Chapitre 43 : Samsara

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Pourquoi avait-elle lâché une telle énormité ? Pour s’amuser de la stupeur dans les yeux de ses anciens camarades ? Elle était effectivement comique à voir. Pour tester jusqu’à quel point le lien entre ses songes et la réalité pouvait ainsi être exposé sans conséquence ? La révélation n’avait d’évidence aucun effet perturbateur : elle était toujours confortablement plongée dans son rêve. Pour explorer une piste inédite de résolution du conflit entre Ramah et Danapi ? Mahaut venait seulement de le concevoir.

Les yeux écarquillés, Kohim et Jabgard la dévisagèrent un petit moment avant d’agiter la tête de part et d’autre. Un sourire désabusé sur les lèvres, ils se donnèrent un coup d’épaule qui parut sonner le glas de ses velléités rédemptrices.

« Elle est quand même drôle, ta pote ! s’égaya Kohim. Débile, mais drôle ! Maintenant, on peut aller dormir ? »

Jabgard faisait mine de quitter la pièce quand, soudain, il fit volte-face, l’air contrarié.

« Mao Dèchant ? répéta-t-il lentement, reproduisant avec peine le son final, que la langue ramahène n’utilisait pas. Ça ressemble pas mal à Mao Dècham, non ? Tes parents étaient historiens ?

— Aucune idée, je n’ai aucun souvenir de ma jeunesse, répliqua Mahaut, qui trouvait la situation de plus en plus surréaliste.

— Alors comment peux-tu prétendre que tu es cette Mao Dèchant, si tu as tout oublié ? s’énerva son ami.

— Tu crois au cycle des réincarnations, n’est-ce pas ? Le fait qu’on enchaîne les existences successives ? »

Elle avait retenu de son séjour à Dar Long que la philosophie ramahène, quoique foncièrement matérialiste, s’était aussi inspirée des spiritualités orientales de son époque.

« Ça dépend, temporisa Jabgard. Peut-être.

— Je te comprends, c’est plus raisonnable de ne pas trop s’avancer sur ces questions… Mais essaye d’imaginer : je me rappelle toute la vie de Mahaut Deschamps, exactement comme si je l’avais vécue moi-même ! Du moins, jusqu’à ses vingt-deux ans, vu que la véritable Opthéo Tsong est morte à cet âge-là… Comment tu expliquerais ça autrement ? »

Mahaut avala sa salive avec difficulté. Elle s’était embarquée dans un argumentaire sans doute voué à l’échec, mais n’avait pas envie d’y renoncer sans avoir poussé le jeu le plus loin possible.

« Maïdokh, arrête ton charabia, tu te fais mal pour rien, intervint Kohim. Tu peux raconter toutes les fadaises que tu veux, on n’a aucun moyen de vérifier, alors on s’en tape !

— Bien sûr que si, tu peux vérifier, affirma-t-elle avec conviction, étonnée que le soldat marque une sorte d’intérêt pour son postulat. Pose-moi n’importe quelle question sur elle et, ensuite, consulte les documents du musée pour contrôler !

— Mais jamais je ne vais croire des Maïdokhis sur parole, imbécile ! Laisse tomber…

— Alors, prends ton terminal et on le connecte à l’encyclopédie à Ramah ! Tu fais confiance aux experts ramahènes tout de même ?

— Ce n’est même pas le problème ! éluda Kohim. De toute façon, je ne vois pas ce que tu pourrais raconter qui constituerait une preuve irréfutable… Tout ça n’a aucun sens, je veux juste aller pioncer, là ! »

Mahaut le fixa un instant, bien décidée à tirer parti de la minuscule brèche qu’il avait ouverte dans sa muraille de mauvaise volonté. Autour d’eux, les scientifiques danatiles poursuivaient leurs travaux. Seule la conservatrice semblait maîtriser suffisamment le ramahène pour avoir saisi la teneur ahurissante de leur conversation ; elle les observait, sourcils froncés.

« Disposez-vous d’outils de reconnaissance faciale ? la questionna Mahaut.

— Naturellement, on les utilise tout le temps pour authentifier nos sources visuelles, confirma la Danamôn. Vous voudriez comparer les photos ramahènes avec les nôtres ?

— Non, vos photos de Mahaut Deschamps et mon visage. C’est possible ?

— Oui, c’est même encore plus simple. Un instant… »

Nitisham plaça ses omnivues sur ses yeux afin d’afficher à nouveau les images des articles de presse dans la projection commune. Mahaut s’approcha du militaire, tendant son bras gauche à l’horizontale pour imiter la position de sa statue géante de Dar Long.

« Kohim, je sais que tu es fatigué, que cette histoire te semble absurde, mais regarde ! le conjura-t-elle tandis que les caméras de la conservatrice numérisaient ses traits. Tu vois la ressemblance, non ? J’ai pris plein de coups sur la tronche — dont les tiens — et j’ai perdu du poids, cependant je suis la même personne ! »

Le soldat la toisait d’un air contrarié, une moue incrédule sur les lèvres. Dans son dos, Jabgard paraissait tout aussi dubitatif et apparemment peu enclin à soutenir son amie. Mahaut pensa à ses joues creuses, aux diverses cicatrices qui ornaient sa figure, à ses cheveux qui, s’ils avaient repoussé depuis l’époque de ses entraînements dans l’armée ramahène, étaient coupés autrement que sur la photo. Les similitudes étaient-elles vraiment si incontestables ?

