XLV - Le garçon qui venait du Texas

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Samedi 28 juillet 2018, 23h45 (heure du Midwest), au-dessus de Chicago

- Ça fait quinze fois en trente secondes que tu regardes l’heure, confia Damin à son amie. Il nous reste encore une heure et demie de trajet, et ce n’est pas en assassinant l’horloge du regard que le temps va passer plus vite.

- Je sais bien, mais je ne tiens plus en place ! Avec la lettre de Mme Rockoff, ma théorie n’est plus une théorie mais la vérité ! Ma sœur est à New York, ma petite sœur, et je suis sur le point de la ramener chez elle, où est sa vraie famille !

- Tu devrais tout de même te calmer. On ne sait pas comment ça va se passer, comment ce Josh va réagir, ce que ta sœur va en penser. Je te rappelle qu’elle croit que son père est Josh, et qu’il est sa seule famille. Pour l’instant, sa famille, c’est cet homme, et l’en arracher ne sera pas évident. Peut-être même qu’elle refusera de partir de New York.

- Damin, j’ai toutes les preuves et je compte bien faire avouer Josh. Alors, là, elle se rendra compte des actes horribles qu’il a fait et elle n’aura pas d’autre choix que de me suivre pour rentrer à la maison, affirma Madeline, sûre d’elle.

- Elle aura le choix de continuer à aimer l’homme qui l’a élevée pendant onze et de ne pas lui tourner le dos en un quart de seconde. Madeline, rappelle-toi que tes parents t’ont cachée une partie de ton enfance, et même l’existence de Naomi, mais tu leur as pardonnés, n’est-ce pas ?

- C’est différent !

- Chut ! leur intima une hôtesse qui profitait que tous les passagers dorment pour se reposer aussi. Ses yeux semblaient dire : « Si vous en réveillez un seul, je vous jette de l’avion moi-même ! ».

- C’est différent, reprit Madeline en baissant d’un ton. Mes parents sont ma famille, et ils ont voulu me protéger. Josh n’est pas le père de Naomi, et il ne l’a pas kidnappée dans le but de la protéger, mais de nous faire du mal.

- Tout ce que je dis, c’est que ça fait onze ans que Naomi vit avec un homme qu’elle considère et aime comme son père, et te voir arriver en prétendant que toute sa vie n’a été qu’un mensonge et qu’elle doit rentrer avec toi, alors qu’elle ne te connait pas, dans une ville dont elle n’a peut-être jamais entendu le nom pour renouer avec une famille qui lui est inconnue, ce ne sera pas du gâteau !

Damin avait raison, sur toute la ligne, mais Madeline croyait en le pouvoir de l’amour. Peut-être qu’en la voyant, Naomi allait avoir une révélation, un souvenir qui referait surface et qui la convaincrait que suivre Madeline était la meilleure chose à faire. Peut-être que son instinct serait plus fort que les croyances qu’elle nourrissait depuis plus d’une décennie, et qu’il la guiderait jusqu’à son véritable foyer. Alors pour l’instant, Madeline gardait espoir, car il lui était impossible de le perdre tandis qu’elle était si proche de son but.

- Au fait, reprit Damin, qu’est-ce que tu as prévu de faire aussitôt atterris à New York ?

- Je trouve l’adresse de Josh et je cours chez lui. Je défonce la porte s’il le faut. Et je lui fais avouer, devant ma sœur, qu’il l’a enlevée ce 4 juillet 2007 et qu’il n’est pas vraiment son père.

- Mais tu sais qu’avec le décalage horaire, il sera 2h du matin ? essaya de la raisonner Damin, bien qu’il avait compris que l’engouement de Madeline dépassait les lois du temps.

- Je m’en fiche royalement de l’heure qu’il sera. Mes parents attendent depuis onze ans qu’on leur rende leur petite fille perdue, et je me fous carrément d’écourter la nuit de cet enfoiré !

Madeline reçut un regard réprobateur de l’hôtesse au bout du couloir, qui avait collé un doigt sur sa bouche. Ses yeux lançaient des éclairs, et Madeline leva la main en signe d’excuse.

