Chapitre 37 : Dans l'ombre

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Le lourd battant se referma dans leur dos avec un bruit métallique. Elle suivit l’agente pénitentiaire jusqu’à la salle d’attente et s’assit. Sur les chaises de l’autre côté de la pièce, une dame aux longs cheveux portait un bébé emmitouflé dans une combinaison turquoise ; dans le coin opposé, un homme au teint blafard faisait tourner une bague entre ses doigts tatoués. Au loin, une femme criait dans une langue étrangère quelque chose qui ressemblait furieusement à des insultes. Une forte odeur de détergent piquait le nez, sans pour autant réussir à masquer les effluves d’urine que paraissaient exhaler les murs défraîchis.

C’était la première fois que Mahaut se rendait dans une prison — en tant que visiteuse du moins. Elle pensa à Sam qui, lorsqu’elle-même était incarcérée, avait enduré tous les jours le parcours déplaisant qu’elle avait accompli : les formalités administratives, le dépôt des effets personnels dans un casier, le passage au détecteur de métal, et puis les longs couloirs et les horribles portes qui vous coupaient toujours un peu plus du monde de la normalité.

Que venait-elle vraiment chercher dans ce lieu de désolation ? Des explications, une incitation à poser les bons choix ? Ou une absolution ? Elle avait en tout cas décidé d’interpréter comme un signe positif le fait que sa mère ait très vite accepté sa visite ; elle n’aurait pas été étonnée que sa lettre demeure sans réponse. Même si elle avait failli renoncer à sa démarche une dizaine de fois sur le chemin, elle était désormais impatiente de revoir sa génitrice.

« Sylvie Faidherbe ! »

Mahaut suivit la préposée jusqu’à la salle des visites qu’elle connaissait bien. Elle parcourut la pièce du regard avant de s’installer, craignant d’y trouver les prisonnières qui l’avaient agressée le jour de sa sortie, mais celles-ci n’étaient visibles nulle part. Sa mère pénétra dans le local un instant plus tard et se dirigea aussitôt vers elle. Ou plutôt : c’est parce qu’une dame se dirigeait vers elle que Mahaut devina qu’il s’agissait de sa mère. Vêtue d’un training bleu marine informe, Sylvie avait dû perdre une douzaine de kilos — ce qui ne lui laissait plus grand-chose sur les os. Toute la force et l’orgueil qui rendaient sa contenance si impressionnante auparavant avaient disparu. Ses yeux arboraient d’énormes cernes et ses cheveux mal coiffés avaient retrouvé leur couleur naturelle, ce qui mettait en évidence leur rapide transition vers le gris ; elle avait vieilli de dix ans et ressemblait à toutes les autres prisonnières, sombres et aigries

« Ma chère fille a daigné se souvenir que j’existais malgré sa vie si occupée ! railla-t-elle en fixant Mahaut. Je suis flattée.

— Bonjour, Maman. Comment ça va ?

— Aussi bien que tu peux le voir. Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Un coup de nostalgie ? »

Mahaut sourit. Elle avait cinquante mille raisons floues et ridicules d’être assise dans cette triste salle, mais la nostalgie n’en faisait assurément pas partie.

« Je t’ai apporté tes revues, j’ai pensé que tu serais contente de les lire, dit-elle en glissant les magazines financiers vers Sylvie.

— Quelle bonne blague… tiqua celle-ci. Comme si j’appartenais encore à ce monde. Pour rappel, tu as manœuvré sans relâche pour m’en exclure ! »

Mahaut choisit de ne pas relever l’incohérence du raisonnement. D’une manière ou d’une autre, sa mère s’était sentie spoliée par ses agissements et il semblait vain de tenter de la persuader du contraire.

« Je suis passée à la maison, poursuivit-elle, j’avais donné rendez-vous à Rosa. Elle ne t’a pas encore rendu visite ?

— Rosa ? Impossible, ses papiers ne sont pas en règle… Mais j’ai mis mon avocat sur le coup, il m’a promis qu’il allait arranger tout ça. »

Mahaut haussa les sourcils. Veiller à régulariser la situation de sa femme de ménage était un objectif inhabituellement altruiste pour Sylvie.

