GROIX, dimanche 26 JANVIER 1997

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GROIX

dimanche 26 JANVIER 1997

J’ai décidé de présenter Paul à ma grand-mère. Je suis convaincue qu’elle saura l’apprécier, qu’elle ne jugera pas la situation, et que, contrairement à ma mère, elle ne commencera pas à réfléchir au plan de table de notre futur mariage, sitôt après lui avoir souhaité la bienvenue.

Nous nous retrouvons à Lorient et prenons le bus pour rejoindre la gare maritime.

La traversée dure 45 minutes. J’ai toujours aimé ce temps comme suspendu entre le continent et l’île. Avant que je vienne m’y installer définitivement, Groix était le lieu de mes vacances. A bord du bateau, à l’extérieur même par grand vent, je m’efforçais d’oublier les tracas de l’année pour être prête, dès l’accostage, à profiter pleinement de mon séjour. Emmitouflée pour affronter le froid et les embruns, collée contre lui pour qu’il puisse m’entendre malgré le bruit du moteur, je raconte à Paul mes souvenirs d’enfance, ma grand-mère Laurence, la personne que j’aime le plus au monde, je lui vante Port-Tudy, la pointe des chats, Pen Men, les glaces à la fraise de Locmaria, les lavoirs, les fontaines, la plage des grands sables et celle des sables rouges. Je lui déballe mon île, je veux qu’il l’aime autant que moi je l’aime.

- « qui voit Groix voit sa joie ». C’est ce que disaient les marins, en passant devant l’île . Une fois que tu es là, c’en est fini des dangers, la terre ferme est proche !

Je suis intarissable. Et inquiète. Quand le bateau accostera, que nous aurons débarquer, les deux personnes les plus importantes de ma vie se rencontreront. Et s’ils ne s’appréciaient pas ? Pourrais-je partager mon existence avec quelqu’un que Mamé désapprouve ? Aurais-je la force de renoncer à Paul si elle me le demande ? Et Paul ? S’il n’aime pas Mamé ? S’il la trouve trop exubérante ? Trop franche ? Ma grand-mère a parfois un certain franc-parler que tout le monde n’apprécie pas...

Je babille, je jacasse pour ne pas penser.

Paul sait. Il me connaît. Il mesure aussi les liens qui m’unissent à ma grand-mère. Il me serre contre lui, caresse mon dos malgré la couche de vêtements, comme pour me calmer. Il a compris l’importance de cette rencontre. Un peu comme lorsqu’il m’a présenté son frère. Il n’en menait pas large et j’avais senti que ce jour là, quelque chose d’essentiel s’était joué pour lui. Heureusement, William m’avait bien accueillie malgré une certaine réserve. Mais les anglais ne sont que rarement expansifs et j’avais mis sa retenue sur le compte de sa nature. Nous nous étions revus plusieurs fois et au moment de nous dire au revoir il m’avait même fait la bise.

Mais Mamé est d’une autre génération. Et elle n’est pas anglaise Si elle n’aime pas Paul, si elle considère qu’il peut me faire du mal, elle est capable de le mettre à la porte. Que deviendrais-je alors ?

Je frissonne. La bateau est quasi vide : rare sont les touristes qui s’aventurent sur l’île au mois de janvier. Il y a quelques habitués que je reconnais et qui m’ont salué d’un sourire. Avant même que nous mettions un pied à terre, tout le monde sera informé que la petite fille de Laurence est là et qu’un homme l’accompagne. Un que personne ne connaît, un pas-de-chez-nous.

Nous avons quitté le cocon protecteur du bateau. Main dans la main, marchant doucement pour ne pas glisser, nous débarquons. Je ne la vois pas encore mais je sais que ma grand-mère est là, quelque part, à nous attendre.

Dehors, le vent souffle. Nous sommes installés dans la maison, au coin de la cheminée où crépite un grand feu. Il fait bon, je me sens enfin rassurée. La rencontre a eu lieu, elle s’est bien passée. Mamé a claqué deux bises à Paul, il a gagné des points en la laissant charger les sacs dans son coffre et montant directement à l’arrière dans la voiture. Il a instinctivement compris que ma grand-mère aime mener sa barque et considère d’un mauvais œil tous ceux qui pensent qu’il faut systématiquement l’aider. Le bruit de la vieille y, peinant dans les côtes a empêché toute conversation et ce n’est qu’une fois arrivés qu’ils ont pu faire connaissance. Paul a rapidement conquis ma grand-mère en s’intéressant à l’histoire de la maison, riant aux anecdotes sur la vie de l’île, s’inquiétant pour le toit, proposant son aide pour redresser la girouette tordue par la dernière tempête.