- Tu vas finir par l’énerver complètement, s’amusa Damin.

- Si ça peut nous faire passer le temps plus vite …

Madeline soupira. L’aiguille était toujours aussi lente.

- Bon, qu’est-ce qu’on fait pour tuer le temps qui nous reste ? demanda Madeline qui se connaissait assez bien pour savoir qu’elle ne pourrait rester sans rien faire pendant l’heure et demie qui restait.

- Pierre, feuilles, ciseaux ? proposa Damin.

- Très drôle ! Et si tu me parlais de toi, plutôt ? En l’espace d’une journée, tu connais toute ma vie, ou presque, et tu t’apprêtes à assister à un événement qui va la changer à jamais. Et moi, tout ce que je sais de toi, c’est que tu es entraîneur de baseball pour les enfants.

- Tu es vraiment prête à entendre le récit de ma vie, là maintenant ?

- Oui ! affirma Madeline en positionnant son visage contre le dossier du siège, de façon à pouvoir être face à Damin.

- Bien, si tu y tiens. Pour commencer, je viens du Texas. Je vivais à Woodcreek, une toute petite ville à environ une heure de route d’Austin. J’y vivais avec mes parents, dans un bungalow pourri près de la Cypress Creek. Mes journées se résumaient à jouer dans l’eau sale de la rivière, regarder mon père s’enfiler des bières jusqu’à ne plus pouvoir tenir debout, et me demander où traînait ma mère le soir. À l’école, je n’avais pas de copains, tout le monde me voyait comme le « gamin du mobil home ». Je passais mes récrés seul, la tête dans un bouquin. À l’époque, je ne faisais que regarder les images parce que je ne savais pas encore lire, et je rêvais déjà d’une autre vie. Puis, un soir, j’ai trouvé ma mère en train de se piquer près de la rivière avec d’autres gars. À l’endroit précis où je pataugeais. Et ils laissaient leurs seringues traîner partout. Ce jour-là, j’ai compris que je devais m’enfuir de ce trou pourri si je voulais m’en sortir dans la vie.

- Damin … J’ignorais complètement tout ça.

Madeline lui posa une main sur l’épaule. Contrairement à elle, qui laissait toujours échapper ses émotions, Damin restait stoïque, calme, comme si raconter son passé douloureux ne lui faisait ni chaud ni froid.

- Un jour, je devais avoir six ans - même si j’avais vu des choses qu’on ne devrait pas voir à cet âge-là -, et je ne retrouvais plus un de mes jouets fétiches. J’ai fouillé tout le bungalow, et si je ne l’ai pas retrouvé, je suis tombé tout de même sur un sac. Il était rempli de billets. J’ai commencé à maudire mes parents d’avoir autant d’argent et de ne pas m’en faire profiter. J’étais obligé de m’habiller avec des jeans déchirés, des t-shirts trop petits pour moi, des chaussures à la semelle défoncée. Puis, dans mon esprit, ça a commencé à faire tilt. Et là, j’ai vu mon opportunité tant espérée. J’ai pris le sac qui pesait une tonne, je l’ai posé sur une planche abandonnée près de la rivière, et avec un bout de corde, je l’ai traîné jusqu’au poste de police. Là-bas, j’ai rencontré une policière, très gentille, qui m’a demandé ce que je faisais. Je lui ai expliqué que j’avais trouvé cette énorme somme d’argent chez moi, et que je croyais que mes parents l’avaient volée. Elle m’a regardé d’un drôle d’air, mais par chance, elle m’a prise au sérieux. Le soir-même, mes parents étaient arrêtés. J’ai alors découvert que j’avais une tante qui habitait à Milwaukie. Ça me semblait être le bout du monde, mais je préférais partir pour l’inconnu plutôt que de rester dans le trou paumé qui m’avait vu naître. Et j’ai pu m’épanouir et grandir comme un gamin normal avec ma tante. Elle a été géniale avec moi, et m’a élevée comme son propre fils malgré les quatre enfants qu’elle avait déjà. Mes cousins et cousines sont devenus mes frères et sœurs, et ma tante est devenue ma mère. Ce sont eux, ma famille. J’ai appris à lire, et je me suis passionné pour les BDs, en même temps que pour le baseball. C’est le plus grand de mes frères qui m’a appris.

