Chapitre 40 : Dernier saut

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« Je peux mettre un terme à tout ça ! »

Couchée sur le dos, Mahaut venait d’ouvrir les yeux. Elle gémit, submergée par le chagrin. La tristesse, le désespoir, les regrets, et tous les sentiments contenus en elle depuis des mois l’empêchaient de bouger, tandis que les larmes tombaient sans interruption sur son oreiller. Elle se sentait écrasée par le poids terrifiant de ce qu’elle avait découvert, mais savait que, si elle réussissait à se lever, ce serait dans un seul et unique but.

Parce que l’équation était simple : c’était un décès — malheureusement le sien — contre 3 937 658 000. Parce que malgré sa bonne volonté, malgré son désir sincère de voir advenir Danapi, son refus d’accepter les limites de sa capacité à faire changer les gens avait visiblement pris le dessus. Et engendré le pire désastre de l’Histoire.

Sa résolution était arrêtée, elle n’avait pas d’autre choix que de débarrasser une fois pour toutes le monde de la cause de toutes ces souffrances en gestation. Il suffisait qu’elle parvienne à arracher son corps à la pesanteur que la peur de ce qui l’attendait lui faisait subir. Mahaut n’avait pourtant pas souvent réfléchi à sa propre fin, préférant se rassurer en pensant que l’échéance était lointaine, ou que la suite serait sympa. Au pire, elle retrouverait le néant qui avait précédé sa naissance, ce qui était peu réjouissant, mais pas non plus insupportable. Et bien plus supportable que la perspective d’y renvoyer quatre milliards de personnes innocentes.

À l’idée d’imposer autant de douleur à autant d’êtres humains, elle se redressa d’un coup et sauta hors de son lit. Quelles étaient ses options ? Elle n’avait pas d’arme. Le policier de faction bien, mais elle n’arriverait sans doute pas à s’en emparer ou à l’utiliser avant qu’il ne la neutralise. Son appartement ne disposait pas d’une baignoire dans laquelle laisser le sang de ses veines s’écouler ; elle ne possédait pas de corde, et la pauvre boîte de paracétamol dans sa pharmacie paraissait manquer cruellement de potentiel nocif. Elle fit un tour sur elle-même et avisa la fenêtre. Elle s’en approcha afin d’ouvrir le battant d’une main tremblante. L’air glacial la surprit ; elle frissonna dans son pyjama en coton tout en jetant un œil aux buissons du jardinet en contrebas, puis fit volte-face. Une chute de moins de dix mètres lui laissait trop de chances de survie, elle le savait grâce à sa pratique de l’escalade ; elle devait trouver mieux. Une image lui vint alors à l’esprit. L’endroit parfait était situé à moins de cinq minutes à pied. Trois si elle piquait un sprint — ce qu’elle allait être obligée de faire.

Mahaut enfila son manteau à damiers et ses baskets, histoire d’arriver jusqu’à sa destination sans désagrément majeur. Après avoir pris une grande inspiration, elle se précipita dans le couloir. Ignorant les appels furieux du garde du corps, elle fonça dans la cage d’escalier et en dévala les marches à toute vitesse. Alerté par les cris de son collègue, l’autre policier l’attendait dans le vestibule ; elle se plia en deux pour échapper à ses bras écartés. Une fois sur le trottoir, elle s’engagea au pas de course dans la rue en pente et, afin d’augmenter la distance entre elle et ses poursuivants, traversa juste devant un tram — qui aurait d’ailleurs très bien pu faire l’affaire, mais elle ne voulait pas traumatiser le chauffeur.

Sur la chaussée en direction du centre-ville, les piétons et les véhicules étaient déjà nombreux malgré l’heure matinale. Dans sa précipitation, elle bouscula un grand type à la mine patibulaire.

« Sale pute ! » s’exclama le gaillard.

Il n’en fallait pas plus pour inciter Mahaut à faire demi-tour, la rage au ventre.

« Vas-y, mec, frappe-moi et surtout te retiens pas ! l’invectiva-t-elle en le poussant avec les mains. Et si t’as une lame, c’est encore mieux : t’as une chance unique de m’empêcher de nuire ! Parce que tu as devant toi la pire meurtrière que l’Humanité ait connue !

— Fous-moi la paix, connasse ! répliqua le gars en se dégageant. Habille-toi et va te faire soigner ! »

Elle aperçut les deux policiers qui franchissaient le carrefour derrière eux sous les coups de klaxon ; elle devait poursuivre sa route. Ses muscles commençaient à brûler, mais elle n’en avait cure. Jetant ses dernières forces dans cette ultime bataille, elle courait à perdre haleine entre les passants et les poussettes. Sur la chaussée, des nuées de cyclistes en gilet fluo zigzaguaient entre les voitures, visiblement aussi pressés que les automobilistes de rejoindre leur lieu de travail. Toute cette agitation semblait tellement futile, et tellement importante à la fois. C’était la vie, stupide et précieuse, imparfaite mais belle, qu’elle entendait préserver par sa folle cavalcade.

Elle atteignit enfin le pont, le cœur prêt à exploser et tous les membres chancelants.

« Mademoiselle Deschamps, non ! » cria l’un des gardes du corps à une bonne vingtaine de mètres.

C’était trop tard. Elle avait déjà enjambé le gros parapet en pierre bleue. Les pieds en appui précaire sur le minuscule rebord, elle osa un regard vers le bas. Vingt mètres en dessous d’elle, une camionnette blanche avançait dans la petite rue. Mahaut choisit d’attendre qu’elle soit passée : il était hors de question de provoquer un accident, elle devait être la seule victime de son propre aveuglement. Le soleil apparut soudain au-dessus des immeubles sur sa gauche, l’éblouissant un instant. Elle vérifia la route une nouvelle fois, avala une grande bouffée d’air frais et se prépara à lâcher prise. Sans doute sa rencontre avec le bitume allait-elle être douloureuse, mais c’était le prix de la délivrance. Quatre milliards contre un, le calcul était tellement aberrant qu’il ne souffrait ni regret ni remords. Elle entama le décompte dans sa tête. Trois, deux…

« Mahaut, s’il te plaît, écoute-moi avant de décider si tu sautes… »

***

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