- Il faudra qu’Alice t’emmène voir celle de l’église, s’exclame-t-elle alors. Tu m’en diras des nouvelles !

- Avec plaisir ! Vous me ferez aussi faire un petit tour du musée si on a le temps.

Mamé a adopté le tutoiement. Paul, lui , en bon anglais hésite et souvent se trompe. Mais là, il a raison. Mamé ne dit rien mais remarque cette marque de respect. Je respire, soulagée. La rencontre s’est bien passée. Les deux pôles de ma vie semblent s’apprécier. Je suis toujours assise au coin de la cheminée, Mamé est dans la cuisine avec Paul, en train de lui montrer le secret pour réussir de bonnes galettes. Il n’y a pas à dire, il sait y faire.

Il a un don pour parler avec les gens. Que ce soit Mamé, moi ou n’importe quelle personne qu’il rencontre et qui, aussitôt, s’en remet à lui. Il les écoute, comme si leurs mots, leurs confidences, étaient la chose la plus importante au monde, captivé par tout ce qu’on veut bien lui confier. Ma grand-mère lui expliquant comment elle a réussi à sauver son chat, perché en haut d’un arbre, la vendeuse qui relate le bonheur du gamin quand elle lui a offert une niniche, le poissonnier qui épilogue sur les difficultés de son métier, le passant qui décrit sa dernière balade sur la plage.

- Il n’y a rien de magique, me dit il. J’aime les gens, ce qu’ils me racontent m’intéresse. Je ne fais jamais semblant.

— même l’autre jour, la gentille dame qui nous a expliqué comment elle procédait pour que ses escargots s’accouplent ?

- Oui évidemment ! Pas toi ? Moi j’ai appris pleins de trucs. Je ne savais pas qu’il existait des élevage d’escargots. Et puis, reconnaît qu’elle était vraiment sympathétique . Je souris. J’aime ses petites fautes qui me rappellent qu’il n’est pas français, que pour me parler il doit chercher ses mots.

Il avait écouté, pendant ce qui m’avait semblé être des heures, la propriétaire de l’Escargoterie de l’île lui dérouler toute sa vie. Rien d’étonnant qu’après, elle ait accepté qu’il réalise un reportage et que nous soyons repartis après avoir goûté à chacune des spécialités de la maison ! Avec ma grand-mère c’est la même chose. Elle paraît être tombée sous son charme.

Paul est sorti se balader. Le vent s’est levé, il fait froid, gris et brumeux. Groix en hiver peut être particulièrement inhospitalière mais il a décidé d’aller voir la mer, de respirer l’air iodé, de photographier les paysages de l’île. Je n’ai aucune envie de quitter le cocon douillet de la maison, Il est parti sans moi. J’ai surtout besoin d’être seule avec ma grand mère, qu’elle puisse me dire enfin ce qu’elle pense vraiment de mon amoureux. Nous sommes toutes les deux confortablement installées au coin du feu, une tasse de thé à la main. A peine Paul a t-il refermé la porte qu’elle répond à la question que je ne lui ai pas encore posé.

- Il est gentil ton homme. Et surtout, on sent qu’il t’aime…

Je perçois les points de suspension dans sa phrase. Il y a un mais, quelque chose que je devine et que je n’ai pas envie d’entendre.

- C’est un type bien, un vrai gentil. Mais tu crois vraiment qu’il aura un jour le courage de quitter sa femme ?

Elle ne tourne pas autour du pot. Elle pose la seule question que je refuse de me poser. Mais c’est ma grand-mère et elle m’aime. Je sais qu’elle s’inquiète pour moi.

- De toute façon, ils ne sont pas mariés.

Je joue sur les mots. Mamé me regarde d’un air faussement vexée. On ne lui ment pas si facilement. Je sais pertinemment qu’elle veut juste me mettre en garde mais j’ai confiance en Paul et en nos sentiments.

- Mamé, on s’aime.

Comme si cette explication justifiait tout, permettait tout.