Le logiciel d’analyse entérina pourtant sa thèse quelques secondes plus tard, en indiquant en lettres lumineuses son identification à 99,998 % à Mahaut Deschamps.

« Tu vois ? Ce n’est pas sûr ! exulta Kohim, dont le regard avait néanmoins perdu de sa hargne.

— Mais on n’obtient jamais le résultat parfait, précisa la responsable du musée dans un ramahène laborieux, c’est techniquement impossible. Avec un chiffre comme ça, on ne fait pas d’erreur.

— Dans ce cas, prenons le problème dans l’autre sens, consentit Mahaut face à la mine résolue du militaire. Que serait une preuve valable pour toi ? »

Maintenu debout par son exosquelette, le jeune homme semblait tout aussi prêt à vaciller mentalement que physiquement. Avait-elle réussi à semer le doute dans son esprit ? Envisageait-il de tirer bénéfice de la situation ? Comment ?

« L’ADN, avança-t-il en relevant les yeux.

— D’accord, excellente idée… Nitisham, vous pourriez séquencer mon ADN ? demanda Mahaut en danadên.

— Bien sûr, c’est dans le labo d’à côté. Mais à quoi pourrons-nous le comparer ?

— Vous n’avez pas d’ADN d’Opthéo Tsong ?

— Plus depuis que les Ramahènes se sont emparés de Sirna Baal pour mettre la main sur la relique.

— Et sur le manteau ? suggéra Mahaut, se souvenant de celui exposé dans la cabane de Sam dans la salle sur la Grande Réaction — le manteau dont elle s’était extirpée pour sauter du pont.

— Cela m’étonnerait. On y trouvera peut-être quelques traces, mais ça prendra beaucoup de temps. »

Elle traduisit rapidement le contenu de leur échange pour ses compagnons de voyage, dans l’espoir qu’ils en tirent la même conclusion qu’elle. Ils la déçurent ; elle ne se démonta pas pour autant.

« On va résoudre deux problèmes en même temps, annonça-t-elle avec le sourire. Je vais te fournir la preuve irréfutable que tu réclamais, Kohim, et toi tu vas y apposer le sceau de garantie ramahène. Qu’en dis-tu ?

— Que la vraie Opthéo Tsong n’aurait jamais osé formuler à haute voix une telle stupidité ! se moqua le soldat.

— Tu ne penses pas que cela nous permettra d’obtenir une réponse définitive à notre question ?

— Ta question, nuance. Moi, je n’en ai rien à branler, pour rappel… Et si tu crois que je vais déranger quelqu’un à Ramah pour satisfaire tes petites lubies, je te propose de rester sur ta première idée, et de demander à accueillir un autre blessé au plus vite. Parce que moi, je n’ai aucune intention de jouer le poulet de service ! »

Les jambes de Kohim subissaient de nouveaux spasmes, manifestant son agacement. Mahaut réfléchit à ses craintes et aux arguments qu’elle pourrait avancer afin de les apaiser ; elle ne pouvait pas abandonner si près du but !

« Je comprends tout à fait que tu n’aies pas envie de paraître ridicule, entama-t-elle avec calme, mais tu risquerais quoi, réellement ? Tu pourras toujours affirmer que les Maïdokhis t’ont pris en otage et forcé à obéir à leurs ordres, ou qu’ils t’ont drogué, non ? Personne ne remettra jamais ta loyauté à Ramah en cause, Kohim, tu le sais bien ! Tu l’as assez démontrée au fil de tes années de service… Jab ! Aide-moi ! Dis-lui qu’il n’a rien à perdre ! »

L’ancien chef de groupe agita la tête de part et d’autre, levant les paumes en signe d’impuissance — ou de désintérêt ? Elle poursuivit malgré tout son entreprise d’amadouement.

« Par contre, imagine que tout ça soit vrai ! Tu as vu les images, tu sais que c’est possible. Alors, pourquoi ne pas te donner une chance de récolter les honneurs d’une découverte aussi extraordinaire ? Tu serais promu, décoré, récompensé au-delà de toutes tes attentes, j’en suis persuadée ! Un héros pour tout Ramah ! »

Tout en parlant, Mahaut avait saisi le petit écouvillon que lui tendait Nitisham. Elle le mit en bouche pour y déposer sa salive avant de le rendre à la conservatrice, qui s’éclipsa aussitôt en compagnie d’un des scientifiques. Face à son sourire placide, Kohim paraissait en pleine lutte interne. Avait-elle appuyé sur les bons boutons, trouvé le mot juste pour lui donner envie de tenter le coup ?

