XXIX - Cher toi, ...

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Samedi 17 avril 1999, 18h, à Boston

Cher toi,

C'est bien la première fois de ma vie que j'écris une lettre d'amour. Tu dirais sûrement que c'est stupide, puisque je ne compte pas te l'envoyer, tout comme les prochaines, mais je te répondrais que ça me fait du bien de coucher mes sentiments sur du papier. Alors là, tu me sourirais, d'un de tes sourires éclatants, tu me prendrais dans tes bras et tu m'embrasserais, tout en me disant que quoi que je fasse, je ne serais jamais stupide.

Je suis tellement heureuse en ce moment-même. Je t'ai toi, et je ne voudrais rien d'autre au monde. Qui aurait cru que presque huit mois après avoir quitté mon pays que j'adore tant, je sois aussi heureuse ? Je crois bien que de tous mes actes insensés que j'ai pu faire jusque ici, celui-ci est le meilleur. Il m'apporte joie, amitié, amour, tout ce dont peut rêver une femme dans sa vie. C'est drôle quand on y pense, sans ma glace renversée sur ton t-shirt, je ne t'aurais jamais adressé la parole, nous n'aurions jamais passé un été tous ensemble et je ne serais jamais ici, avec toi.

Je suis désolée de te le dire ( même si tu ne liras jamais cette lettre ), mais tu n'es pas la seule bonne chose que quitter l'Espagne m'ait apportée. Je veux parler d'Evelyn, bien évidemment. Elle est devenue si importante dans ma vie, et en si peu de temps. Elle est une femme exceptionnelle, que j'espère avoir à mes côtés tout au long de ma vie. Je la veux en demoiselle d'honneur à mon mariage, en marraine pour mes enfants, en amie pour la vie. Je sais bien que mes paroles donnent l'impression d'être celles d'une gamine de sept ans, mais moi qui n'ait jamais eu de meilleure amie, je veux dire, de vraie meilleure amie, celle qu'on appelle au milieu de la nuit quand on a besoin d'elle, celle qui sait quand on va mal ou quand on a besoin d'un câlin, celle qui sait trouver les mots pour te réconforter ou te faire rire, je réalise aujourd'hui que c'est exceptionnel d'en avoir une.

Toute cette encre pour seulement dire que je suis heureuse. Oui, je peux affirmer aujourd'hui que je suis la plus heureuse des femmes, et tu y es pour beaucoup.

Avec tout mon amour,

Carla

***

Vendredi 30 avril 1999, 23h, à Boston

Cher toi,

Tu es à mes côtés, endormi, à l'air tellement serein. Tu es si beau ! Je caresse tes cheveux d'une main, et écrit de l'autre, et crois-moi, ce n'est pas chose évidente, mais tes cheveux sont tellement doux, et tu es tant proche de moi, que je ne peux résister à la tentation.

Alors que je rêvassait, j'ai imaginé que nous pourrions fêter mes un an à Milwaukie, lors d'un barbecue, par exemple, et j'inviterais tous nos amis et voisins. Il y aurait une bonne odeur de viande grillée, mêlée au bonheur d'être tous réunis et à la chaleur du soleil qui finirait de nous dorer la peau en cette fin d'été. Je pense t'en parler dès demain, je suis sûre que tu trouveras l'idée formidable.

Maintenant que les premières chaleurs de la belle saison arrivent, je me prends à regretter l'Espagne, parfois. À cette période de l’année, nous prenions nos premiers bains dans la Méditerranée, nous commencions à nous réunir le soir, autour d'un bon feu de camp, et quelqu'un jouait de la guitare. C'est aussi à ce moment de l'année que les professeurs les plus sympathiques acceptaient de nous faire sortir en avance l'après-midi, afin de profiter du soleil le plus longtemps possible. Lorsque je ferme les yeux et que j'imagine toutes ces soirées que j'ai passées sur la plage, je peux sentir l'odeur du feu me chatouiller le nez, les grains de sable glisser sur mes pieds et même, le sel de la mer s'inviter sur mes lèvres. Alors, dans ces cas-là, lorsque la nostalgie prend possession de mon coeur, je remplace ces images d'eau à perte de vue et de chansons espagnoles chantées à tue-tête, et imagine plutôt ton visage, me souriant. Je souris à mon tour, oublie la mélancolie et laisse la place à mon bonheur actuel.

Ce qui serait réellement extraordinaire, c'est d'amener mon bonheur en Espagne, et puisque mon bonheur se résume à toi, je te laisse deviner le rêve fou que je nourris chaque jour.

Avec tout mon amour,

Carla

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Dimanche 16 mai 1999, 23h, à Boston

Cher toi,

Encore une journée passée avec toi, mon amour. Le sourire ne m'a pas quittée, et je suis prête à parier que mes yeux pétillent toujours d'enchantement. Encore maintenant, je peux sentir tes mains caresser mes bras, je peux humer ton parfum enivrant, je peux discerner le contour de tes lèvres si parfaites, je t'imagine parfaitement, dans toute ta splendeur.

