Chapitre 47 : Rome

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« C’est bon, c’est fait ? »

À la sortie des toilettes des hommes, Mahaut voulait s’assurer qu’ils n’avaient rien laissé au hasard avant de s’engager dans une confrontation directe. Supposant que les hackers de Hush surveillaient tant leurs déplacements que leurs communications, Sam avait passé plus de vingt minutes dans les sanitaires du centre de conférence pour tenter de convaincre quelqu’un de lui prêter son téléphone. Alors que l’heure du discours d’ouverture approchait à grands pas, il semblait avoir enfin accompli sa mission.

« Tout est en ordre, allons-y », lui confirma son ami en l’embrassant sur le front.

Mahaut prit une grande inspiration. Si Sam avait réussi à contacter Cyriaque, il ne leur restait plus qu’à faire entendre raison à Alexia — et d’abord à la trouver. Ils se dirigèrent vers la salle où devait se dérouler le forum.

Sur les chaises pliables bien alignées, une joyeuse foule d’activistes en habits colorées échangeait des salutations en attendant le début des interventions. Mahaut et Sam s’avancèrent jusqu’à l’estrade, sur laquelle deux jeunes gars en sweat-shirt vert et blanc s’affairaient à régler micros, écrans et projecteur, puis franchirent une petite porte latérale. Dans le couloir adjacent, de nombreuses personnes allaient et venaient dans une alarmante agitation. Sam interpellait une dame aux cheveux roses affublée elle aussi de la tenue des organisateurs lorsque Mahaut tira sur sa manche. Alexia et Soraya discutaient avec un homme en costume gris à l’autre extrémité du corridor. Sans se faire repérer, ils se faufilèrent jusqu’à eux. Les deux jeunes femmes écarquillèrent les yeux dès qu’elles les aperçurent.

« Alex, on peut te parler deux minutes ? questionna Mahaut sans préambule.

— Ça, ça va être compliqué, déclina son ancienne colocataire, je dois monter sur la scène dans une minute trente. Nous révisions mon introduction avec Giacomo…

— Je comprends, mais c’est vraiment très important. On ne se serait pas tapé le voyage jusqu’ici si ce n’était pas urgent. »

Alexia lança un regard mauvais aux deux perturbateurs, subodorant sans doute qu’ils ne venaient pas lui annoncer qu’elle avait gagné à la loterie.

« I’m really sorry, déclara-t-elle finalement au dénommé Giacomo. Could you please delay the start of the conference for a bit? I’ll be right there… »

Suivie de près par Soraya, elle les emmena dans une petite salle de réunion vide, d’où ils pouvaient entrevoir l’estrade et les premiers rangs de l’assemblée qui attendait son discours.

« Alors ? Qu’est-ce qui est si urgent ? tempêta-t-elle sans élever la voix.

— Je ne sais pas quelle sera la teneur de ton intervention, débuta Mahaut avec précaution, mais nous voulions te prévenir du danger de l’approche agressive vers laquelle tu sembles pousser le mouvement. Et donc te demander de modérer tes propos…

— Modérer mes propos ? Ceux dont tu ne connais pas la teneur, c’est bien ça ? »

Évidemment, ils ne pouvaient que la braquer avec une entame pareille. Elle devait être plus claire, et plus précise aussi.

« Écoute-moi attentivement, s’il te plaît, reprit-elle sur un ton assertif. Nous sommes plusieurs à avoir découvert que nos rêves nous projetaient en réalité trois mille ans dans le futur. Et que l’opposition entre Ramah et Danapi trouvait sa source dans un conflit survenu à notre époque. »

Soraya parut accuser le coup, sourcils levés et bouche entrouverte. Alexia, elle, se contenta d’une moue presque appréciative.

« C’est le danger contre lequel nous voulions te mettre en garde. Ce n’est certainement pas ton intention, mais la collaboration du mouvement avec Hush pourrait tous nous entraîner vers un désastre d’une envergure jamais atteinte.

— Impressionnant… se moqua son amie. Quelle envergure, exactement ? »

C’était le moment que Mahaut avait le plus redouté. Ils n’avaient cependant pas le temps de tergiverser.

« Seize bombes atomiques sur l’Amérique, un hiver nucléaire provoquant famines et conflits en cascade en Europe et en Asie. Cinquante ans de guerres et d’effondrements écologiques. Au total, près de quatre milliards de victimes. »

Cette fois, Alexia parut surprise également, haussant les sourcils et reculant de deux pas tandis que Soraya masquait le bas de son visage de ses mains.

« Tu dis ça comme si vous n’aviez rien à voir avec toute cette histoire, commenta-t-elle avec une once de mépris, comme si j’étais la seule impliquée… Or, jusqu’à preuve du contraire, c’est toi la meneuse du mouvement ! Donc ce serait plutôt toi la responsable de ce fameux désastre !

