Chapitre 39 : Milliards

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« Samuel Bodson, fondateur de Danapi… » répéta Mahaut à voix basse.

Éberluée, elle s’écarta de la carte pour considérer l’ensemble de la salle. Sam était l’initiateur de Danapi ? Son SamSam ? Pourquoi n’en avait-elle jamais entendu parler ? Elle, en tant que soi-disant fondatrice de Ramah, était toujours révérée par des millions de gens 3 000 ans après sa mort ; une statue de cent mètres de haut à son effigie dominait la capitale du royaume le plus prospère. Mais aucun Danamôn n’avait jamais évoqué le nom de Sam devant elle. Comment était-ce possible ?

Elle se précipita vers le calepin qu’avait délaissé l’hologramme de Sam — l’hologramme de Sam ! Elle examinait déjà comment déloger l’antique objet de son présentoir quand elle remarqua l’écran interactif disposé sur un panneau devant elle. L’outil permettait d’afficher une photo de toutes les pages du journal, complétée par sa traduction en danadên. Mahaut fit rapidement défiler les dates mentionnées jusqu’à celle de la journée précédente de sa vraie vie, le 3 mars.

Ce que j’ai appris cette nuit remet tous mes choix en question. Stéphane ne savait pas tout et a sans doute commis une grosse erreur. Je rentre immédiatement, j’espère qu’il ne sera pas trop tard.

Elle tourna la feuille virtuelle. Seule la date du jour apparaissait sur la photo suivante. Elle parcourut plusieurs pages, mais le journal semblait vide. Le 15 mars, enfin, étaient tracés quelques mots.

De retour à Boston. Plus d’autre choix que d’accroître nos efforts de réorientation. On verra bien.

Le cœur battant, Mahaut poursuivit sa consultation fébrile, passant quelques jours, lisant quelques lignes à la recherche de noms qu’elle connaissait, de faits précis. Après avoir rêvé pendant des mois d’un futur lointain, la sensation incroyable de découvrir des événements qui allaient se produire dans son monde dans un avenir proche ne suffisait pas à calmer son angoisse. Qu’était-il arrivé pour que Sam devienne le guide, même non éclairé, de tout le continent américain ? De Danapi…

8 avril. J’ai rencontré Sarah lors d’une réunion. Elle est diplômée en finance, mais néanmoins très enthousiaste à l’idée de nous aider. Elle m’a donné plein de pistes pour démultiplier l’impact de nos actions. Tout est bon à prendre, de toute façon, à ce stade.

Était-ce à cause de cette fille que Sam ne pouvait plus lui parler ? Mahaut allait-elle apprendre qu’ils étaient devenus trop proches et l’exclure définitivement de sa vie ? Elle continua sa lecture.

27 avril. Les démarches de l’oncle d’Émilie ont finalement abouti. J’ai rencontré hier un agent du renseignement américain. J’ai pensé qu’il allait me faire interner sur le champ, mais je lui ai donné assez d’infos solides pour qu’il accepte de vérifier. On n’y arrivera pas seuls, donc je croise les doigts en espérant qu’il prendra le (gros) risque de remonter tout ça à sa hiérarchie.

Mahaut fulminait à présent contre Sam et son langage sibyllin. De quoi parlait-il exactement ? Soit elle ne lisait pas les bons jours, soit il avait décidé d’écrire pour ne rien dire. Quel intérêt les historiens danatiles avaient-ils trouvé à ce charabia abscons ?

17 mai. Réunion avec deux hauts responsables du renseignement, le gars avec lequel j’avais déjà discuté, Émilie et son oncle. Ils nous ont clairement pris pour des dingues, j’ignore vraiment si tout ça a servi à quelque chose. Peut-être ont-ils besoin de d’abord mener leurs propres enquêtes, même si j’imagine qu’ils avaient creusé le sujet avant de nous voir. Mais comme je n’ai plus de contact avec Alexia, j’ai peu de nouvelles fraîches à leur transmettre.

Noah m’a signalé qu’elle lui avait demandé de l’accompagner à Copenhague, il ne savait pas trop comment réagir apparemment. Je lui ai résumé la situation et lui ai conseillé de se barrer en courant. J’espère qu’il le fera. Stéphane mène une campagne d’information de son côté, mais me dit que le message a du mal à passer. Les gens considèrent le mouvement comme une sorte d’armée de superhéros, j’ai l’impression. Les résultats sont tangibles, c’est difficile de lutter contre ça.

Alexia avait donc revu les hackers de Hush. Sans elle ? Mahaut commençait à la trouver saumâtre que Sam fasse comme si elle ne jouait plus aucun rôle dans le mouvement. Était-ce en fait lui qui avait coupé les ponts pour de bon ? Elle effectua quelques coups de sonde supplémentaires.

21 mai. Le temps presse, comme dit toujours Stéphane. On a constitué des task forces pour nos trois objectifs : prévention, mitigation, adaptation. La tâche est insurmontable, mais ce n’est pas une raison pour ne pas la prendre à bras-le-corps. Tous les membres du mouvement sont totalement investis dans leur mission.

