Chapitre 35 : Théorie pratique

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« … diriger vers le bon chemin. Et le plus vite sera le mieux, pour tout le monde. »

Mahaut toqua sur la porte entrouverte. Face à son professeur, un homme en blazer et pantalon de velours côtelé se penchait sur la chaise pour les visiteurs, l’air préoccupé. Ils interrompirent leur conversation pour se tourner vers elle, visiblement surpris de sa soudaine apparition.

« Mademoiselle Deschamps ! s’exclama l’homme en se levant pour lui tendre la main. Stéphane Vanlaer, ravi de vous rencontrer ! Je suis un grand fan de votre action. L’argumentaire est parfois imprécis, mais l’engagement est admirable.

— Merci, articula Mahaut sans enthousiasme. On fait ce qu’on peut, on n’est pas profs d’unif non plus…

— C’est fort compréhensible. Bien, je vous laisse. Albert, comme on a dit. »

L’homme disparut en fermant la porte derrière lui, autorisant Mahaut à récupérer sa place habituelle de l’autre côté du bureau du professeur Roch.

« Stéphane est un vieil ami, on travaille ensemble depuis vingt ans… détailla l’enseignant. Je ne m’attendais pas à te voir ici ! Ils ont pu alléger ta sécurité ?

— Pas vraiment, mais je n’en pouvais plus de végéter entre mes quatre murs, donc j’ai négocié quelques aménagements. »

Le service de protection de la police n’ayant que moyennement apprécié sa petite escapade à Copenhague, elle avait surtout dû batailler ferme pour les convaincre de poursuivre leur mission — et promettre de ne plus recommencer. Elle avait heureusement obtenu aussi des hackers de Hush le maintien de leur surveillance des menaces à l’encontre du mouvement, nonobstant le délai de réflexion qu’elle leur avait réclamé quant aux futures modalités de leur collaboration.

« Tu as eu des nouvelles de Samuel ? questionna Roch, fin psychologue.

— Oui, en quelque sorte… admit Mahaut. Il m’a ajoutée dans la liste de distribution du blog où il raconte son expérience à Harvard. Donc j’ai les mêmes infos que sa famille et ses potes, c’est cool. Et ça a l’air de bien se passer pour lui…

— Il continue l’activisme ? »

Elle ne parvint pas à soutenir le regard de son professeur plus d’une fraction de seconde. Les yeux bleu glacier exigeaient une réponse honnête qu’elle n’était pas forcément prête à fournir.

« Je crois, oui, il n’en parle pas beaucoup. Il poste surtout des photos de ses sorties ou des gens qu’il rencontre. »

Et peu importait que ces photos soient systématiquement complétées d’une référence aux actions de la section du mouvement qu’il avait créée à Boston. Sam était peut-être en train d’accumuler les succès, voire de prouver que ses méthodes fonctionnaient, mais ce n’était pas Mahaut qui allait l’apprendre au professeur Roch. En tout cas, pas avant qu’elle ait elle-même trouvé la voie qui la mettrait à l’abri de gros problèmes de conscience.

« Et avec Alexia ? s’enquit l’enseignant fort à propos. Vous avez réussi à vous accorder sur vos priorités financières ? »

Elle regretta aussitôt de s’être épanchée auprès de lui concernant leurs difficultés de gestion interne lors de leur dernière visioconférence. Mentir en face à face était autrement plus ardu que par écran interposé.

« On travaille dessus… se contenta-t-elle d’affirmer. Avec le noyau, on a prévu d’établir un cadre plus précis, une sorte de charte définissant quelles actions correspondent à la vision de la société qu’on veut promouvoir et lesquelles nous paraissent contreproductives, voire inacceptables. Ça devrait aussi nous aider à décider ce qu’on finance et ce qu’on laisse tomber. Et le but est de soumettre des propositions à l’ensemble du mouvement via les sections locales, histoire de montrer l’exemple en matière de démocratie participative.

— C’est une excellente idée, ça, s’enthousiasma Roch.