« Mais par ta faute, reprit celle-ci, je vais bientôt devoir la virer, vu que je n’ai plus de salaire… Tu n’avais pas pensé à ce genre de dégât collatéral pendant tes petites manigances, je suppose ?

— Que Rosa se retrouve sans emploi ? répéta Mahaut, ébahie. Là, c’est toi qui plaisantes ! Je connais le montant des dividendes que GreenFields a distribués le mois passé. On a encore augmenté notre rendement depuis l’abandon des brevets, Alain te l’a certainement dit. Rien qu’avec ça, tu as de quoi payer Rosa et tous les frais de tes immeubles. Et il te reste de la monnaie pour t’offrir des extras à la cantine… »

Le regard laser de sa mère semblait déterminé à percer un trou en plein milieu de son front ; elle eut même l’impression que sa peau commençait à chauffer à cet endroit. Par réflexe, elle détourna la tête en se protégeant du revers de la main.

« Au fait, c’est étrange, ça, tu ne trouves pas ? interrogea Sylvie sans lui laisser le temps d’évacuer cette désagréable sensation. GreenFields distribue toujours des dividendes ! Je croyais que les investisseurs étaient la lie de l’humanité, des parasites tout juste bons à profiter du travail d’autrui. J’ai dû mal comprendre tes discours…

— Non, non, tu as bien compris, répliqua Mahaut sur un ton calme, le plan est bel et bien de changer tout ça. Le conseil d’administration prépare en ce moment une proposition de réforme fondamentale de la gouvernance de l’entreprise. J’imagine que Lysiane te fera parvenir les documents dès qu’ils seront finalisés. Le but est que les travailleurs deviennent progressivement propriétaires à cent pour cent de la société, dans un délai de trois ans. Mais j’ai insisté pour qu’une compensation spéciale soit prévue en ta faveur tant que tu seras incarcérée.

— Oh, mais ma fille, tu es trop gentille ! cria sa mère à voix basse, les mains appuyées à plat sur la table. Tu me voles mon entreprise, mais au moins j’ai le droit de garder les fauteuils de la salle de réunion. Merci, c’est très généreux à toi ! »

Les joues creuses de Sylvie s’étaient colorées de rouge, contrastant avec ses narines devenues toutes pâles. Mahaut leva les paumes dans une vague tentative d’apaisement. Agacée par les moqueries de sa mère, elle n’avait pas réagi de façon très intelligente, ou sensible. D’un côté, elle ne pouvait admettre qu’une personne condamnée pour un délit avéré justifie ainsi son comportement et ses valeurs antisociales — comme s’ils étaient tout à fait normaux pour quelqu’un dans sa fonction. De l’autre, elle concevait à quel point une remise en cause aussi radicale de ses choix de vie était compliquée, surtout lorsqu’ils étaient avant tout le produit de la culture ambiante, du culte voué par la société tout entière aux vainqueurs et aux riches.

« Je ne voulais pas te manquer de respect, se dépêcha-t-elle de préciser. Mon intention n’a jamais été de te priver des fruits de ton labeur.

— Ah ah ah ! rit Sylvie de manière forcée. Celle-là est encore meilleure que la précédente !

— Je devine tous les efforts que la création de cette entreprise t’a demandés, continua Mahaut sur sa lancée. GreenFields n’aurait jamais atteint un tel niveau d’excellence ni un tel succès sans ta volonté d’aboutir, tes compétences et ton travail acharné. Les découvertes de Papa étaient remarquables, bien sûr, mais elles ne seraient jamais sorties de son labo si tu n’avais pas été là pour les convertir en biens commercialisables de haute qualité. Personne n’a un jour contesté ça.