C'est dingue, l'amour, ça vous attrape comme ça, alors que vous mangez tranquillement une glace dans la rue, et ça ne vous lâche jamais. Et puis, on ressent tellement d'émotions, de sensations. J'ai toujours cru que les papillons dans le ventre, c'était une jolie métaphore qu'on utilisait juste pour traduire une joie intense, mais je me suis toujours trompée. En fait, c'est bel et bien vrai. À chaque fois que je t'aperçois, ces petits insectes s'agitent à tel point que je suis obligée de me tenir le ventre, de peur qu'ils ne finissent par s'envoler véritablement. Pareil pour les jambes qui flageolent, les mains qui tremblotent et tout le reste.

Tomber amoureux, je crois bien que c'est un cadeau du ciel, et je remercie d'ailleurs Dieu de me l'avoir offert, chaque dimanche. J'aimerais tellement que tu m'accompagnes à la messe, une fois. Après tout, je connais toutes tes passions, tes goûts, j'ai déjà été dans tous les endroits où tu te rends habituellement, et moi qui vais à l'église toutes les semaines, tu n'es jamais venu. Enfin bon, j'espère de tout coeur que ce jour où tu passeras les portes de l'église Saint Jean-Baptiste est proche.

Il est tard et je tombe de fatigue, cette journée, aussi parfaite a-t-elle été, m'a épuisée.

Avec tout mon amour,

Carla

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Jeudi 27 mai 1999, 17h, à Boston

Cher toi,

J'ai vu un couple et leur petite fille en me promenant en ville, tout à l'heure. Ils étaient tous trois assis sur un banc, chacun un cornet de glace à la main. La petite, qui ne devait pas avoir plus de trois ans, avait son visage couvert de crème glacée au chocolat, mais elle était trop occupée à croquer dans son cône pour s'en rendre compte. La fillette était entourée de ses deux parents, chacun dégustant un sorbet au citron. Ils riaient tous les deux de leur fille, au visage maculé de glace, et l'homme regardait sa compagne avec tant de tendresse, tant d'amour, que je nous imaginais tous les deux à la place de ce couple. Ce serait tellement formidable.

Après quelques petites minutes de contemplation, je me forçais à continuer mon chemin. Inutile de se faire plus de mal. J'ai toujours rêvé d'avoir un enfant, et c'est impossible avec l'homme de ma vie. Dieu décide parfois bizarrement les choses. Lorsque j'étais enfant, et que je jouais aux poupées, j'étais toujours la seule à avoir un garçon. Toutes mes amies avaient une petite fille, et moi, je tenais dans mes bras le fils que je désirais avoir. Un jour, à la télévision, j'ai entendu le nom "Ezequiel", et je me suis promis, du haut de mes douze ans, que si dans le futur, j'avais la chance d'avoir un petit garçon, c'est le nom que je lui donnerais. Comme quoi, on a tous nos rêves, même si on ne peut pas tous les réaliser.

Ma lettre est brève, je sais, mais parler de cet enfant m'a rembrunie, et je n'ai plus la tête à retranscrire tout l'amour que j'ai pour toi sur ce papier.

Avec tout mon amour,

Carla

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Mercredi 9 juin 1999, 11h30, à Boston

Cher toi,

Aujourd'hui, ma lettre ne sera pas remplie d'amour et de joie. Au contraire, je me sens la plus triste du monde depuis quelques jours. Je te sens t'éloigner, après tout ce bonheur intense que nous avons partagé, je te sens partir, me quitter. Tu m'assures que ce n'est pas le cas, que tes études te donnent pas mal de fil à retordre ces temps-ci, mais je ne suis pas idiote. Petit à petit, tu t'en vas, me laissant là, à me demander si je dois te retenir ou te laisser faire, puisque c'est ce que tu veux.

Dis-moi, as-tu oublié toutes ces heures d'amour passionnel ? Tous ces "je t'aime" que tu m'as chuchotés ? Tous ces sourires que tu m'as lancés ? Tous ces rires éclatants que nous avons partagés ? Toutes ces fois où nos mains se sont entrelacées ? N'en as-tu rien à faire des projets que nous avions imaginés ? De toutes ces fois où tu m'as promis être là, pour moi, jusqu'à notre mort ? Veux-tu vraiment passer à côté de tout ce qui nous reste à vivre ? Nous sommes si jeunes, et nous avons tant d'expériences à essayer, ensemble. Tu me l'as promis, mon amour, même si tu sembles l'avoir oublié.

Je rêve chaque minute que tu vas venir fracasser la porte et me crier que tu m'aimes, que tu veux passer le reste de ta vie avec moi, que tu veux partir loin d'ici, rien que tous les deux. Malheureusement, la porte reste close, et moi, je reste assise sur mon fauteuil à la fixer. Est-ce trop demander que passer sa vie à côté de l'homme de sa vie ? Tu m'aimes, je t'aime, et rien n’est plus simple que cela. Par malheur, la vie complique tout et s'aimer ne suffit pas. Alors, j'attends que tu me reviennes, même si tu m'assures n'être pas parti, j'attends que tu réalises que passer le reste de ta vie à mes côtés est également ton rêve, je t'attends toi, mon amour. S'il te plaît, reviens-moi.