— Sans doute, mais c’est très compliqué. Pour l’instant, on discute à six et on a déjà du mal à arriver à des compromis solides. J’ose à peine imaginer lorsqu’on élargira le débat à des millions de personnes… »

Mahaut leva les yeux au plafond, découragée à l’avance par les efforts que ce projet allait leur demander. Son professeur l’observait, tête inclinée et sourire discret au milieu de l’épaisse barbe noire.

« Est-ce que je peux faire quelque chose ? interrogea-t-il sur un ton chaleureux.

— Je ne sais pas trop… soupira-t-elle. J’ai l’impression que la réponse à nos questions ressort plus de la psychologie que de la macroéconomie.

— Explique-moi quand même, on ne sait jamais… »

Elle sourit à son tour ; elle n’avait pas fait le déplacement jusqu’à la faculté des sciences économiques pour en insulter l’un des membres les plus éminents, mais parce que la compétence théorique de celui-ci n’avait d’égale que sa détermination à l’aider dans son cheminent incertain.

« Je crois qu’il faut rester réaliste : on ne pourra pas aboutir à des changements systémiques en respectant toutes les lois, formula-t-elle avec quelques regrets dans la gorge. C’est quelque chose que je peux accepter, mais seulement si le rapport coût-bénéfice penche nettement en notre faveur. Ce qui implique de limiter nos activités illicites aux tactiques qui promettent d’engendrer un impact massif.

— Jusque-là, je te suis, commenta l’enseignant avec un clin d’œil.

— Mais c’est ici que ça devient complexe, évidemment… enchaîna Mahaut sans complaisance. Par exemple, quelles actions de désobéissance civile sont réellement pertinentes, selon ces critères ? Envahir les pistes d’un aéroport pour empêcher le décollage des avions, est-ce que ça a du sens ? Ou perturber un événement télévisé pour que même les gens n’en ayant rien à foutre de votre cause voient vos pancartes ?

— L’effet est trop faible pour justifier les infractions commises, selon toi ?

— Clairement ! À quoi bon aller en prison pour ça ? La sensibilisation qui en découle pourrait sans conteste être atteinte par d’autres moyens. »

La sonnerie signalant l’arrivée d’un message sur l’ordinateur les interrompit. Le professeur Roch repositionna ses lunettes devant ses yeux pour en prendre connaissance, tapa une réponse de maximum trois mots, puis reporta son attention sur Mahaut.

« Mais quel genre d’action est susceptible d’avoir un impact suffisant ? reprit celle-ci. Même en cassant quelques œufs…

— Les gens qui se mettent physiquement sur le chemin de projets de construction ou d’exploitation des ressources naturelles parviennent parfois à les bloquer, proposa Roch. Vous avez obtenu quelques résultats comme ça avec le mouvement, non ?

— Oui, mais ce ne sont jamais que des one-shots, ça ne change rien au système global…

— Si, si ces actions se multiplient ! Alors ça devient la norme et les investisseurs commencent à réfléchir aux risques.

— Peut-être, concéda-t-elle, mais de toute façon, ça ne fonctionne que s’il y a une volonté politique derrière. La plupart du temps, les protestataires sont délogés à coups de matraque et de lacrymogènes. Quand ce n’est pas pire. »

Une nouvelle notification caractéristique résonna dans le bureau. Cette fois, le professeur l’ignora. Ses yeux perçants semblaient résolus à extraire du cerveau de Mahaut la moindre miette de discernement.

« Si je te comprends bien, l’opinion publique reste dès lors primordiale… Les combats pour l’environnement et la justice sociale ne peuvent engranger des victoires que si les politiciens redoutent que les électeurs les foutent dehors s’ils s’y opposent.

— Ah, je vois où vous voulez en venir ! rétorqua-t-elle sans animosité. Vous voulez que je reconnaisse que la sensibilisation est la clé de tout !

— Est-ce que j’ai dit ça ? Tu n’as pas besoin de moi pour tirer les bonnes conclusions, Mahaut… »

Elle ne put s’empêcher de rire. Bien sûr que si : elle avait besoin de son professeur et de ce genre d’interactions bienveillantes pour décoder tous les tenants et aboutissants des problématiques soulevées par leur désir de rendre le futur plus durable. Avait-il raison pour autant ?

