Joyeux Noël

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Je regarde les locations sur internet et m’émerveille déjà du Noël que nous allons passer en famille. Cette année, nous resterons ensemble, nous irons à Strasbourg, visiter les marchés de Noël. J’imagine déjà les grands yeux de Louis et de Liam devant les décorations et les lumières. Nous n’y resterons pas plus d’un week-end, mais ce sera la première fois que nous partirons ailleurs que dans ma belle-famille. J’ai hâte.

Liam a dix-huit mois. C’est un petit garçon plein de vie et de malice. Toujours souriant, il fait le bonheur de son grand frère qui prend soin de lui comme d’un trésor. Je suis fière de mes deux petits garçons, même si je me sens parfois épuisée par leur belle énergie. Florent a encore changé de poste. Le dernier en date ne lui convient pas mieux que les précédents, et il est toujours aussi taciturne lorsqu’il rentre à la maison. Il crie beaucoup, et je me surprends régulièrement à dire aux enfants de ne pas l’embêter, ne pas l’énerver, ne pas faire de bruit… Il a donné plusieurs fessées à Louis, qui ont données lieu à des heures de débat sur l’éducation non violente et la nécessité pour Florent de voir un psychiatre pour évacuer ses blessures d’enfance. Il dit qu’il y réfléchit. Mais il ne le fait pas.

Son père le battait, il me l’a avoué. C’est une chose dont je me doutais, puisque ma belle-mère se vantait régulièrement d’enfermer son fils dans un placard « pour le mater ». Elle lui donnait même quelquefois quelques gouttes de valium, pour avoir la paix. Florent l’excuse beaucoup. Parce que sa sœur avait une grave malformation cardiaque, il comprend qu’elle n’ait pas toujours eu le courage de faire face. Elevé par ses grands parents dès son plus jeune âge, il a peu de souvenirs avec ses propres parents, et même s’il en parle peu, je devine qu’ils sont mauvais. C’est sans aucun doute la raison qui le pousse à toujours en faire plus et à être ce fils parfait qu’ils aimeraient avoir. Malheureusement, ça ne fonctionne pas. Leurs grands-parents paternels affichent un désintérêt croissant pour mes enfants, et j’avoue que cela me fend le cœur. Combien de fois ai-je entendu ma belle-mère comparer Louis à sa fabuleuse cousine, qui est « si éveillée » par rapport à lui ? Je ne sais pas s’il comprend tout ce qui se joue derrière ces mots, mais je redoute ce qu’il fera de ce mépris en grandissant.

L’été dernier, ma belle-mère souhaitait absolument garder mes fils pour la nuit. Avec tout ce que j’avais entendu, j’étais bien entendu réticente. Mais Florent tenait à les laisser. Il m’a parlé du lien nécessaire qui devait se nouer entre elle et eux, de notre besoin de nous retrouver en tête à tête. J’ai fini par accepter, mais non sans crainte. Comment ne pas le faire ? Nous n’avons pas fait l’amour depuis la conception de Liam. Nos échanges se résument à des considérations logistiques et à de longs monologues sur son travail, ses lourdes responsabilités et l’incompétence de ses collègues et de sa hiérarchie. De ce que je fais, moi, il ne sait rien, à part le maigre salaire que je ramène chaque mois et qu’il se fait un plaisir de railler devant témoins dès qu’il en a l’occasion.

Nous devions aller passer la nuit en Espagne. Deux jours. Deux jours en tête à tête, loin de mes petits, mais avec l’homme que j’aime. J’ai cédé.

Le jour où nous les lui avons amenés, ma belle-mère a eu une moue déçue.

— Vous ne pourriez pas les laisser le week-end prochain, plutôt ?

Tout était prévu depuis des semaines.

— Ca va être compliqué, on a déjà réservé. Il y a un problème ?

— Oui, Anissa ne sera pas là.