— Décidément, toutes ces gesticulations d’activiste t’ont transformée en véritable petite politicienne. Rien que des mots vides et un sourire de faux-cul… Tu as autre chose à dire ? Parce que je préfèrerais rester dans ma cellule qu’écouter ce genre d’âneries ! »

Mahaut inspira un grand coup. Sa mère avait-elle accepté de la voir dans le seul but de l’insulter ? Ou un dialogue était-il encore possible ? Elle-même ne savait pas comment repartir d’un meilleur pied, ni même si elle le souhaitait. Elle avait peut-être fait le trajet uniquement pour comprendre pourquoi elle avait pris un autre chemin que celui tracé pour elle — pourquoi elle avait commencé à rêver de Danapi.

« Tu peux évidemment décider de ne pas me croire, tempéra-t-elle, bien que je ne voie pas l’intérêt de se mentir à ce stade. Mais en réalité, j’ai besoin de ton aide. Parce que j’ai commis des erreurs dans la manière dont j’ai agi avec toi, et je voudrais savoir ce que j’aurais pu faire autrement pour qu’on n’en arrive pas là. Et me donner une chance de ne pas répéter les mêmes erreurs dans le cadre de notre activisme… »

Elle prit conscience en prononçant ces mots qu’elle venait enfin d’exprimer les motivations confuses qui l’avaient amenée jusqu’à la prison. Les commanditaires des attaques contre le mouvement étaient plus que probablement des gens dont les privilèges étaient remis en question par leur vision du fonctionnement de la société. Pour autant, ces gens n’étaient pas forcément des criminels au départ, et ne se voyaient d’évidence pas comme tels. À l’instar de Sylvie, ils avaient joué selon les règles — tout au plus beaucoup les avaient-ils contournées à l’occasion — et avaient du mal à admettre qu’on leur demande soudain de renoncer aux gains du jeu auquel ils avaient si longtemps excellé. Comment les convaincre qu’ils ne risquaient pas de tout perdre dans la transition vers un modèle de société plus durable ? Mahaut l’ignorait.

« C’est bien la première fois que je t’entends reconnaître que tu as pu avoir tort… ironisa sa mère.

— Il faut dire que j’ai mis du temps à assimiler que tu n’étais pas toujours un exemple à suivre. »

Les sourcils de Sylvie bondirent très haut, puis retombèrent pour assombrir encore son regard méprisant. Les yeux plissés jusqu’à devenir de simples fentes, elle dévisagea Mahaut un bref instant, avant d’éclater d’un rire tonitruant qui fit sursauter plusieurs visiteurs autour d’elles.

« Au moins, tu ne nieras pas qu’un répondant pareil, tu le tiens de moi ! clama-t-elle en agitant la tête.

— Non, c’est clair, admit Mahaut avec le sourire. Je tiens plein de mes qualités de toi. Certains défauts aussi, malheureusement.

— Et donc maintenant, tu veux savoir où tu as foiré ?

— Pas tout à fait. Je sais déjà que c’était idiot d’imaginer que tu validerais toutes mes propositions, ou que tu puisses abandonner tout contrôle sur une entreprise que tu avais passé ta vie à bâtir.

— Bravo, quelle perspicacité !

— Ce qui me chiffonne, poursuivit Mahaut sans relever le sarcasme, c’est que je ne perçois pas quelle alternative j’avais à ma disposition. Et j’ignore si nos divergences portaient plus sur les objectifs ou sur les méthodes. »

C’était pour elle dans cette question que se situait toute la différence, et tout l’espoir de trouver une voie pacifique pour atteindre le changement de paradigme dont la Terre avait urgemment besoin.

« Toi et tes followers ne serez sans doute pas d’accord, commenta sa mère, mais personnellement, je pense que ceux qui ont le courage de créer de l’activité, d’assumer ces risques et cette charge de travail doivent être récompensés à la mesure de leur engagement… Comment veux-tu faire avaler à un chef d’entreprise qui s’est cassé le cul pendant des années pour lancer son business que tout à coup, chacun de ses employés ait autant de poids que lui dans la gestion ? C’est juste un scandale !

— Donc, c’est plus la perte de pouvoir qu’une éventuelle diminution de la rémunération qui te semble inacceptable ? reformula Mahaut, intéressée.