— J’ai… j’ai fait un pas de côté à un moment donné, expliqua Mahaut évasivement. Pensant qu’en effet, tout était ma faute. Et Sam s’est occupé de développer nos activités aux États-Unis. De fait, nous étions hors-jeu…

— Ben tiens, voilà qui tombe bien ! Du coup, ça ne laisse que moi comme coupable du massacre de la moitié de l’Humanité ! »

Mahaut fit non de la tête, espérant tempérer le ressentiment bien compréhensible de son amie.

« Je crois que les coupables sont surtout à chercher du côté d’Ezekiel et de ses potes, nuança-t-elle rapidement. Ce sont eux qui ont développé un réseau tentaculaire partout dans le monde et utilisé les finances du mouvement pour se doter de capacités de piratage inconnues jusqu’alors. C’est avec eux que nous devons couper les ponts. »

Alexia s’avança et la fixa, l’air plus que courroucé.

« Couper les ponts ? répéta-t-elle. Et se priver de leur aide pour dénicher tous les escrocs qui se cachent derrière les façades d’entreprises respectables ? Pour arrêter les pires pollutions et les projets illégaux qu’ils montent en corrompant les dirigeants de tous les pays ? Tu veux rire, j’espère ! Ou tu as d’ores et déjà renoncé à gagner le combat ?

— Mais de quel combat tu parles, Alex ? Celui pour créer Ramah ? Une société qui glorifie la violence et détruit l’environnement encore plus vite que nous ? Quel en serait l’intérêt ?

— Qu’il y ait plus d’égalité ! Moi, ça me convient, même si c’est le seul objectif qu’on atteint !

— Mais ce n’est pas en supprimant les gens qu’on modifie les règles du jeu ! s’indigna Mahaut, persuadée qu’elles avaient déjà eu cette discussion une bonne centaine de fois. Le système ne changera pas si tu n’instaures pas de nouveaux modes de fonctionnement qui respectent mieux les personnes.

— Qui a dit que mon intention était de supprimer des gens ? interrogea Alexia d’une voix sourde. Tu as raison, ce sont les règles qu’on doit transformer. Le problème, c’est que ceux qui en profitent font tout ce qu’ils peuvent pour nous en empêcher, comme tu l’as peut-être remarqué ! »

De l’autre côté du couloir, Giacomo leur montrait sa montre et la salle remplie derrière lui avec un sourire crispé. Alexia lui répondit en levant deux doigts, puis le pouce. Mahaut soupira.

« Que comptes-tu dire à tous ces gens ? s’enquit-elle. Qu’on est en guerre ? Que toutes les méthodes sont bonnes tant que notre cause est juste ? Qui décidera où ils doivent s’arrêter ? Toi ? Parce que tes amis de Hush, je peux te le promettre, eux ne s’arrêteront pas avant d’avoir rayé les États-Unis de la carte !

— Mais les Américains ne sont qu’une bande de dégénérés de toute façon ! s’emporta soudain son amie. Avec leurs armes, leur admiration pour les mégariches et leur individualisme… Jamais ils ne s’amenderont ! Ils vont continuer à nous pousser par-dessus le précipice si on ne fait rien !

— Ton père vit là-bas… rappela Sam.

— Raison de plus ! parut s’amuser Alexia. Et puis, parfois, il faut avoir le courage de couper une branche pour permettre à l’arbre de subsister !

— Mais là, tu vas juste le déséquilibrer, ton arbre ! opposa Mahaut. Il va s’affaisser et ne grandira plus jamais. Nous avons vu les conséquences de l’attaque fomentée par Hush ! Crois-moi, ce n’est que dévastation et retour au Moyen Âge. Ce n’est tout de même pas ce que tu souhaites, Alex ? Ce que tu vas annoncer à tous ces activistes qui veulent rendre le monde meilleur ? Et où résiderait la moralité de liquider une moitié de l’Humanité pour assurer la survie de l’autre, franchement ?

— Si le choix est entre sauver quatre milliards d’êtres humains et en laisser huit mourir les uns après les autres, il me paraît facile à poser… »

Ainsi donc son ancienne colocataire voyait-elle la chute de la civilisation comme inévitable si aucune mesure drastique n’intervenait. Avait-elle totalement tort ? Ou cette vision des choses s’avérerait-elle autrement plus réaliste que la leur ? Derrière Alexia, Soraya semblait tiraillée entre pessimisme et révulsion. Mahaut, elle, sentait la colère de Sam à ses côtés échauffer encore l’ambiance étouffante de la petite pièce. Tout à coup, elle revit le Conseil suprême de Ramah, et toutes ces têtes couronnées qui avaient accepté d’entendre un discours différent de celui construit par les millénaires de leur Histoire.

« Je refuse de penser qu’il n’y a pas d’autre voie, affirma-t-elle enfin. Si mes rêves m’ont appris une seule leçon, c’est que les humains peuvent réfléchir, évoluer et s’adapter quand ils sont confrontés à l’adversité. Et je ne serai pas celle qui renoncera à cet espoir unique de transformation de nos modes de vie… Comment peux-tu passer tes nuits à Danapi et estimer qu’on n’est pas capables de faire mieux ?

