plus existentielles. Je décide de ne rien dire, de faire comme si ce porte monnaie, et tout ce qu’il implique, n’existait pas. Je ne sais pas encore que dans un couple, le silence tue.

6 heure. Le réveil sonne. Cette fois je n’y couperai pas : footing. La joie de Paul contraste avec mon manque certain d’enthousiasme. Est-ce l’heure ou l’idée de courir mais, même sa présence ne suffit pas à me rendre le sourire. Pendant que j’enfile mes baskets, il me prépare un café. Ce n’était pas négociable. Je refuse de m’agiter le ventre vide.

J’ai beau l’aimer, être prête à tout pour lui plaire, à vouloir partager ses passions, là on est bien au-delà de ce que je peux endurer. Je tiens le premier kilomètre. Je crache mes poumons, je perds mes genoux, j’ai un point de côté, je sue comme une vache malgré la fraîcheur du matin, lui semble à peine essoufflé. Je crois que je le déteste. En fait non, j’en suis certaine. Mais quelle idée de courir ? Et à l’aube ! Alors que nous pourrions être au chaud dans notre lit à nous faire des mamours ? A bout de souffle, je tente de lui expliquer. Il me répond en souriant que l’un n’empêche pas l’autre et qu’il compte bien, après, retourner sous la couette me faire tout pleins de trucs sympa. Ou sur la couette. Ou les deux. Il est heureux, joyeux, plein d’énergie. Je suis au bout de ma vie et au deuxième kilomètre je renonce. Je m’assoies sur un banc, ou plutôt je m’échoue lamentablement sur la première surface plane que je croise. C’est décidé, amour ou pas, je n’irai pas plus loin !

Tout en courant sur place, il me sourit et me conseille de rentrer. Il me tend la clef et repart. Je constate atterré que jusque là il n’avait fait que m’attendre, réglant son rythme sur le mien. Sa foulée est longue, élégante, il avance dans la brume du matin sans le moindre effort.

Je me traîne jusqu’à la maison, m’effondre sur le canapé. L’amour a ses limites, je viens de les tester. Quelque part cela me rassure. Désormais il courra sans moi, me rejoignant après, au chaud sous la couette.

Nous finissons par nous installer dans une certaine routine. Le petit porte monnaie a disparu de la table basse Nous n’en avons jamais parlé. Quand je fais des courses, je paye avec mon argent mais généralement il m’accompagne et c’est lui qui règle les factures. Nous nageons en pleine félicité. J’aime être à ses côtés. C’est un compagnon agréable, facile à vivre. Débarrassée de l’urgence des retrouvailles et de la souffrance des séparations, nous faisons l’amour avec délectation, en prenant tout notre temps. Un vrai luxe, avoir le temps. Nous discutons de tout et de rien, de la guerre au Kurdistan, de l’avion grec abattu par les turcs, de la météo un peu fraîche pour la saison, des articles qu’il est en train d’écrire sur le développement du tourisme de masse, des livres que je dois lire pour mes cours. Je raffole de ce quotidien fait de tous petits riens. Je découvre qu’il cuisine bien contrairement à moi qui pourrait vivre en me nourrissant de chips et de tomates cocktail , qu’il aime le vin rouge et le fromage, moi aussi. Qu’il est plutôt du matin alors que je suis du soir.

J’ai peur de notre prochaine séparation. Le quitter était jusque là une souffrance, comment vais-je reprendre ma vie sans lui maintenant que je connais les petits bruits qu’il fait en s’endormant, sans l’entendre chanter faux sous la douche, loin de sa chaleur et de son amour.

L’échéance se rapproche. Encore quelques jours, quelques heures et je vais devoir rentrer à Paris. Je ne veux pas gâcher nos derniers instants je veux profiter de chaque minute à ses côtés. Me préparer au pire ne rendra pas le choc moins rude. Mais je ne peux m’empêcher de collecter des souvenirs, petit Poucet qui récolte des cailloux pour retrouver le chemin de son cœur. Je récupère la carte du restaurant où nous allons souvent dîner, le bâton de la glace abandonnée sur la table de la cuisine,

le tee shirt dans lequel il dort, une photo de nous deux enlacés sur le canapé, une des fleurs d’un bouquet qu’il m’a rapporté du marché. Je ne peux pas atténuer la souffrance qui m’attend, je m’y prépare seulement.

Nous n’en parlons que le soir tard, dans la pénombre de notre chambre. Il me dit sa peine, ses angoisses à l’idée de me perdre à nouveau. Je me veux rassurante. Ce n’est qu’un moment à passer. Il se serre contre moi, s’accroche à moi dans son sommeil. La veille de mon départ, il m’annoncer fièrement que nous allons pouvoir compter les jours. Pas de séparation interminable : son journal l’envoie à Reims pour un reportage sur les caves de Champagne dans quelques semaines.

Le savoir n’empêche pas les larmes et le désespoir au moment où je monte dans le train, le laissant seul sur le quai de la gare.

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