La descente aux enfers

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Je suis le cortège familial en baissant la tête. Tout est allé très vite. Un premier cancer prétendument guéri, puis rapidement, des métastases généralisées et plus aucun espoir de rémission. Mon beau-père marche devant nous, les yeux rougis, accompagné par sa fille en larmes. Près de moi, Florent ne montre pas le moindre signe de chagrin. Bien malgré moi, je m’étonne de ne pas voir briller la moindre larme dans ses yeux, mais qui suis-je pour le juger ? Il va s’asseoir au premier rang, avec sa sœur, son père et son beau-frère. Il n’y a plus de place pour moi, je m’assieds derrière.

Lorsque nous sortons du funérarium, son visage est froid comme le marbre. Je ne sais pas quoi dire, ni quoi faire. Pour le soutenir, je ne peux que l’aimer, et je sais déjà à quel point c’est trop peu à son goût.

— Ferme ta gueule !

Liam regarde son père avec stupéfaction. Il s’arrête quelques secondes de parler, mais instinctivement, il reprend, comme pour combler le vide.

— Mais papa, je !

Sans que je puisse m’interposer, Florent s’approche de lui et attrape son jouet qu’il fracasse sur le sol avec rage. Louis crie, Liam pleure, je me mets aussitôt entre eux et leur père pour faire tampon.

— Mais qu’est-ce qui te prends ? réussis-je à articuler.

— Fais-les taire avec leurs putains de jouets ! Je suis fatigué !

J’essaie de prendre leur défense :

— Ce n’est pas la peine de se mettre dans des états pareils, ils jouent !

— Ils jouent pas, ils gueulent ! T’as mal à la tête, toi ? Non, alors tu peux pas comprendre ! Moi, oui ! Et franchement j’en peux plus, mon cerveau va exploser !

Je ne sais plus comment réagir. Depuis la mort de sa mère, Florent est exécrable. Il est sujet à de multiples migraines qui le rendent agressif et peu tolérant. Les enfants ne comprennent pas son attitude. Ils le craignent ou le fuient. J’avoue que moi aussi, quelquefois, il me fait peur. Mais comment le blâmer ? Je ne sais pas ce qu’il ressent au fond de lui. D’ailleurs c’est bien simple, il n’en parle pas, à personne. Malgré mes conseils dans ce sens, il se refuse toujours à aller voir un psy. Sa réponse est toujours la même : "je ne suis pas fou, j’en ai pas besoin !"

L’ambiance est si explosive que j’hésite quelquefois à partir travailler le soir. Les tapes sur les mains ou les fessées sont légion dès que j’ai le dos tourné. Louis me le dit. Lorsque je lui en parle, il prétend que ce n’est rien. Qu’il les a à peine touchés. Ou qu’ils ont tout inventé. Il parvient même à faire dire à Louis que rien ne s’est passé alors qu’il vient de me raconter le contraire. Je ne sais plus où j’en suis, je doute. Au boulot, j’ai de moins en moins d’élèves. Mes annulations au dernier moment ou mes retards commencent à me porter préjudice. Heureusement, il me reste quelques familles fidèles qui savent que je fais de mon mieux entre ma famille et mon travail. Florent, lui, songe une nouvelle fois à changer de site.

— J’ai envie d’avoir un autre enfant.

Je ne sais pas ce quoi lui répondre. Moi aussi, j’ai envie d’avoir un autre enfant. Je rêve toujours d’être à la tête d’une grande tribu. Louis et Liam sont magnifiques, beaux, intelligents et tellement malins ! Au fond de moi, je suis sûre qu’ils peuvent apporter de grandes choses au monde. Louis parle déjà de son avenir : il veut être médecin. Chaque fois que je l’emmène chez notre généraliste, il étudie chacun de ses actes avec attention, comme s’il allait entrer en internat demain ! Pourtant, à l’école, tout n’est pas évident. Il a tendance à rester avec les adultes et à négliger les enfants de son âge. Depuis peu, il fait des colères qui me laissent totalement déroutée. Comment mon charmant petit blond, si angélique, peut-il se mettre dans des états pareils ? Sur l’avis de la maîtresse, j’ai décidé de lui faire consulter une psychologue, qui tente de percer à jour ce mal-être. Elle pense que c’est un petit zèbre, immature mais intellectuellement précoce. Florent déteste cette idée. Pour lui, notre fils fait des caprices, tout simplement. Pour moi, il reproduit le schéma familial. Car le plus capricieux de tous, ici, c’est sans aucun doute Florent. Dès que quelque chose ne lui convient pas, il se met en colère. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai tenté d’avoir une conversation avec lui sur sa violence verbale ou son autoritarisme. Quand il ne sort pas carrément de la pièce, il m’ignore. Et chaque tentative de communication se solde invariablement par un « C’est bon tu as raison, j’ai sommeil ». Parler avec un mur serait probablement plus constructif. Parfois, je m’énerve. Je crie, je pleure. Mais il vient de perdre sa mère, il est malheureux. Comment le blâmer ? Sans véritablement en parler, il me rappelle régulièrement son statut d’orphelin. Il devient la victime, je suis son bourreau.

J’essaie malgré tout de lui faire comprendre le mal qu’il nous fait, à tous, en agissant de la sorte. Il n’a aucune réaction. Quelquefois, j’ai même le sentiment qu’il en tire une certaine satisfaction. Après nos disputes, lorsque je suis couchée seule, en train de pleurer dans mon oreiller pour ne pas que les enfants m’entendent, je l'entends chantonner, ou fredonner.

Pourtant, depuis, quelques semaines, il semble aller mieux. Un vent d’accalmie a soufflé sur la maisonnée. Je l’ai même surpris l’autre jour à jouer avec Liam, comme un père classique. J’ai bon espoir que la crise soit passée et que tout rentre enfin dans l’ordre. Le Florent que j’ai rencontré me manque. Mentalement et physiquement. Cette année, j’ai perdu douze kilos. Au prix de terribles efforts, cela va sans dire. J’ai suivi un régime protéiné durant de long mois, pendant lequel je ne me nourrissais que d’œufs et de poulet. J’ai aussi changé de couleur de cheveux. Des mèches claires sont venues éclairer ma tignasse brune. Tous ces efforts ont été faits dans l’espoir inavoué de raviver une libido moribonde. Mais Florent n’en a fait aucun cas. Je crois bien qu’elle est morte et enterrée.

Alors ce soir, avec cette demande incongrue, je sens à nouveau en moins une lueur d’espoir. Et si tout redémarrait enfin ? J’ai envie de le croire.

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