Je ne savais même pas que leur petite cousine devait être de la fête. Je suis plutôt soulagée, en réalité, lorsqu’elle est là, ma belle-mère n’a d’yeux que pour elle.

— Ca vous fera moins de travail !

— Oui, mais moi si je les prenais, c’était surtout pour qu’Anissa ait des copains avec qui jouer. S’ils sont tout seuls, ça ne sert à rien !

J’ai ouvert et refermé la bouche, incapable de proférer la moindre répartie. Mes enfants ne servent à rien ? J’ai levé les yeux vers Florent, espérant qu’il réagisse. Il n’en a rien fait.

— On te les laissera une autre fois avec Anissa, si tu veux.

On aurait dit qu’il n’avait rien entendu. Il a continué à jouer sur son téléphone, serein, puis à parler de tout et de rien comme si rien ne s’était passé.

Lorsque je lui en ai parlé plus tard, il a chassé mes objections d’un revers de main. Evidemment, c’était plus sympa qu’ils soient avec leurs cousins ! Et qu’est-ce que j’avais à faire des histoires, sans arrêt ? Une fois de plus, il m’a traitée de folle. Il me le dit tellement souvent que je finis par douter de moi-même. C’est vrai que je suis excessive, surtout lorsque cela concerne mes enfants. C’est vrai que je voudrais que le monde entier les aime comme je les aime, moi. A commencer par leur père.

Nous avons passé une nuit en Espagne, et le lendemain, elle nous a appelé pour que nous rentrions plus tôt, parce qu’elle avait invité des amis à manger, et qu’avec les enfants dans les pattes, vraiment, ça n’était pas très pratique. Là encore, il n’a rien dit. Moi non plus. Nous avions mangé et dormi dans un cadre idyllique, mais rien n’avait changé. Il parlait de lui, ne m’écoutait pas, ne me touchait pas. J’avais hâte de revoir mes enfants.

Alors ce Noël en famille, pour moi, c’est un peu une bulle d’oxygène. Profiter de mes garçons dans un autre lieu. Sans ma belle-famille, sans le carcan étouffant de la routine. J’ai trouvé une offre sympa et pas trop chère, je la lui montrerai ce soir, pour qu’il la valide.

— Ma mère a un cancer. On ne part pas.

Je reçois la nouvelle comme un coup dans l’estomac : adieu le Noël en famille. Je m’en veux aussitôt de mon manque de compassion. Bien sûr, si elle est malade, nous devons descendre chez elle pour Noël et la soutenir. Evidemment, nous partirons plus tard. Nous économiserons une autre fois. Tout cela n’a aucune importance. Nous devons être présents. Après tout, c’est sa mère.

— Pourquoi vous n’avez pas voulu dormir chez nous ?

Nous dormons chez les grands-parents de Florent. Ses parents ont deux chats qui circulent dans toute la maison, et j’y suis profondément allergique. Ma belle-mère le sait très bien, pourtant elle persiste à les faire dormir dans la chambre où elle nous accueille. La dernière fois que nous avons dormi chez eux, j’ai traîné une bronchite pendant des mois. Alors pour éviter d’atterrir à l’hôpital pendant les vacances, nous avons posé nos valises à quelques mètres de chez eux, dans la maison des grands-parents qui ont élevé leur fils. Le ton de sa voix, âcre, me fait comprendre que notre choix est un crime de lèse-majesté qu’elle ne supporte pas.

— C’est à cause de mes allergies, je réponds doucement.

— Franchement, pour faire ça, vous auriez tout aussi bien fait de ne pas venir. On n’a pas besoin de vous ici !

Je repense à Strasbourg et à ses jolies lumières, mais je chasse vite cette image de mon esprit. Elle est malade, c’est à moi d’être conciliante. En souriant, je lui tends le plateau de petits fours qu’elle m’arrache des mains avec humeur. Je comprends tout à coup une évidence : quoi que je fasse, elle ne m’aimera jamais.

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