Avec tout mon amour,

Carla

***

Mardi 15 juin 1999, 18h, à Boston

Cher toi,

Je te vois de moins en moins, tu passes ton temps à jongler entre boulot et études, me dis-tu. J'aimerais tant que tu m'avoues ce qui te tracasse. Suis-je trop exigeante avec toi ? En demandé-je trop ? Devrais-je patienter un peu plus pour que tu sois prêt à t'engager pour le reste de ta vie ? Est-ce ma faute ? La tienne ? La nôtre ? Avons-nous été trop vite ?

Toutes ces questions sans réponse me rongent de l'intérieur. Je crois que je tombe petit à petit en dépression. C'est vrai, je n'arrive plus à avaler quoi que ce soit, je dors tout le temps, et lorsque ce n'est pas le cas, je reste dans mon lit à scruter le plafond. On s'inquiète pour moi, mais que devrais-je répondre ? Que l'homme de ma vie ne semble plus vouloir de moi ? Que je risque de retourner en Espagne puisque toutes les raisons pour lesquelles je suis ici s'envolent ? Je ne peux répondre à tout cela. Alors je me force à un sourire, et ment dans les yeux de l'individu en face de moi. "L'Espagne me manque", réponds-je parfois. "J'aimerais revoir ma famille", répliqué-je d'autres fois.

Mon médecin m'a prescrit des anti-dépresseurs et m'a conseillée d'aller voir un spécialiste. Sauf que je n'en ai pas envie, je ne trouve pas l'intérêt d'aller raconter sa vie à un inconnu qui, de toute façon, ne t'aidera pas, puisque tout ce que tu veux, il ne peut te l'obtenir. Parler à ma meilleure amie m'aiderait beaucoup, en revanche. Mais tu serais tellement en colère si tu venais à apprendre que j'ai parlé de nos soucis à Evelyn. Alors je me confie sur ce papier, en espérant que ça me soulagera. Ce n'est pas très efficace pour l'instant.

J'entends ta voiture approcher. Une porte claquer. Es-tu là pour m'assurer ton amour ? Ou pour partir pour de bon ? Je suis terrifiée à l'idée que tu me quittes. Je t'aime tellement.

Avec tout mon amour,

Carla

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Jeudi 1er juillet 1999, 10h, à Boston

Cher toi,

Voilà un jour que tu m’as quittée. C’était seulement hier mais j’ai pourtant l’impression que la souffrance qui m’habite est là depuis une éternité. Je pensais bêtement que l'écrire me soulagerait un petit peu, après tout, ne dit-on pas que les mots guérissent tous les maux ? Á moins que ce ne soit un dicton que j'ai inventé dans ma peine. Je pourrais l'écrire un million de fois, et utiliser un million de verbes différents pour l'exprimer que je n'irais toujours pas mieux. Tu sais quoi ? Je n'ai qu'à essayer, de toute façon, qui ne tente rien n'a rien ( et je sais que celui-ci est un vrai dicton ).

J'ai mal.

Je souffre.

Je suis bouleversée.

Je me sens anéantie.

Je suis ravagée de douleur.

J'en ai plein d'autres à l'esprit, mais à quoi bon m'échiner à tous les écrire, puisque je n'éprouve aucune once de soulagement ? Le pire dans tout cela, c'est que je revois la scène dans mon esprit encore et encore, et que je me sens faillir à chaque fois que je me remémore tes mots. « Je te quitte ». Quoi de plus froid, de plus hostile et de plus indifférent que de lancer ces trois mots après tant d'amour, tant de romance, tant de bonheur ? N'avais-tu pas une autre formule moins directe ? Après tout, nous en avons partagé, des moments inoubliables. N'es-tu pas d'accord ? Cette lettre est ma dernière, à quoi bon continuer puisque tout est fini. Détruit. Mort. Enterré. Notre amour n'a plus aucune valeur pour toi. Je sais que je n'aurais jamais le courage de te l'annoncer maintenant que tu as décidé de fuir de ma vie, mais je suis enceinte. Oui, ce que je rêvais tant est enfin arrivé. J'espère que ce sera un garçon. J'espère aussi que tu reviendras, afin que notre fils grandisse au milieu de notre amour. Je sais que tu ne m'as pas quittée par manque de sentiments, car tu avais beau essayer de me lancer un regard froid, sans émotion, j'y ai lu tout l'amour que tu me portes. Je ne t'en veux aucunement, je comprends les raisons qui t'ont poussé à agir comme cela. Malgré tout le malheur que je porte en moi, je ne peux cesser d'être follement amoureuse de toi. Je prie Dieu pour que tu me reviennes, et je le ferai chaque jour dorénavant.

Avec tout mon amour, malgré tout,

Carla, la mère de ton bébé.

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