- Je sais bien ma cocotte, mais parfois aimer ne suffit pas.

Je lui montre la bague qu’il m’a offerte. Elle l’a regardée avec émotion, ne dit rien. Sans doute parce qu’il n’y a rien à ajouter. Elle sait. Je sais. Quoi d’autre ? Elle n’a pas besoin de me rappeler qu’elle sera toujours là, quoiqu’il arrive. Nous papotons de tout et de rien, échangeons quelques nouvelles, deux médisances, trois confidences. Qu’il est bon de se laisser bercer par la chaleur douce du foyer.

L’annonce de sa mort reste encore aujourd’hui le jour plus triste de toute ma vie. La nouvelle est tombée sous forme d’un texto, sans prévenir, comme un orage qui éclate dans un ciel sans nuage. La voisine l’a retrouvée un matin, en robe de chambre, étendue par terre dans sa salle de bain, les yeux grands ouverts. Elle venait de fêter ses 73 ans. Je n’ai pas pu lui dire au revoir. Notre dernière conversation a été rapide, bâclée. J’avais toute la vie devant moi, je croyais qu’elle aussi. Me sentant peu à l’écoute, elle m’avait juste dit qu’il faudrait qu’on trouve un moment pour papoter, qu’elle avait pleins de choses à me raconter. J’ai dit oui, que je la rappellerai plus tard, je lui ai souhaité une bonne journée et j’ai raccroché, pressée par je ne sais quoi qui me paraissait alors essentiel. Le message de la voisine m’a terrassé. Il a fallu que je le relise plusieurs fois pour comprendre.

« Grand mère décédée. Dsl pour cette triste nvlle. Amicalement. Annie, la voisine ».

J’ai aussitôt rappelé. Annie pleurait au téléphone. Impossible de distinguer le moindre mot cohérent. Elle m’a passée son petit-fils, celui qui venait de rédiger le terrible message. La froideur du ton collait bien mieux avec lui qu’avec la gentille Annie, qui, si elle avait pu le faire elle-même, aurait certainement mit davantage les formes. Même si, au final, cela n’aurait rien changé.

Ce jour là, j’ai perdu ma grand-mère, mon pilier et mon guide. La seule personne en qui j’avais vraiment confiance et qui m’aimait inconditionnellement. C’est sans doute pour cela que lorsque j’ai décidé de changer de vie, je me suis installée à Groix dans cette maison qu’elle m’a légué. Pour retrouver un peu de la chaleur de son amour.

Pendant que Paul arpente la lande, l’essentiel ayant été dit, Mamé et moi papotons de tout et de rien. Elle m’a mise en garde, je n’ai pas l’intention de l’écouter, elle le sait.

- Allez viens ma cocotte, assez causé ! On va lui faire une petite surprise à ton homme ! Dis moi que c’est un gourmand !

J’acquiesce avec un immense sourire en la voyant sortir du placard son grand saladier et deux vieux torchons à carreaux. En une seconde, je retombe en enfance, je sens déjà la bonne odeur du beurre et du sucre qu’on mélange à la main.

- Du tchumpôt, génial! J’ai à nouveau 4 ans.

- Il faut qu’on lui fasse goûter ton dessert préféré ! Au travail !

Et nous voilà comme autrefois, les mains dans la farine de froment à pétrir la pâte. Nous rions. Ma grand-mère a toujours eu la cuisine joyeuse.

Paul nous retrouve penchées au dessus de la casserole où nous avons plongé, enroulées dans les torchons, les deux boules que nous avons mélangé avec le sucre et le beurre.

- Plus que 10 minutes et c’est prêt annonce-t-elle fièrement. Accompagne donc ce jeune homme se changer avant qu’il ne ruine tout mon sol.

Paul regarde ses pieds. Il a enlevé ses bottes mais ses chaussettes trempées ont laissé des marques un peu partout.

- Je suis vraiment navré.

- Ne vous en faites pas ! On en a vu d’autres ! Allez, file mettre des habits secs avant de choper un gros rhume.

- Madame, votre île est formidable s’exclame-t-il en se dirigeant vers la chambre. Je n’ai jamais vu un endroit comme celui là, et pourtant j’en ai vu des coins dans le monde.

- Alice, dis à ce jeune homme que s’il me dit encore une fois madame, je lui en colle une, tu veux bien.