— Ah non, c’est les deux ! La rémunération reconnaît les efforts consentis ; le pouvoir, la compétence. Ce sont deux choses distinctes.

— Pourtant, les deux se combinent souvent pour démultiplier l’influence des dirigeants des grosses boîtes sur la marche du monde.

— Mais mieux vaut toujours ça que la dictature du prolétariat, si tu veux un avis sans filtre… »

Mahaut quitta la prison peu après, non sans avoir remercié sa mère pour leur échange et lui avoir promis de revenir la voir régulièrement. Elle avait le sentiment que ces visites l’aideraient à prendre en compte le point de vue de ceux qui s’opposaient bec, ongles et explosifs à leurs revendications. Il y avait tellement d’arguments dans le discours de Sylvie contre lesquels elle se dressait qu’elle ne pouvait concevoir un rapprochement significatif de leur point de vue, mais elle avait surtout besoin de faire la part des choses.

À partir de quand l’argent et le pouvoir devenaient-ils pour les gens autre chose que des moyens pour garantir leur confort et leur liberté et se transformaient en signes extérieurs de leur propre valeur, de leur propre importance ? Sylvie exprimait clairement son attachement à la notion de reconnaissance ; mais comment pouvait-on mettre en place d’autres façons de reconnaître le talent et l’investissement de ceux qui contribuaient positivement à la collectivité ? Cela pourrait-il suffire à leur faire accepter les changements en cours, et baisser les armes ? Et comment agir à l’égard des cas pathologiques, ceux dont la seule motivation était d’imposer leur volonté à autrui ?

Perdue dans ses pensées, Mahaut ne vérifia son téléphone qu’une fois de retour dans son appartement. Elle avait manqué trois appels d’Alexia, mais n’avait pas besoin d’écouter ses messages pour savoir où se situait l’urgence : Hush harcelait son amie depuis trois jours pour obtenir une réponse officielle à leur offre de service. Elle soupira. La sécurité des membres du mouvement restait sa priorité absolue, mais comment ne pas lui sacrifier tout contrôle sur une partie importante de leur action ? Leur rencontre avec les hackers à Copenhague avait suscité en elle plus d’inquiétudes qu’elle n’en avait apaisées.

Elle était sur le point de rappeler Alexia quand son téléphone sonna. Avisant le numéro masqué, elle hésita, paniquée. Était-ce Hush qui voulait la prévenir d’un nouveau danger ? Et si c’était seulement pour être instruits de leur décision, qu’allait-elle leur annoncer ?

« Mademoiselle Deschamps ? » répondit la voix à son « Allo » troublé.

Mahaut se mit à trembler de tous ses membres. Ce n’était pas un hacker, mais elle connaissait cette voix. Elle n’eut aucune difficulté à se remémorer quand elle l’avait entendue : trois mois plus tôt, quasi jour pour jour, et cela avait failli lui coûter la vie.

« Le temps presse, enchaîna l’homme, bientôt il sera trop tard pour inverser le cours de l’Histoire. Vous devez prendre des mesures drastiques et mettre un terme à certaines collaborations funestes.

— Vous voulez parler de Hush ?

— Vous le savez mieux que moi. Ceci est mon dernier avertissement. Si vous n’agissez pas, nous devrons nous en occuper nous-mêmes.

— Attendez, ne raccrochez pas ! supplia-t-elle précipitamment. La fois passée, vous m’avez dit que vous aviez vu le futur. Comment avez-vous trouvé ces renseignements ? Vous êtes allé à Ramah ? »

De l’autre côté du téléphone, seule la respiration de son interlocuteur répondit à ses interrogations. Si c’était si crucial, pourquoi ne lui en apprenait-il pas plus ?

« À Ramah ? parut enfin s’étonner la voix. Non, ce n’est pas nécessaire. Toutes les informations sont accessibles à Danapi.

— Mais plus maintenant ! se désespéra Mahaut. Les communications non urgentes sont coupées depuis les bombardements…

— Voyons, Mademoiselle Deschamps, il est temps d’élargir votre champ de recherche. Il n’y a pas qu’une seule source de connaissance… »



***

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