Chapitre 38 : Suhuro

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« Kohim ! Jab ! Bougez-vous, on part en excursion ! »

Jabgard émergea de son demi-sommeil dans le canapé tandis que Kohim se redressait péniblement sur le lit d’appoint loué à la boutique la plus proche. Depuis qu’elle les avait abandonnés, à peine éveillée, pour aller tambouriner sur les portes de ses voisins, Mahaut n’avait plus réfléchi à leur présence chez elle — et au fait qu’elle allait devoir voyager jusqu’au musée d’Histoire avec le militaire paralysé à ses basques.

« Mao, c’est pas possible, geignit son ami en s’étirant, je dois bosser sur le chantier ce matin. Il est quelle heure ? Le soleil n’est même pas levé…

— Préviens-les que tu dois effectuer une mission très importante pour l’avenir du conflit ! Tu dis que c’est un membre du Conseil de Défense qui te l’a demandé… »

L’air incrédule, Jabgard la dévisagea quelques secondes avant de s’exécuter, saisissant ses omnivues pour envoyer un message instantané — le seul moyen de communication autorisé aux civils en attendant la remise en ordre du réseau électrique. Mahaut se tourna alors vers Kohim, qui la considérait avec un sourire narquois.

« Maïdokh, si tu espères que je vais te suivre et m’épuiser sans raison, tu te trompes lourdement. Je reste ici.

— Je sais que ce n’est pas ce qu’on avait prévu, s’excusa-t-elle de bonne grâce, mais si on poireaute le temps que Gemli et Shanem viennent jusqu’ici pour s’occuper de toi, on n’arrivera jamais à l'heure au musée. Je te promets que le trajet ne sera pas fatigant, on va juste devoir prendre plusieurs navettes… »

Les doigts pressés sur les yeux, le soldat ramahène faisait non de la tête. Mahaut ignorait comment le convaincre, mais ne pouvait se résoudre à laisser Jabgard seul avec lui. Même diminué physiquement et adouci par quelques jours de bons traitements, Kohim lui semblait toujours capable des pires fourberies. Méfiante comme aucun véritable Danamôn ne le serait jamais, elle ne l’avait d’ailleurs quitté pour mener l’enquête dans son immeuble qu’après avoir programmé ses omnivues en mode surveillance ; elle aurait ainsi pu revenir assurer la sécurité de son ami en un instant s’il se réveillait.

« Tu veux que je me tape une journée dans vos véhicules de ploucs pour visiter un musée ? s’esclaffa Kohim. De tous les trucs débiles que je t’ai déjà entendue raconter, je crois que c’est le pire…

— Mais ce n’est pas n’importe quel musée ! plaida Mahaut fiévreusement. Ils ont une section consacrée à la fondation de Ramah et plein d’infos sur Opthéo Tsong. Tu serais content d’en apprendre plus sur le guide éclairé, non ?

— Oui, mais pas de la bouche des Maïdokhis ! Qu’est-ce que tu imagines ? Que je vais me laisser manipuler par leurs sornettes ?

— Il paraît qu’ils en ont même une relique… ajouta-t-elle, se remémorant soudain un des renseignements fournis par sa voisine. Une relique encore plus précieuse que celle trouvée sur Sirna Baal, qu’aucun Ramahène n’a jamais vue ! »

Elle aperçut la lueur poignant dans le regard du militaire. Évidemment ! La perspective de pouvoir rapporter à sa hiérarchie où les Danamôns conservaient un objet aussi inestimable — voire rapporter l’objet lui-même, qui sait ? — avait aiguisé son intérêt.

« Mais je comprendrais que tu ne te sentes pas d’attaque pour un tel périple, concéda-t-elle avec malice. Je pourrais peut-être différer ma visite si j’avais accès aux informations que je recherche par un autre biais. Tu as gardé ton terminal, non ? On pourrait le connecter aux serveurs ramahènes via une radio longue distance… »

Les yeux de Kohim effectuèrent un rapide aller-retour entre le visage de Mahaut et le sac posé au pied du lit. Le rictus se formant sur ses lèvres confirma que la stratégie avait fonctionné comme prévu.