« Vous pensez vraiment qu’on peut sensibiliser les gens à tout ? Ils sont tellement conditionnés… La décroissance, par exemple, est hyper difficile à aborder ; on se prend des critiques tout le temps ! Et elles sont rarement gentilles. Dès qu’on évoque la décroissance, les gens paniquent : ils croient qu’ils vont devoir s’éclairer à la bougie, manger des topinambours et faire leurs courses avec des charrettes à bras ! Et je ne parle même pas de l’affolement des gouvernements si on leur annonçait qu’ils devront équilibrer le budget avec des ressources moindres…

— Pourtant, plein de personnes ont d’ores et déjà adapté leurs comportements grâce à vous. »

C’était exact, évidemment. Beaucoup de leurs sympathisants avaient diminué leur consommation de viande, abandonné leur voiture, isolé leur logement voire changé de travail. De surcroît, les innombrables initiatives mises en place par les membres du mouvement favorisaient les circuits courts, incitaient au partage des ressources ou permettaient de prolonger la durée de vie des objets.

« Mais ça ne marche qu’avec les rêveurs ! protesta Mahaut. Ou avec ceux qui étaient déjà convaincus qu’il fallait altérer le cours des choses… Les autres continuent à vivre comme avant.

— À mon avis, nuança l’enseignant, c’est surtout une question de temps : rêver de Danapi accélère la conscientisation. Mais ça ne signifie pas que les non-rêveurs ne vous rejoindront pas plus tard si vous poursuivez vos campagnes d’information. Vous semez des graines. Forcément, celles qui tombent dans du terreau fertile germent plus vite que celles qui atterrissent dans les cailloux…

— Je ne sais pas trop… On a remarqué qu’il y avait de moins en moins de nouveaux rêveurs. La situation à Danapi n’aide sans doute pas, mais je pense qu’on arrive doucement à un point de saturation. Les personnes réceptives ont été touchées par notre message, mais les autres y semblent tout à fait rétives. Elles n’y croient juste pas et je ne vois pas ce qui pourrait les faire changer d’avis. »

C’était ce que répétait souvent Alexia : les gens n’étaient pas prêts à remettre en cause tous leurs choix de vie, toute leur image du monde. Le confort de nos sociétés leur donnait le sentiment qu’ils n’avaient pas besoin d’autrui ou de la nature pour assurer leur survie, que tout était en quelque sorte « automatique », hors-sol et sans lien. Seuls de grands bouleversements de leurs conditions de subsistance avaient le potentiel de faire évoluer leurs présupposés.

« J’ai aussi l’impression que, consciemment ou instinctivement, les gens comprennent que la décroissance implique moins d’activité économique et donc moins de revenus pour tout le monde, développa Mahaut. Ils savent que ce n’est pas un bon plan, qu’ils vont se retrouver au chômage tôt ou tard.

— Si aucune redistribution du travail n’est prévue… tempéra Roch.

— Mais aucune redistribution n’est prévue, c’est bien ça le truc ! Les élites ont besoin des chômeurs pour garder les salaires bas et continuer à accaparer les bénéfices ! Surtout si l’activité diminue.

— Donc on en revient à l’idée que c’est les super-riches le problème…

— Ou, plus spécifiquement, leurs tactiques pour préserver leurs privilèges. On en a déjà parlé… »

Le recours aux médias de masse pour répéter sans cesse les mêmes discours sur le fonctionnement de l’économie avait en effet bien implanté dans l’imaginaire collectif l’idéologie du mérite et le star-system, qui légitimaient l’accumulation des biens et des honneurs entre les mains d’une poignée de personnages plus brillants que la moyenne ; mais ce n’était pas tout. Lorsque la plèbe menaçait de ne plus avaler la bouillie néolibérale qu’on lui servait à chaque repas, les nantis ourdissaient de nouveaux complots, plus déstabilisateurs. L’oncle d’Émilie leur avait ainsi rapporté quelques jours plus tôt que l’industrie américaine des combustibles fossiles avait démarré une vaste campagne de désinformation pour attiser les tensions avec la Russie, dans le but avoué d’obliger le gouvernement à soutenir l’augmentation de leur production. Et si le danger de la vindicte populaire devenait malgré tout trop pressant, les défenseurs du statu quoi passaient aux meurtres et aux attentats, comme le mouvement et des milliers d’autres activistes avant eux en avaient fait la triste expérience.