29 mai. Noah est un gars extraordinaire. Il a décidé de devenir un agent double : il assiste Alexia dans toutes ses initiatives pour pouvoir nous fournir des infos. C’est grâce à lui qu’on a su que les sections américaines de Hush étaient tenues à l’écart des plans de l’équipe européenne — et pour cause ! On a réussi à les contacter. Ils ont très bien accueilli notre requête, évidemment. Ils vont travailler sans relâche pour tenter d’enrayer les avancées de Simon et ses potes, et aussi sur les moyens d’empêcher toute réplique. Gageure, bien sûr, mais sans doute plus réaliste que la voie politique/sécuritaire.

19 juin. Les hackers dissidents ne nous ont pas beaucoup rassurés lors de notre dernier entretien, ils pensent seulement pouvoir détourner certains canaux de communication sécurisée, sans garantie que cela suffise à éviter le désastre. Et hier, l’oncle d’Émilie nous a rapporté que Hush semblait insaisissable, qu’ils n’arrivaient pas à les fixer malgré tous nos renseignements ; ce qui leur fait dire que la menace n’est pas si sérieuse, aussi absurde que cela paraisse. Tout ça ne nous arrange pas, c’est le moins qu’on puisse dire. Toujours aucune réponse d’Alexia.

2 juillet. On se prépare au pire. Même Noah ne prend plus mes appels. On a prévu de se mettre en route tôt demain matin. Tout le monde est prévenu.

Le pire. En route. Le lendemain. Elle tourna la page.

3 juillet. On est installés au motel. On est très nombreux. Les autorités n’ont pas communiqué, uniquement le mouvement ; beaucoup ne nous ont pas crus. C’est horrible. Je ne suis pas religieux, mais j’ai envie de prier.

Le 4 juillet, le journal était vide à nouveau. Les jours suivants également. Des frissons secouaient l’échine de Mahaut tandis qu’elle feuilletait le journal virtuel de ses mains moites.

8 juillet. C’est maintenant que tout commence. La chance de tout reconstruire en mieux, de mettre en pratique tout ce dont nous avons rêvé pendant si longtemps. Pour que tous ces gens ne soient pas morts pour rien. On ne pourra plus rien pour ceux de l’autre côté de l’océan, mais ça ne sert à rien de regarder en arrière…

Tout reconstruire ? Que s’était-il passé exactement ? L’attaque dont sa voisine avait parlé avait-elle réellement provoqué de tels bouleversements ?

« Mao, qu’est-ce que tu fabriques à lire ces trucs ? l’interpella Jabgard. La section sur Ramah est là-bas… »

Mahaut releva la tête. Le panneau au-dessus du couloir vers la pièce suivante indiquait « La chute de Ramah ». Les doigts, les jambes et toutes les cellules de son corps tremblant sauvagement, elle devança les deux autres, qui avaient l’air de trouver cette petite excursion plutôt distrayante en fin de compte.

Leurs sourires s’effacèrent toutefois dès qu’ils eurent franchi le seuil du dispositif. Ils se tenaient désormais au milieu de l’Atlantique Nord, dans une mer holographique miniature. De part et d’autre de la salle plongée dans la pénombre, l’Europe et l’Amérique se faisaient face, comme Ramah et Danapi. Dans le ciel au-dessus de leur tête, quatre traits bleu pâle clignotaient tout en se dirigeant vers la Russie. Mahaut s’avança d’un pas pour mieux les distinguer. Il s’agissait de missiles ! Mais une étiquette flottait dans l’air à leur poursuite, qu’elle traduisit à haute voix pour les deux Ramahènes : « Bombes virtuelles programmées sur les radars russes par les pirates d’Opthéo Tsong ». Son cœur se tordit dans sa poitrine. Elle ne pouvait pas fuir, mais comment rester ?

Alors que les fusées factices s’approchaient des villes de Moscou et de Saint-Pétersbourg, un missile rouge surgit tout à coup de l’eau juste devant leurs pieds, immédiatement suivis d’une quinzaine d’autres, émergeant de différents points de la présentation holographique. Tous s’élevèrent à grande vitesse, tous se dirigèrent droit vers le continent américain. Les projectiles bleus disparurent à l’instant où ils atteignirent le sol russe. Les engins balistiques rouges, eux, ne portaient aucun marquage annonçant leur caractère inoffensif.

Mahaut sursauta quand le premier missile s’abattit sur la ville de New York, formant le champignon typique des explosions nucléaires. Plusieurs autres lui succédèrent rapidement sur la côte Est, puis sur la côte Ouest, et enfin dans le centre du continent et en Amérique latine. Au-dessus de l’océan Arctique, de gros chiffres violets composaient un compteur qui n’arrêtait pas de tourner, augmentant de plusieurs millions à chaque détonation. C’est le nombre de morts ! se désespéra-t-elle, assaillie de vertiges. Elle avait envie de vomir, de hurler, de s’arracher la tête. Comment une telle horreur était-elle possible ?