« Pas de chance, Maïdokh, mais il en faudrait beaucoup plus pour que je devienne aussi naïf que toi et tes potes ! Je préfère la balade. Je suis coincé avec cet exosquelette à la con pour encore des semaines, autant que j’apprenne à m’en servir efficacement. »

Mahaut exulta en silence. Sans prendre le temps de manger, ils se dépêchèrent d'harnacher le soldat dans son dispositif d’assistance, rassemblèrent leurs affaires et se mirent en route. Après une très pénible descente des escaliers jusqu’au niveau souterrain, ils empruntèrent une première navette pour rejoindre la bordure de Badilaam, puis attendirent celle qui devait les conduire vers le sud, jusqu’à la petite ville de Jugarlaam. Leur destination finale était située à quatre-cent-cinquante kilomètres à l’ouest, près de Suhuro, une importante station balnéaire ayant par miracle échappé à la furie ramahène. Leurs chances d’y parvenir avant l’heure de fermeture du musée étaient limitées, mais Mahaut n’était pas prête à patienter une journée de plus : elle escaladerait les murs si on ne voulait plus leur ouvrir les portes.

Ils embarquèrent enfin dans le gros véhicule bleu pâle. À défaut de trains, toujours bloqués par les destructions et la pénurie énergétique, les minibus solaires constituaient le seul moyen de transport fonctionnel pour parcourir de grandes distances. À moins de réquisitionner un héliplan des forces de défense, ce que Mahaut avait aussi envisagé — avant d’y renoncer, faute de justification raisonnable.

Leur trajet s’étira ainsi de ville en hameau et de navette en navette, au milieu des splendides paysages de l’Ouest canadien. Lorsqu’ils avaient un peu de temps entre deux étapes, ils achetaient un en-cas dans une cafétéria, dégustant des spécialités locales que Mahaut n’avait jamais goûtées. Kohim faisait systématiquement la grimace en avisant la nourriture, mais finissait néanmoins sa portion. Poursuivant ses efforts d’apprivoisement, Mahaut essayait de l’intéresser aux endroits qu’ils traversaient, les réserves naturelles, les centres de loisirs, les forêts potagères et les villages d’artisans ; mais ses propres pensées revenaient sans cesse au musée, et à ce que ses voisins lui avaient d’ores et déjà révélé de son contenu. Qui était tout, sauf réjouissant.

Contrairement aux affirmations du récit ramahène, Opthéo Tsong n’avait apparemment pas mis un terme à un conflit généralisé entre les peuples de son époque, mais plutôt déclenché une série de guerres. Parmi ses faits d’armes se démarquait même une attaque contre Danapi, ayant provoqué ce que les Danamôns appelaient la Grande Réaction.

Mahaut ne pouvait s’empêcher de ruminer ces mots, encore et encore. Par moments, son don pour envisager le pire la faisait échafauder des scénarios catastrophes, tous plus épouvantables les uns que les autres ; lorsque la panique menaçait de l’emporter, elle se rassurait avec l’idée d’une cyberattaque géante, paralysant les marchés financiers et forçant les Américains à repenser leur rapport à l’argent. Quand tout cela était-il censé se produire ? L’homme au téléphone avait insisté sur l’imminence du danger, mais comment pourrait-elle être responsable d’événements qu’elle n’avait ni projetés ni conçus ?

Ils attrapèrent de justesse la navette qui devait les amener jusqu’aux abords de Suhuro, après une course folle sur les quais du parking souterrain qui laissa Kohim en sueur — et passablement remonté contre les Maïdokhis. Dans la lumière décroissante d’une fin d’après-midi radieuse, Mahaut décomptait désormais chaque seconde qui la séparait des réponses à ses questions — elle avait estimé qu’il leur en faudrait 2 820 pour atteindre le musée. Elle bâillait pour la cinquième fois d’affilée quand leur transport freina brusquement, s’arrêtant en plein cœur de la forêt. Éblouie par les rais de soleil couchant qui filtraient entre les arbres, elle ne parvenait pas à distinguer la cause de cette halte intempestive.

« Regardez, sur la gauche ! » s’écria Jabgard, tandis que les autres passagers montraient du doigt des ombres difformes à une trentaine de mètres devant eux.