- C’est à cette époque que tu as rencontré Martha ?

- Oui ! s’esclaffa Damin. Moi qui avait toujours été habitué à vivre dans l’ombre, je me contentais de regarder les BDs après l’école, sans savoir que je pouvais les emprunter en payant un abonnement. Toutes ces choses n’avaient jamais été pour moi. Mais Martha m’a gentiment expliqué un jour que je pourrais les emporter chez moi dès le lendemain si je lui ramenais 5 dollars. Sauf que le soir, j’ai été incapable de demander à ma tante de l’argent. Je n’avais pas été élevé de cette façon, et les mots ne pouvaient sortir de ma bouche. Le lendemain matin, ma tante avait déposé un billet de 5 dollars à côté de mon déjeuner. « Pour tes BDs », m’a-t-elle dit. Martha lui avait parlé de moi, mais ma tante n’osait pas me brusquer. C’est en partie pour ça que je l’aime, parce qu’elle a tout fait pour que mon changement de vie soit progressif. Elle m’a laissé me renfermer quand j’en avais besoin, elle ne m’a jamais forcé à parler quand je n’en avais pas envie et elle a toujours pris ma défense devant ceux qui lui demandaient s’il ne me manquait pas une case. Mes frères et sœurs aussi ont été adorables, même si Ciara, la plus petite, avait du mal à me laisser dans mon coin. Moi qui avait toujours été tout seul, j’avais du mal à me mélanger à ma nouvelle famille. Mais Ciara me demandait toujours pour jouer avec elle, et j’étais même devenu son compagnon de jeux préféré alors que je parlais très peu. Je me souviens que Ciara me mettait un bébé dans les bras, et me donnait un air à murmurer pour que je le berce pendant qu’elle s’occupait de ses autres poupons. Elle n’avait que trois ans à l’époque, mais elle m’a fait grandir. Alors que si un autre m’avait poussé à jouer avec lui, je me serais renfermé sur moi comme une coquille, je n’arrivais pas à dire non à Ciara et je me retrouvais toujours entraîné. C’est elle qui me tenait la main pour aller à l’école, c’est elle qui me poussait dans le dos pour me joindre à leurs parties de jeu et c’est même elle qui m’apprit à parler. J’avais quelques problème de prononciation quand j’étais petit, parce que je ne parlais pas assez, avait dit le médecin à ma tante. Chaque jour, Ciara m’apprenait de nouveaux mots en exagérant sur l’articulation. J’aurais pu me sentir vexé qu’elle me parle comme à un bébé, mais chaque fois qu’elle le faisait, j’avais envie de la prendre dans mes bras pour la remercier. Ma famille a fait de moi celui que je suis aujourd’hui, et je suis fier d’être un des leurs.

- Ton histoire est adorable. Enfin, le dénouement, se reprit rapidement Madeline. Mais dis-moi, comment s’appellent tes frères et sœurs ? Et ta tante ?

- L’aîné, c’est Elias. Puis, il y a Jan. La plus grande des filles, c’est Emme et Ciara, la petite dernière. Ma tante, elle, s’appelle Elen.

- En tout cas, ce qu’a fait ta famille pour toi est admirable. Peu de gens t’auraient accueilli comme un membre à part entière de leur fratrie. Ta tante doit être géniale, et tes frères et sœurs aussi.

- Ils le sont.

Madeline lui prit la main, qu’il serra. Toutes ces confessions les avaient unis et la jeune fille se sentait bien plus proche de Damin que des filles de l’équipe de cheerleading. Mais c’était peut-être aussi parce qu’elle était un peu en train de tomber amoureuse de ce formidable garçon.

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