« Mais je ne comprends toujours pas comment quelqu’un peut en arriver à de telles extrémités uniquement pour pouvoir amasser encore plus de blé ! s’indigna Mahaut dans un souffle. Quand tu as une énorme maison, que tu peux te payer une voiture de luxe et des vacances au bout du monde tous les trimestres, qu’est-ce qui te motive à en vouloir encore plus ? Et à tuer pour ça ? Ça me laisse perplexe… »

Le regard du professeur Roch dévia légèrement sur le côté, semblant se perdre quelque part entre son écran d’ordinateur et la fenêtre. Mahaut, elle, pensait à sa mère et à son train de vie plus que confortable, qui ne l’avait pourtant pas empêchée de commettre un délit d’initié pour gagner quelques milliers d’euros supplémentaires.

« On a tous besoin de se rassurer par rapport à notre insignifiance face à ce vaste univers, glosa l’enseignant. Certains inventent des choses, créent des œuvres d’art, aident leur prochain ; d’autres utilisent la violence pour étendre leur contrôle sur les gens autour d’eux ; d’autres encore cherchent le pouvoir politique ou économique pour avoir un impact moins fugace. Tout est bon pour se sentir important, et surtout plus important que les autres…

— Mais à leur niveau, on peut juger que ça relève de la pathologie, non ?

— Je suis encore moins médecin que psychologue, malheureusement… »

Mahaut grimaça. Le cercle vicieux argent-pouvoir-argent semblait destiné à régner sur l’Humanité jusqu’à la fin des temps — ou du moins de la civilisation actuelle.

« Alors comment on inverse la tendance ? insista-t-elle, énervée. Comment on réduit l’influence de ces malades ? Comment on déconstruit ces mythes ? On devrait reprogrammer la vision du monde de tous ceux qui pensent leur ressembler parce qu’ils ont des revenus corrects. Et de ceux qui admirent leur soi-disant réussite en espérant un jour devenir comme eux. Comment on convainc les gens qu’ils pourront vivre bien, même si on restreint notre consommation de ressources naturelles ?

— La majorité des personnes n’aspire qu’à des choses simples : un quotidien à l’abri du besoin, un job qui a du sens et assez de temps pour profiter de leurs proches et de quelques loisirs.

— Donc selon vous, le mouvement devrait assurer à la population une vie correcte ? Mais on n’a pas ce genre de moyens financiers ! »

Mahaut s’agitait sur sa chaise, insatisfaite. La fatigue des dernières semaines, le stress accumulé et la tristesse de l’absence de Sam pesaient sur son moral. Elle avait le sentiment de tourner en rond, de plus en plus vite, mais toujours aussi loin du centre et de ses solutions.

« Non, mais vous en avez assez pour créer des exemples concrets, rétorqua Roch, des îlots de durabilité, comme des villages-témoins de Danapi. Pour couper l’herbe sous le pied des conservateurs et des chantres du capitalisme, qui leur promettent monts et merveilles tout en détricotant leur filet de sécurité, vous pouvez mettre en œuvre des pratiques économiques dans lesquelles les gens trouvent un avantage immédiat.

— Quoi ? Comme les librairies d’objets ou les ressourceries ? s’étonna Mahaut.

— Oui, et plein d’autres choses encore plus fun. S’ils voient que les initiatives du mouvement améliorent leur vie, ils en adopteront les valeurs, même si au départ elles ne correspondent pas à leurs schémas de pensée. Si vous donnez assez d’eau et d’engrais aux graines perdues au milieu des cailloux, elles finiront par pousser elles aussi. Et vous diminuerez le pouvoir de ceux qui s’appuient sur la docilité des consommateurs…

— Je comprends bien, mais c’est ce qu’on fait depuis des mois, non ?

— Exactement, et avec un succès phénoménal ! Personnellement, je ne trouverais pas très judicieux de changer de méthode maintenant… »



***

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