Le couple d’élans s’avança sur la chaussée à pas lents, suscitant les exclamations enthousiastes des Danamôns présents dans l’habitacle. Même Kohim esquissa un bref sourire en observant leur traversée. Mahaut, elle, restait insensible au charme de cette rencontre inopinée. Quand les cervidés eurent enfin dégagé la route, elle vérifia l’heure sur ses omnivues. Ces bêtes idiotes allaient-elles faire définitivement échouer son plan ?

Dix minutes plus tard, l’ordinateur de bord annonça leur arrivée prochaine à Suhuro. Les lignes harmonieuses du musée se détachaient, immanquables, dans le clair-obscur de la fin de journée, un peu à l’écart de la ville. Ils descendirent du transport au premier arrêt et parcoururent le chemin donnant accès à l’immense bâtiment au petit trot ; après un jour entier de déplacements chaotiques, Kohim commençait à bien maîtriser l’interface de son exosquelette.

« Bonsoir et bienvenue au musée national d’Histoire, les accueillit la toute petite dame assise derrière le guichet. Il ne vous reste que très peu de temps, nous fermons dans un douzième d’heure. Souhaitez-vous consulter une section en part…

— Celle consacrée à la Grande Réaction, la coupa Mahaut.

— Dans ce cas, prenez le couloir juste en face, et ensuite la deuxième galerie latérale. Les salles présentant la fondation de Danapi se trouvent tout au fond. Une traduction en ramahène est disponible via les omnivues. Bonne visite ! »

Mahaut se précipita dans la direction indiquée, laissant Jabgard surveiller seul le soldat ramahène. Après avoir traversé les deux premières pièces, elle ralentit pourtant le pas. Reléguant au rang de navrant bricolage les animaux empaillés et mannequins de cire des musées de son enfance, les expositions danatiles s’apparentaient plus à un spectacle vivant qu’à n’importe quoi d’autre.

Les artéfacts, maquettes et cartes proposés étaient intégrés dans des saynètes jouées par des hologrammes, avec lesquels les touristes pouvaient interagir. Dans la cinquième salle, c’était carrément toute une ferme qui était reproduite pour mettre en scène le développement des techniques agricoles. La présentation suivante montrait un alignement de sculptures, bien réelles, comme si elles se trouvaient dans l’atelier de l’artiste. On pouvait même apercevoir ce dernier, de l’autre côté de la pièce, travailler sur une nouvelle œuvre, virtuelle cette fois.

Votre musée fermera ses portes dans quelques minutes. Nous vous prions de vous diriger vers la sortie et vous remercions pour votre visite.

Mahaut jeta un coup d’œil derrière elle, notant à peine que Jabgard et Kohim s’étaient arrêtés pour essayer de toucher l’hologramme d’un des moutons de la ferme, puis accéléra le pas. Les faits historiques semblaient relatés dans un ordre chronologique inversé : plus elle s’enfonçait dans les entrailles du musée, plus elle retournait loin dans le passé de Danapi.

« Montée des eaux », « Développement des transports », « Le Savoir est la Clé », « La Longue Errance », « Vivre ou survivre », « Reconnexions ». Enfin, le panneau à l’entrée de la salle indiqua « La Grande Réaction ». Elle y était.

Le cœur en surrégime, Mahaut s’avança dans l’exposition avec appréhension, tentant de comprendre ce qu’elle découvrait. Sur sa droite, une dizaine de personnages holographiques discutait de manière animée autour d’un feu de camp. En face, une multitude de petits symboles danatiles s’étalaient sur une carte géante du continent américain, intitulée « Les communautés originelles ». Ce nom la fit frémir. Originelles par rapport à quoi ? Aux quatre coins de la carte étaient affichées de nombreuses photos de groupe aux couleurs affadies par le temps, chacune liée par un trait à l’un des points de la carte.

Perplexe, Mahaut reporta ses investigations sur le dispositif suivant, qui rassemblait dans une cabane virtuelle une collection d’objets divers, dont un téléphone et un ordinateur portable de sa propre époque. Dans un coin, un manteau similaire au sien pendait à une patère derrière une vitrine. Sur une table, un petit carnet ouvert en son milieu était protégé par un épais casier de verre. Elle fronça les sourcils en discernant l’écriture qui remplissait la page visible ; elle avait déjà vu ces traits allongés et réguliers. Elle s’approcha encore. Le texte était rédigé en français et précédé de la date du 14 avril.