- vous souhaitez que je vous appelle comment ? Demande Paul gêné. Il a appris le respect des anciens et ne se voit s’adresser à elle par un simple « salut Laurence »!

- Tu n’as qu’à dire Mamé lui répond la vieille dame. Puis, sans rien ajouter, elle se penche sur sa casserole où cuisent les fameux Tchumpôts.

- Merci… Mamé dit il en hésitant sur ce mot, nouveau pour lui.

Je ne dis rien, je suis bien trop émue. A l’exception de ses petits-enfants, personne n’a le droit d’appeler ma grand-mère ainsi. Elle a toujours été très claire à ce sujet. Je ne suis pas qu’une grand-mère, je suis Laurence , pas la pauvre Laurence, pas la vieille Laurence, pas Mamie Laurence, juste Laurence ! En demandant à Paul de l’appeler Mamé elle me montre qu’elle considère que, désormais, il fait partie de la famille.

Je la serre dans mes bras et l’embrasse pour la remercier. Pas besoin de mot, nous nous sommes comprise. Je file rejoindre Paul dans notre chambre.

- Tu veux un enfant ? Me demande-t-il alors que nous marchons d’un pas vif sur la lande en direction de la Pointe des chats. La question me prend de court. Je n’y ai jamais vraiment pensé. Pour être parents, il faut être adulte, mature et responsable, ce que je ne suis pas, que je ne me sens pas encore prête à devenir.

- Là maintenant tout de suite ? Il éclate de rire.

- Non, il fait bien trop froid ! J’ai le nez gelé par le vent alors n’imagine même pas le reste… Mais dans l’idée..

- Des enfants… oui, sûrement. Mais pas dans l’immédiat…

Cette réponse paraît lui suffire et il est soulagé. Devenir père est important pour lui. Et si, dans l’idée, je me vois, un jour lointain, entouré d’une ribambelle de marmots qui lui ressembleraient…cela me semble tellement loin. Nous poursuivons notre balade, plus complice et amoureux que jamais. Une fois encore, je suis en décalage, trop jeune par rapport à lui.

Notre séjour se termine. Paul doit repartir mais j’ai quelques jours de vacances et je compte les passer à Groix avec ma grand-mère. Je le raccompagne au bateau. Je refuse de pleurer mais je vois sa tristesse et je sens les larmes me monter aux yeux. Il s’accroche à ma main, moi à la sienne. Nous n’avons pas envie d’être encore séparé.

Assise sur ce même banc où 25 ans plus tard, sidérée, je le découvrirai remonter la jetée, Je le regarde qui s’éloigne et je me mets à pleurer.

Je suis recroquevillée dans mon lit, dans ma chambre d’enfant à l’étage. Mamé m’a vu rentrer du port toute seule, l’âme en peine. Elle sait mon chagrin et pour l’apaiser m’a proposé de faire des gaufres. Nous avons pétri la pâte, comme à chaque fois nous ne l’avons pas laissé reposer, et nous en avons confectionné une pile indécente que nous avons mangé nappé de confitures à la mure. Le tout avec un thé bien fort. Ayant fait tout ce qui était en son pouvoir pour me soutenir, elle m’a conseillé de monter me coucher.

J’ai mis mes écouteurs, dans mon walkman, Véronique Sanson chante en boucle. Elle accompagne ma tristesse. Ses mots sont les miens.

Et je me demande
Si cet amour aura un lendemain
Quand je suis loin de lui
Je suis loin de lui
Je n'ai plus vraiment toute ma tête
Je chante avec elle, la tête enfouie dans mon oreiller.

Quand il me serre tout contre lui
Et quand je sens que j'entre dans sa vie
Je prie pour que le destin m'en sorte
Je prie pour que le diable m'emporte

Est ce vraiment ce que je veux ? Qu’il sorte de ma vie ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Je ne suis pas capable de vivre sans lui et pas encore prête pour la vie qu’il me propose. Je suis perdue.

Malgré la musique, je devine le téléphone qui sonne. Puis Mamé crie mon nom. Une seule personne peut appeler à cette heure. Je me lève d’un coup, je dévale l’escalier.

Lorsque j’entends sa voix, tous mes doutes s’envolent et je remonte me coucher le sourire aux lèvres et le cœur léger.

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