« Allons-y, pourquoi pas, je m’en fous, de toute façon ! accepta-t-il enfin avec un dernier mouvement incontrôlé de son exosquelette. Connecte-moi ! »

Des feux d’artifice dans la tête, elle se dépêcha d’activer sa radio longue distance pendant que Kohim sortait son terminal de son sac à dos. Elle établit une liaison avec l’appareil ramahène, puis enregistra les codes des relais mis en place par leurs amis de la rébellion à Wan-Jamet. En quelques secondes, cette « porte de derrière » leur donna accès au réseau officiel de Ramah. Ils s’installaient devant un bureau dans un coin du laboratoire quand Nitisham revint vers eux avec le signet contenant la précieuse séquence ADN.

Le visage de Todash Murdakhan apparut sur l’image du terminal, suscitant les pires craintes de Mahaut ; son mépris des consignes l’avait amenée à tuer un Danamôn lors de sa mission de fin de formation. L’ami de Kohim arborait pourtant désormais les insignes de chef d’unité, ce qui ne la rassura qu’à moitié.

« Eh bien, je ne pensais plus te revoir ! s’exclama le militaire de son habituelle manière sardonique. Où es-tu ?

— Je suis blessé, je suis coincé dans un patelin au nord-ouest de Maïdokh, affirma le jeune homme, mais je rentrerai à Dar Long dès que je serai en mesure de faire le voyage. Est-ce que tu pourrais me transférer au commandement ? Je dois communiquer un message de la plus haute importance aux autorités.

— Mec, tu sais que ça ne fonctionne pas comme ça, temporisa Murdakhan. Dis-moi de quoi il s’agit et je verrai ce que je peux te proposer.

— Je suis désolé, ce serait trop compliqué… Fais-moi juste confiance, s’il te plaît, tu ne le regretteras pas. Je te le promets, c’est spectaculaire ! »

De l’autre côté de l’océan, le chef d’unité semblait plus qu’hésitant. Avait-il des doutes sur l’honnêteté de son meilleur ami ? Ou sur ses capacités à juger de l’importance d’une information ?

« Tu me dois bien ça, non ? insista Kohim, plus motivé que Mahaut l’espérait. Je ne t’ai jamais lâché, même dans les pires moments…

— D’accord, d’accord… Mais ne t’avise pas de te repointer ici si tu me fous dans la merde, c’est compris ? »

Ils patientèrent plusieurs minutes devant le symbole des forces armées ramahènes. C’était déjà le matin à Dar Long, l’heure des briefings et des réunions stratégiques. Assise à côté de son ancien ennemi juré, Mahaut veillait à ne pas entrer dans le champ de la caméra du terminal, décidée à ne révéler son identité qu’une fois assurée des intentions de leurs interlocuteurs. Leur plan avait-il la moindre chance d’aboutir ? Écrasée par la fatigue et la tension nerveuse de la journée, elle se demandait surtout où ils pourraient dormir dès leur requête transmise.

« Services de renseignement. Que voulez-vous communiquer ? »

L’hologramme face à eux n’était pas celui du chef de corps de Kohim, ni même de sa cheffe de bataillon, mais celui d’un préposé à l’uniforme et la mine austères. Dans son dos, d’autres militaires travaillaient devant des écrans aux images masquées par des panneaux solides. Les services de renseignement étaient réputés comme les plus implacables de l’armée de Ramah. Mahaut vit Kohim se raidir sur place. Allait-il mettre fin à l’appel sans autre forme de procès ?

« Je vous transmets l’ADN d’une réfugiée ramahène, se lança néanmoins le soldat au bout de quelques secondes, qui pourrait bien être la réincarnation du guide éclairé ! J’ai effectué toutes les vérifications en mon pouvoir, et tout porte à croire qu’il s’agit bien d’elle. Mais seule une comparaison de ses gènes avec ceux de la véritable Opthéo Tsong nous permettra d’être sûrs, qu’en pensez-vous ? Vous avez recueilli son ADN, n’est-ce pas ? »

Impressionnée par l’aplomb du jeune homme, Mahaut lui adressa un franc sourire. Derrière leur vis-à-vis, plusieurs visages s’étaient relevés, visiblement surpris par ces déclarations.

« Vous voulez qu’on examine si l’ADN du guide éclairé séquencé au départ de la relique de Sirna Baal correspond à celui de la personne que vous avez rencontrée, c’est bien ça ? reprit le militaire après un temps interminable.

— Oui, exactement ! s’enflamma Kohim. Rendez-vous compte si Opthéo Tsong était de retour parmi nous ! Elle nous aiderait sûrement à rétablir la paix dans tout Ramah, ce serait incroyable !

— Je comprends, répliqua leur interlocuteur sur un ton glacial. Un instant. »

La jeune femme postée sur la gauche se leva brusquement de sa chaise et traversa l’image holographique après un bref coup d’œil sur le terminal de son collègue. Mahaut la regarda disparaître de la projection, une sensation bizarre au creux de l’estomac. Elle connaissait cette silhouette sportive, ces lunettes d’intello. Elle se redressa d’un bond, assaillie par un très mauvais pressentiment.

« Où est passé Jabgard ? s’enquit-elle auprès de Nitisham.

— Votre ami ? Il a quitté la salle il y a quelques minutes, il m’a demandé où se trouvaient les commodités. »

***

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