J’ai enfin obtenu une réponse d’Alexia, elle m’a dit qu’elle faisait tout pour « garder le cap ». Je ne suis pas rassuré… du tout. J’ai recontacté Émilie, on s’est mis d’accord pour coordonner nos efforts et tenir des réunions hebdomadaires. Je n'ai pas encore évoqué avec elle l’échéance du 4 juillet, mais je pense qu’elle a deviné ce qui se tramait.

Ne plus pouvoir parler à Mahaut rend les choses terriblement difficiles. Chaque seconde, j’ai envie d’abandonner, je me dis que tout ça ne sert à rien. Mais heureusement, les amis sont là. Le mouvement est solide, ici aussi. On a inauguré onze nouvelles sections la semaine passée, rien que pour l’État du Massachusetts. Avec Sarah, on a réorganisé le financement, plus d’argent ira désormais vers les projets locaux, je suis satisfait.

C’était le journal de Samuel ! Mahaut releva la tête, le cerveau en surchauffe. Qui était cette Sarah ? Devait-elle s’en méfier ? Que signifiait « l’échéance du 4 juillet » ? Une fête d’anniversaire surprise ? Pourquoi ne pouvait-il plus parler avec elle ? Avait-elle bloqué son numéro ? Et surtout, pourquoi ce carnet était-il exposé ici avec tellement de précautions ?

« Excusez-moi », dit une voix familière dans son dos.

Elle se retourna en tressaillant. Samuel se tenait debout devant elle, dans une représentation si réaliste qu’elle ressentit une envie folle de lui sauter dans les bras.

« Je dois noter les événements de la journée », insista l’hologramme de son ami.

Mahaut s’écarta de la table, laissant le faux Sam s’asseoir sur la chaise et faire semblant d’écrire dans son journal à travers la paroi de verre. Elle l’observa un instant, troublée, avant de se diriger à nouveau vers la scène du feu de camp. Paumes tendues vers les flammes virtuelles, les personnages débattaient d’une voix morne, postés sur des troncs d’arbre coupés.

« Nous avons encore reçu une dizaine d’appels de détresse de rescapés arrivés du Vermont, annonçait une grande femme en treillis camouflé. Les pillages se sont intensifiés et les membres de la section la plus proche ont dû se réfugier dans les collines.

— Les gens sont prêts à tout pour assurer leur survie, nous l’avion anticipé, commenta un homme d’âge mûr à la peau foncée. Seuls nos réseaux de solidarité pourront empêcher la barbarie de s’implanter durablement…

— Mais la priorité, c’est de garantir notre approvisionnement en électricité, déclara une jeune femme avec des plumes dans les cheveux. Sans cela, pas de communications avec les autres communautés et pas de transport, ce qui rendra immanquablement tout le reste plus compliqué…

— Toutes les sections disposent normalement des plans des panneaux de GreenFields, répondit un garçon très mince à l’air fatigué. Le processus de fabrication a été simplifié au maximum pour que les gens puissent en construire à volonté au départ des matériaux récupérés dans les décombres, ou ailleurs. Ça ne suffira pas sur le long terme, mais ça pourra éviter le pire en attendant la socialisation des sites de production d’énergie renouvelable. »

Surprise d’entendre mentionner l’entreprise de ses parents, Mahaut détailla les traits de l’hologramme qui avait parlé : c’était Sam à nouveau, mais dans une version amaigrie. Elle recula, essayant de donner du sens à ce qu’elle venait de voir et d’écouter. Une des photos entourant la carte des « communautés originelles » capta alors son attention. On pouvait y distinguer le groupe dont les doubles holographiques poursuivaient leur conversation derrière elle, avec Sam en son centre. La légende n’aurait pas pu en être plus explicite : « Samuel Bodson, fondateur de Danapi, et la communauté des initiateurs, installée au nord-ouest de l’État de New York, États-Unis ».


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