— Mais qu’est-ce que tu imagines, putain ? Je n’ai jamais rêvé de ton monde parfait à la noix ! cria Alexia en agitant les bras. Jamais ! Futur ou pas, Danapi n’existe pas ! Vous l’avez juste inventé, rien de tout ça n’est possible ! La vie, c’est ici et maintenant, c’est maintenant qu’on doit avancer pour mettre un terme à ces injustices et sauvegarder ce qui peut encore l’être ! »

Mahaut dévisagea son amie, atterrée. Comment avait-elle pu lui mentir pendant tous ces longs mois ? Tout s’éclairait désormais, devenait plus que limpide. Elle croisa le regard de Sam, qui partageait à l’évidence sa désolation ; et même Soraya paraissait choquée par les révélations de sa camarade. Visiblement inquiet de la tournure de la discussion, Giacomo les avait rejoints.

« Forgive me, s’aventura-t-il, but the crowd is growing impatient.

Of course, répliqua Alexia avec un sourire provocateur, I’m coming now. »

Elle allait franchir la porte quand Mahaut tendit le bras pour la bloquer.

« Je suis désolée, mais je ne peux pas te laisser prendre la parole au nom des rêveurs…

— Alors je parlerai en mon nom propre. Dégage de là.

— Pas de souci, mais je dois d’abord leur annoncer que tu ne fais plus partie du mouvement. Et pour ta complète information, sache que Cyriaque a révoqué ce matin tes procurations sur tous nos comptes bancaires. Cela nous semblait plus prudent pour éviter un dérapage… »

Les globes oculaires d’Alexia s’agrandirent, menaçant de sortir de leur orbite comme dans les dessins animés. Mahaut reçut le crochet du droit sur son oreille avant même d’avoir remarqué le geste de son amie. Profitant de l’effet de surprise, celle-ci se faufila dans l’embrasure pour se précipiter vers la salle de conférence. Malgré le vertige qui secouait son cerveau, Mahaut se jeta à sa poursuite, suivie de près par les trois autres. Son ancienne colocataire allait monter sur l’estrade lorsqu’elle plongea pour la plaquer au sol devant les premiers rangs. Sous les exclamations fleuries des activistes italiens, elle lui asséna un coup de coude entre les omoplates afin de l’immobiliser en attendant les renforts, puis se redressa en levant les deux mains.

Tandis que Sam et deux organisateurs luttaient pour empêcher Alexia, déjà sur pied, de l’étrangler, Mahaut résuma la situation à l’attention de Giacomo, dans le brouhaha général qui avait envahi la salle. Après quelques hésitations, il accéda à sa demande. Elle s’avança alors vers le pupitre, le cœur battant et le crâne toujours endolori.

« Good morning to you all, lança-t-elle à l’assemblée dès qu’elle eut repris son souffle. I’m awfully sorry about the delay and the fight you just witnessed. Let it serve to show the choices meaningful choices that lay before us in these stressful times. Alexia Duquesne was supposed to talk to you about these, but is no longer a member of our movement, as she doesn’t agree with our objectives any more. Our core message was always one of hope, of trying to build attractive alternatives to the status quo rather than blaming people and criticizing existing policies. Denouncing or resisting unlawful actions is one thing, but using violence against people in order to gain political or economic power is quite different. Let it be clear, once and for all, that our movement doesn’t condone any kind of aggression, no matter how deep our disagreement with our contradictors. We all wanna see the advent of a world where justice and equality are more than concepts, so let’s start by practising what we preach. I’m sorry I cannot tell you more right now, I hadn’t planned to give a speech today. Have a good conference. »

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" Bonjour à vous tous, lança-t-elle à l'assemblée dès qu'elle eut repris son souffle. Je suis terriblement désolée du retard et de la bagarre dont vous venez d'être témoins. Que cela serve à montrer les choix - des choix significatifs - qui s'offrent à nous en ces temps de stress. Alexia Duquesne était censée vous en parler, mais elle n'est plus membre de notre mouvement, car elle n'est plus d'accord avec nos objectifs. Notre message principal a toujours été un message d'espoir, d'essayer de construire des alternatives attrayantes au statu quo plutôt que de blâmer les gens et de critiquer les politiques existantes. Dénoncer ou résister à des actions illégales est une chose, mais utiliser la violence contre des personnes afin d'obtenir un pouvoir politique ou économique en est une autre. Qu'il soit clair, une fois pour toutes, que notre mouvement ne tolère aucune forme d'agression, quelle que soit la profondeur de notre désaccord avec nos contradicteurs. Nous voulons tous voir l'avènement d'un monde où la justice et l'égalité sont plus que des concepts, alors commençons par mettre en pratique ce que nous prêchons. Je suis désolée de ne pas pouvoir vous en dire plus pour le moment, je n'avais pas prévu de faire un discours aujourd'hui. Passez une bonne conférence. "

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