« Nom d’un ours, elles sont méchantes, ces bombes ! s’écria Jabgard. Pourquoi on n’en avait pas des pareilles ?

— Tu aurais voulu en faire quoi ? lui rétorqua Mahaut, choquée.

— Rien, rien, se défendit son ami. Je suis impressionné par leur puissance, c’est tout. »

L’estomac noué, elle balaya la projection du regard, s’attendant à voir jaillir à tout moment des missiles américains en réplique à l’attaque russe, mais aucun n’apparut. Seul le compteur funèbre continuait sa course régulière, ajoutant sans doute aux victimes immédiates des explosions les personnes décédées des suites de leurs blessures ou par l’effet des radiations. Sur la carte, les petits symboles danatiles commençaient déjà à se propager — « Implantation des communautés originelles », commentait la représentation holographique —, constituant des réseaux de plus en plus denses à bonne distance des grandes villes, réduites à d’énormes cercles noirs. Les nuages créés par les champignons atomiques, eux, se répandaient dans la haute atmosphère jusqu’à obscurcir le ciel tout entier, déclenchant ce que le dispositif nommait « Automne nucléaire ».

Délaissant la lente construction de Danapi, Mahaut se rapprocha alors des côtes africaines pour s’intéresser à ce qui se passait dans l’autre hémisphère. « Pertes de rendement massives dans l’agriculture dues à la diminution des températures et des précipitations », annonçait la projection au milieu des nuages sombres, pendant qu’un compteur similaire à celui dénombrant les victimes égrenait les semaines et les mois. En Afrique subsaharienne comme dans d’immenses parties de l’Asie, des taches jaunes grandissaient à vue d’œil, indiquant les pénuries alimentaires qui, très vite, se transformaient en famines. Des extraits de vidéos apparaissaient à différents endroits de la carte, illustrant l’impact dévastateur de ces phénomènes sur les populations. Mais ce n’était que le début.

Bien loin des élucubrations oniriques de l’encyclopédie ramahène, la présentation du musée rapportait les événements avec précision, les situant sur l’hologramme géant et dans le temps. Les nerfs de Mahaut se liquéfièrent au fur et à mesure qu'elle en lisait la description – qu’elle en voyait les sinistres vidéos.

Alliance d’Opthéo Tsong et ses partisans avec le régime russe. Piratage des élections européennes. Effondrement de l’économie chinoise à défaut de marchés pour ses produits. Attaque nucléaire nord-coréenne sur le Japon. Renationalisation des entreprises détenues par les oligarques russes. Soulèvements populaires et instauration de la loi martiale dans plusieurs pays d’Europe. Attaque nucléaire indienne sur le Pakistan. Assassinat de nombreux chefs d’entreprise et financiers. Guerre conventionnelle entre le bloc sino-russe associé aux partisans d’Opthéo Tsong et l’Inde. Explosion des émissions de gaz à effet de serre. Fin de l’automne nucléaire. Déforestation massive en Afrique centrale. Épidémies à répétition. Prise de pouvoir des partisans d’Opthéo Tsong en Chine. Épuisement des réserves pétrolières. Famines catastrophiques en Europe. Attaque nucléaire russe sur le Royaume-Uni. Dépeuplement du Moyen-Orient. Accélération irréversible de la fonte des glaciers de l’Antarctique et du Groenland. Fondation des royaumes de Shibun et Wan-Jamet.

Le décompte morbide s’arrêtait là, 53 ans après l’attaque fomentée par les hackers de Hush, et affichait le chiffre stupéfiant de 3 937 658 000 morts. Le cœur battant la chamade, Mahaut leva ses yeux embués vers ses compagnons de voyage. La grimace de Jabgard semblait hésiter entre indifférence et contrariété ; Kohim avait les bras croisés et le visage fermé qu’elle lui connaissait d’habitude.

« Tu la trouves toujours aussi géniale, ta putain de guide éclairé ? » l’apostropha-t-elle, le sang pulsant dans ses tempes.

Le militaire se tut, se contentant d’un regard noir pour exprimer sa probable désapprobation. Mahaut sentait de nouveaux vertiges déséquilibrer son esprit en panique. Elle aurait voulu s’empêcher de réfléchir, s’empêcher de penser, s’empêcher même d’alimenter son cerveau en oxygène pour ne plus souffrir cette torture. Une phrase dansait pourtant dans son crâne, odieuse, insupportable : « J’ai provoqué la mort de la moitié de l’Humanité ! »

Votre musée est à présent fermé. Veuillez regagner la sortie dès que possible. En cas de problème, signalez votre présence à notre personnel via la fonction d’assistance de vos omnivues.

Pressée de répondre aux injonctions de la voix, — de fuir cette salle de la honte —, Mahaut pivota afin d’entamer leur long trajet retour. Elle perdit connaissance avant même d’avoir posé le pied sur le sol.



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